16
Pisser sur les tapis, grogna Riley. Ben voyons.
Mary Ann riait aux larmes. Après toutes ces heures passées à redouter ce qui pouvait arriver, c’était étrange de trouver le temps de rire. Et tellement bon.
Des puces ? Un bâtard ? poursuivit le loup. Il changera peut-être d’avis quand j’aurai planté mes crocs dans ses mollets.
— Ce n’est pas le moment, vraiment, déclara-t-elle. Sinon, il te mettra dehors.
Riley gronda mais se laissa pourtant aller, tout contre elle.
Mais enfin, mon pelage est soyeux, non ?
— Mais oui, Riley. Très soyeux.
Il soupira.
Rendors-toi. Tu auras besoin d’être aussi reposée que possible.
Allongée contre lui, à le caresser, à l’entendre presque ronronner de plaisir, elle se sentit tellement en sécurité, tellement au chaud ! Comme cette sensation lui avait manqué ! Et savoir que Riley serait là à son réveil était encore plus délectable. Totalement détendue, elle oublia tout, se laissa aller à la béatitude et finit par s’assoupir.
Et, le matin venu, quand elle rouvrit les yeux, Riley était effectivement toujours à côté d’elle. Elle bâilla, se frotta les yeux pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas ; mais non, il était bien là. Elle saisit son portable sur la table de nuit pour regarder l’heure. Déjà ? Il ne lui restait qu’un quart d’heure avant de devoir se lever pour aller au lycée. Elle aurait voulu disposer d’une heure, même de beaucoup plus, du temps nécessaire pour parler avec Riley…
Tant pis. Elle n’y pouvait rien. Alors autant savourer chaque seconde de ce quart d’heure, comme s’il était le dernier.
Dans la lumière crue du petit matin, néanmoins, Mary Ann sentit ses inquiétudes revenir à la charge — les images de la nuit précédentes, les pensées, les paroles prononcées… Nous sommes ensemble. Voilà ce qu’avait dit Riley. Du moins, je le crois. Un jour, tu tueras tous ceux que j’aime. Tu finiras par me tuer moi. Des paroles qui menaçaient de gâcher le peu de temps qu’il lui restait à passer dans la chaleur du lit et près de Riley.
Alors, vraiment, si elle était bien le Draineur qu’il la suspectait d’être, un jour elle s’en prendrait à lui ? Elle le tuerait, lui qui lui avait donné la vie, qui l’avait sauvée du monde qu’elle s’était créé, où elle se croyait vivante, mais où, au fond, elle ne faisait que suivre un parcours programmé ? Comment serait-elle capable d’un tel acte ?
Eh bien, si, pour éviter ce désastre, il lui fallait le quitter, lui et tous les gens qu’elle aimait, elle le ferait. Mais — un énorme mais —, d’ici là, elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour prouver qu’elle n’était pas un Draineur, ou pour redevenir simplement Mary Ann.
Tu as faim ? demanda Riley.
Evidemment, il l’espérait. Sa voix s’insinua en elle, aussi chaude et douce que son corps. Elle se posa la question à son tour. Son estomac était vide, mais il ne la taraudait pas.
— Non, confessa-t-elle tout en mourant d’envie de prétendre le contraire.
Riley sauta hors du lit et se glissa dans la salle de bains pour y recouvrer sa forme humaine et s’habiller avec les vêtements qu’il avait cachés. Ce n’était pas la première fois qu’il venait dans sa chambre, et Mary Ann espérait bien que ce ne serait pas la dernière. Tant qu’elle était seule, elle se précipita sur le bouton de la porte et la verrouilla, puis se rassit sur le lit en attendant que Riley libère la salle de bains.
Elle n’eut pas à patienter longtemps. La porte s’ouvrit au bout de quelques minutes, et il apparut. Il ne portait en tout et pour tout que son jean et, en le voyant, Mary Ann fut éblouie. Il était hâlé, mince et musclé… N’importe quelle fille aurait rêvé de l’avoir pour elle ! D’autant qu’il émanait de lui un côté mauvais garçon qui le rendait irrésistible.
Et il est à moi, pensa-t-elle fièrement.
Peut-être. Pour l’instant.
Elle redressa la tête. Non, elle n’allait pas se laisser aller aux idées noires.
— Donne-moi une minute, dit-elle en se levant à son tour pour occuper la salle de bains.
Rapidement, elle se brossa les dents et les cheveux et considéra son reflet dans la glace. Mon Dieu… Bien qu’elle ait dormi d’un sommeil paisible, ses yeux étaient cernés et ses joues semblaient s’être creusées. « Si seulement j’étais belle comme Victoria, ou comme Lauren », songea-t-elle, navrée. Ce n’était pas la première fois que cette idée la traversait, mais la comparaison avec Lauren la faisait tout particulièrement souffrir. Lauren, dont Riley avait été si proche, et qui venait à peine de rompre avec lui. Lauren, dont les baisers étaient peut-être bien meilleurs, qui savait se battre comme une guerrière, et qui respirait la confiance en soi.
