8
« — Je veux que tu restes chez toi ce soir.
» — Mais je veux venir avec toi. Etre avec toi. Je veux aider Aden.
» — Je préfère que tu sois en sécurité. »
Riley en était resté là. Il l’avait appelée, avait proféré son terrible « reste chez toi », puis avait raccroché avant qu’elle ait le temps de protester. A présent, il était près de 11 heures et Mary Ann faisait les cent pas dans sa chambre. Chaque mur de celle-ci était peint dans une couleur différente — rose, bleu, vert et rouge — mais ce soir, tous les tons semblaient se mélanger en un gris uniforme. Sur le parquet, un tapis aux couleurs vives apportait une touche presque discordante. C’était la décoration que sa mère — sa vraie mère — avait voulue, et que sa tante, la femme qui avait élevé Mary Ann, avait conservée en l’état.
Que se passait-il au manoir des vampires ? Est-ce que tous ses amis allaient bien ? Les vampires avaient-ils accepté Aden sans protester ?
De toute évidence, Riley la considérait comme le maillon faible, une gêne pour le groupe. Elle s’en était longtemps doutée, mais là, elle en avait la preuve. Et elle n’aimait pas ça. Hors de question qu’elle le supporte. Sauf que… que pouvait-elle y faire ?
Elle ne pouvait pas kidnapper une sorcière toute seule. C’était de la folie. D’une part, elle ne connaissait pas grand-chose à l’étendue de leurs pouvoirs, et ignorait la façon dont elles s’en servaient. Même si elle venait de consulter tous les livres de la bibliothèque qui traitaient de près ou de loin du sujet, ainsi que de relancer ses recherches sur internet, elle n’était pas plus avancée. Elle avait lu tout et son contraire, s’était perdue dans des détails obscurs et des informations inutiles et souvent contradictoires.
Les sorcières tiraient leurs pouvoirs des éléments. Non, elles les tiraient d’elles-mêmes. Les sorcières étaient des créatures du bien. Non, elles servaient le mal, le diable. Elles aimaient les sacrifices humains. Elles n’étaient que des malades mentales.
« Tu te perds dans ton raisonnement. Tu étais en train de réfléchir aux raisons qui font que tu ne peux pas kidnapper une sorcière. » Ah, oui. D’autre part, donc, elle ne pensait pas pouvoir contraindre qui que ce soit par la force. Pas encore. Et puis, troisièmement, où pourrait-elle garder la sorcière ? Dans son placard ? Et son père n’y verrait rien à redire, peut-être ? Bravo, vraiment…
Néanmoins, devoir attendre le retour de Riley, Victoria et Aden était plus qu’agaçant.
Elle n’était pas sans doute la plus douée pour détecter les sorcières, mais elle pouvait le faire. Riley le lui avait appris. Bon. Donc, elle pouvait éventuellement aller en ville et tenter de dénombrer les sorcières, pour découvrir ce qu’elles faisaient, et peut-être où elles allaient se rassembler. Peut-être même qu’elle se rendrait compte qu’aucune sorcière n’était en ville. Quoi qu’il en soit, le lendemain, elle pourrait faire part de ses découvertes, et aider le groupe au lieu d’en être le boulet.
« Alors là, bravo. Tu peux sortir le champagne. » Parce que, oui, c’était un très bon plan. Bien entendu, elle ne se risquerait pas hors de sa voiture. Elle n’était pas stupide à ce point. Elle se contenterait de faire un tour, en épiant les gens — ou plutôt les créatures — et en prenant des notes. Mieux encore, elle demanderait à Penny de l’accompagner.
Un plan excellent, oui.
Mary Ann passa un jean, une chemise et un blouson par-dessus son débardeur et son short de pyjama, puis elle rassembla ses cheveux en queue-de-cheval et enfila ses tennis. Enfin, elle ouvrit son sac à main, y fourra son portable, ses clés et son enregistreur — cadeau de son père pour qu’elle puisse noter ses pensées au vol — puis le passa en bandoulière.
Un mélange d’excitation et de nervosité la gagnait. Elle éteignit sa lampe de chevet puis disposa son traversin au milieu de son lit ; de loin, on aurait pu croire qu’elle s’y trouvait. Elle ouvrit la fenêtre de sa chambre et regarda en bas. Tout en bas. Sa chambre, en effet, se trouvait à l’étage, et il n’y avait à proximité aucun arbre qui aurait pu l’aider à en descendre. Papa avait été malin ; des années auparavant, il avait fait déraciner le grand chêne qui ornait la pelouse, soit disant pour donner plus de luminosité à la maison. En réalité, Mary Ann soupçonnait qu’il avait voulu couper la seule voie d’accès possible à sa chambre, en prévision de ses années adolescentes…
Ce qu’il n’avait pas pu changer, en revanche, c’était la forme du toit. En se laissant tomber d’une toute petite hauteur, elle parviendrait au toit du premier étage ; de là, elle n’aurait plus qu’à se réceptionner sur la pelouse souple du jardin.
Simple. Facile. « Oui, s’il vous plaît, faites que ce soit simple et facile. » C’était la première fois qu’elle faisait le mur. A vrai dire, elle n’avait jamais vraiment enfreint les règles auparavant. En revanche, en ce moment, elle se rattrapait bien… Mais elle se trouvait dans un monde nouveau, ce qui signifiait que les règles aussi étaient nouvelles. La première de celles-ci était, elle s’en rendait compte, que la survie de son équipe passait avant la notion de couvre-feu.
« Sauf que ton père ne serait pas d’accord », objecta sa conscience.
D’accord, mais son père n’avait pas tous les éléments en sa possession.
Les mains moites, Mary Ann se hissa à l’extérieur. Assise sur le rebord de la fenêtre, elle parvint à conserver un semblant d’équilibre. Ses jambes pendaient dans le vide. Inspirer, expirer. Lentement. La brume du crépuscule s’était dissipée, mais l’air était glacial.
Elle se laissa tomber. Il y eut un bruit sourd — boum — quand ses pieds atterrirent sur le toit. Ses genoux cédèrent, et elle glissa le long du toit sans pouvoir se retenir. Au dernier moment, elle parvint à s’agripper à la gouttière. Elle s’arrêta, allongée sur le rebord du toit, couverte d’égratignures et de bleus — c’est-à-dire, d’encore plus d’égratignures et de bleus que ceux que lui avait laissés son entraînement avec Aden. Depuis cet après-midi, elle avait mal à des endroits du corps dont elle ne soupçonnait même pas l’existence !
Elle resta immobile, haletante. D’une seconde à l’autre, elle redoutait de voir la lumière s’allumer dans la chambre de son père, et celui-ci passer la tête par la fenêtre. Elle laissa passer une minute, puis deux. Sous l’effet conjugué du froid et de la tension, ses bras s’étaient mis à trembler. Mais rien ne se passa. Ni lumière, ni mouvement.
Au loin, des loups hurlèrent.
Elle avala sa salive. Riley ? L’avait-il repérée ?
Sans doute que non, se hâta-t-elle de décider. Dans ce cas, il l’aurait immédiatement appelée sur son portable, ou lui aurait envoyé un texto. Donc, qui restait-il ? Ses frères ? Mary Ann savait que ceux-ci se trouvaient dans les parages, quadrillant la zone à la recherche de gobelins ; pourtant, elle ne les avait jamais rencontrés