Et qui, surtout, ne finirait pas par tuer Riley et tous les êtres qu’elle aimait.
Accablée, comme dégoûtée d’elle-même, Mary Ann quitta la salle de bains. Dans la chambre, Riley s’était de nouveau étendu sur le lit, et elle s’allongea à côté de lui, la tête nichée au creux de son épaule. Sa peau était aussi chaude que sa fourrure. « Il est à moi », se répéta-t-elle, le cœur battant. « Il n’est pas à Lauren ; ni à personne d’autre. » Hélas, elle ne réussissait pas à s’en convaincre.
Le doute la rongeait, la détruisait à petit feu. Plus elle passait de temps avec Riley, plus ses sentiments devenaient forts et profonds, plus la perspective de devoir le quitter un jour se révélait insupportable. Dire qu’elle devrait pourtant s’y résoudre, s’il n’y avait pas d’autre moyen de le protéger…
Mais, dans ce cas, elle n’hésiterait pas.
— Tu fais une drôle de tête. Quelque chose ne va pas ? demanda Riley.
Il attira Mary Ann dans ses bras et lui caressa tendrement le visage. C’était doux, apaisant.
— Je réfléchis, c’est tout, répondit-elle.
— A quoi ?
— Je me demande si je suis bel et bien un Draineur. Quand pourrons-nous en être certains, et comment ?
Riley soupira et ignora la question.
— Ecoute, je n’aurais pas dû hausser le ton et m’en prendre à toi, la nuit dernière. Seulement, j’étais mort de trouille, et j’avais peur pour ma famille. Mais, d’une certaine façon, tu fais partie de ma famille, et je suis désolé. Je n’aurais pas dû te traiter de cette façon.
— Ne t’excuse pas, ce n’est pas nécessaire.
Même si elle adorait entendre ces mots dans sa bouche.
— Il se passe quelque chose de grave, de dangereux, et c’est normal que tu réagisses, Riley. Si mon père était en danger, je réagirais de la même façon.
— N’empêche, répondit-il en déposant sur sa joue un baiser plein de tendresse. Hier soir, j’ai détesté devoir te laisser seule. Je crois que j’ai dû finir par pousser Victoria et Aden dans leur chambre, tellement j’étais inquiet pour toi. D’ailleurs, je dormirai ici jusqu’à ce que les sorcières ne soient plus un danger pour toi.
Quel amour.
— D’accord. Tant que tu ne pisses pas sur le tapis.
Il fit mine de grogner.
— Très drôle.
— En général, reprit Mary Ann qu’une pensée venait de troubler, tu te caches quand mon père arrive. Pourquoi est-ce que tu ne l’as pas fait, cette fois ?
— Je voulais qu’il me voie. Je veux pouvoir aller et venir librement dans la maison sans risquer de prendre un coup de fusil.
— Malin.
— Génial, tu veux dire…
Elle réprima un sourire.
— Mais revenons à ce qui me tracasse. Tu n’as pas répondu à mes questions. Quand serons-nous certains que je suis un Draineur ?
— Et si on laissait les Draineurs tranquilles, pour le moment ? Je préférerais qu’on les oublie.
— Impossible. Pas quand cela risque de te mettre en danger. Réponds-moi, s’il te plaît.
Riley soupira, et Mary Ann sentit son souffle sur ses cheveux.
— Si tu es un Draineur, se résolut-il à expliquer, tout ce que tu mangeras va te rendre malade ; ton corps refusera toute forme de nourriture ordinaire et tu vas commencer à rechercher la proximité des sorcières et des autres créatures magiques. Avant même de les voir, tu sauras les reconnaître et tu sauras quels sont leurs pouvoirs.
« Oh, mon ventre qui se tord de nouveau… » Cela n’augurait rien de bon, songea Mary Ann. Sans compter qu’elle avait déjà commencé à ressentir de loin la présence des créatures : en ville, elle avait « deviné » Marie avant qu’elle n’entre dans son champ de vision. Et, hélas, elle aurait donné cher pour éprouver de nouveau cette impression de puissance addictive comme une véritable drogue.
La drogue — Riley lui-même avait utilisé la comparaison.
— Si quelque chose comme ça t’arrive, il faudra me le dire.
Elle allait faire mieux que le lui dire : le lui montrer.
Sitôt la décision prise, elle se leva et se dirigea vers son bureau.
— Je veux en avoir le cœur net, dit-elle.
D’accord, elle aurait pu attendre d’être seule pour se livrer à cette expérience, mais, à ses yeux, Riley devait savoir lui aussi. Alors, les mains tremblantes, elle attrapa une barre de céréales dans le tiroir, là où elle rangeait également quelques fruits secs et des bonbons. Puis elle déchira l’emballage et, face à Riley qui ne cherchait même pas à dissimuler son anxiété, elle mordit dans la barre.
D’habitude, elle adorait le chocolat ; mais, aujourd’hui, tout ce qu’elle sentait dans la bouche, c’était un goût de cendres et un spasme immédiat de son estomac, comme s’il allait se révolter. Décidée à pousser plus loin, elle avala la bouchée ; on aurait dit un morceau de charbon. Là, ainsi que Riley l’avait prédit, une nausée puissante, brûlante, insoutenable monta en elle. Un jet de bile âcre envahit sa bouche.
Vite, elle se précipita dans la salle de bains.
Quand elle se fut débarrassée de ce qu’elle avait ingéré, elle se brossa les dents, interminablement, dans l’espoir de calmer ses muqueuses, que continuait de brûler la nourriture. Et pendant tout ce temps, elle n’avait pas cessé de trembler.
— Ça va mieux ? demanda Riley.
— Oui.
— Tu sais, c’est peut-être l’anxiété.
— Oui, c’est possible.
Mais elle savait, maintenant ; et il savait aussi. Seulement, ils refusaient tous deux de regarder en face la cruelle vérité, ils auraient même voulu la nier de toutes leurs forces.
Impossible. Plus maintenant. Elle était différente. Elle avait changé. Elle était un Draineur.
Hébétée, elle revint s’installer sur le lit à côté de Riley. Elle allait devoir le quitter, alors ? Etait-ce la dernière fois qu’ils pouvaient être proches, ensemble ?
— Je suis sûr que c’est à cause de l’anxiété, répéta Riley pour les rassurer tous deux.
Il tenta même une explication :
— C’est ce qu’on appelle une prédiction auto-réalisée. Je t’ai prédit que tu risquais d’être malade, et tu l’as été juste parce que je l’ai dit.
Sa voix manquait curieusement de chaleur. Jusque-là, Mary Ann avait été la rêveuse, dans leur couple, et Riley, le pragmatique. On aurait dit que les rôles s’inversaient…
— Riley…, murmura-t-elle.
Mais il l’interrompit comme s’il avait deviné où elle voulait en venir.
— Non, non, fin de la conversation, on peut changer de sujet.
Il l’embrassa, puis poursuivit.
— Tu sais, hier… quand je t’ai dit que je ne savais pas si nous étions encore ensemble ? C’était stupide de ma part. J’étais sous le choc. Je m’en veux. Mary Ann, non seulement je veux être avec toi, mais je refuse que tu sois avec qui que ce soit d’autre. Tu es à moi, et je ne partage pas.
Mary Ann ferma les yeux. Comme ces mots étaient doux à son oreille ! Dans d’autres circonstances, elle aurait bondi de bonheur, flotté sur un nuage…
— Riley, je ne sais pas si…
Riley roula sur elle et pesa de tout son poids. C’était loin d’être désagréable. Elle aimait cela.
— Tu es en train d’essayer de me quitter, c’est ça ?
— Oui.
Etait-ce bien elle qui venait de prononcer des mots qui lui brisaient le cœur ? Comment avait-elle pu ? Riley était tout pour elle…
Justement, songea-t-elle. Parce qu’il comptait plus que tout au monde, elle n’avait pas le droit de mettre sa vie en danger, par égoïsme, pour le garder près d’elle.
— Ecoute, je reconnais que la situation est difficile, mais pas au point de nous séparer !
Des larmes brûlantes envahirent les yeux de Mary Ann.
— Oh, si…
Arrête. Tais-toi. Ne fais pas ça ! lui criait son cœur.
— Nous deux… c’est fini.
Peut-être y avait-il une solution, une issue ; elle allait chercher, se livrer à des expériences, et elle finirait par trouver. Mais jusque-là, elle devait renoncer à Riley, cesser de s’accrocher à lui et à son amour, de profiter de sa présence, de s’appuyer sur lui, de l’attendre et d’avoir besoin de lui.
Riley la regarda plus durement.
— Dans ce cas, tu ne verras plus d’obstacles à ce que je te donne moi-même des leçons d’autodéfense ?
A ce qu’il pose les mains sur elle ? A lui résister ? Alors qu’elle cherchait à le protéger d’elle.
— C’est le contraire de ce que j’essaie de faire, rétorqua-t-elle.
— Précise-moi ça.
Elle n’en eut pas le loisir. La voix de son père venait de s’élever du rez-de-chaussée pour l’inciter à descendre déjeuner.
— Mary Ann ? Tu es levée ?
— Oui, lança-t-elle.
— Petit déjeuner dans vingt minutes.
Elle se dégagea de l’étreinte de Riley et se leva.
— Je crois qu’il vaudrait mieux que tu partes, dit-elle en fuyant son regard. Il faut que je me prépare.
— Soit. Mais je reviendrai. Je t’accompagnerai jusqu’au lycée. A moins que tu aies l’intention de sécher les cours et de partir traquer la sorcière ?
Il ajouta plus sérieusement :
— Plus nous aurons fait de prisonnières, plus nous serons forts pour négocier.
Autrement dit, il sollicitait son aide ; jusque-là, il avait toujours préféré la laisser en retrait, pour sa sécurité, disait-il.
— Je ne peux pas, répondit-elle, pourtant très émue. J’ai une interro de chimie, et il vaut mieux que j’y sois.
Une excellente moyenne générale n’avait guère d’importance dans l’au-delà mais, malgré elle, Mary Ann tenait à faire comme si elle vivait une semaine normale.
— D’accord. Je vais…
Riley ne put achever. Victoria venait de se matérialiser au beau milieu de la chambre, prenant Mary Ann au dépourvu, qui porta la main à son cœur. La princesse vampire était plus pâle qu’à l’ordinaire, elle avait les traits tirés et semblait très inquiète.
— Il faut que tu viennes avec moi, expliqua-t-elle à Mary Ann d’un ton qui ne souffrait aucune négociation. Aden est pris au piège dans le corps de Shannon. Il ne peut pas en sortir.
Mary Ann sentit son cœur battre plus vite. Elle avait déjà vu Aden posséder une enveloppe corporelle, et chaque fois le processus la bouleversait.
— Je m’habille et je te rejoins au ranch.
— Non. Ça prendrait trop de temps. Il faut que je te téléporte tout de suite.
— Soit. Mais avant, il faut que mon père me voie et qu’il soit convaincu que je me rends bien au lycée.
Tant pis pour l’interro de chimie…
— On se retrouve devant le portail de l’allée.
— Je t’accompagne, déclara Riley, déjà prêt à bondir.
Mais Victoria secoua la tête, et se montra inflexible.
— Non, tu ne peux pas. Tu empêches Mary Ann d’utiliser son pouvoir de neutralisation. Il faut que tu te tiennes à l’écart.
Il s’obstina :
— Je l’accompagne au moins jusqu’au porche.
Cette fois, Victoria acquiesça en hâte, avant de disparaître de nouveau.
Sans plus un mot, Mary Ann s’empressa de prendre un sweater et un pantalon dans son armoire, d’entrer dans la salle de bains pour les enfiler, puis de préparer son sac de classe. Entre-temps, Riley avait repris sa forme animale.
Ensemble, ils dévalèrent l’escalier et pénétrèrent dans la cuisine où flottait une odeur d’œufs au bacon. Rien qui fasse saliver Mary Ann, mais rien qui lui retourne l’estomac non plus. Une nouvelle encourageante.
— Coucou, papa.
Son père se retourna et, en voyant Riley, afficha une expression de dégoût mêlée de méfiance. Il avait dû mal dormir car ses yeux étaient cernés.
— Seigneur, fit-il, je ne m’étais pas rendu compte à quel point cette bête est énorme.
Mary Ann esquiva.
— Pardon, papa, mais je n’ai pas le temps de prendre de petit déjeuner ce matin, dit-elle. Je veux arriver en avance au lycée pour pouvoir bûcher mon exam de chimie.
Inquiet, son père fronça les sourcils :
— Dis donc, je me trompe ou tu touches à peine à la nourriture, en ce moment ? Je l’ai bien remarqué, tu sais ? Au moins, prends un morceau de bacon.
Pas envie de discuter… Elle saisit le morceau de bacon qu’il lui tendait.
— Tu veux que je te conduise ?
— Non, pas la peine. Ça me fera du bien de marcher. Ça m’oxygénera le cerveau.
Est-ce qu’elle ne se la jouait pas un peu trop désinvolte ?
— Bonne chance, ma chérie.
— Merci. Je t’aime.
Sur ces mots, elle sortit et dévala l’allée en compagnie de Riley qui courait à côté d’elle. Curieusement, dans un flash, elle eut la certitude que Tucker courait avec eux. Mais Riley ne sembla rien remarquer — et comme Riley remarquait toujours tout, Mary Ann chassa son impression. De toute façon, même si Tucker était là, sur ses talons, même s’il la suivait, elle n’avait pas le temps de s’arrêter pour lui demander des comptes : Aden avait besoin d’elle, rien d’autre ne comptait.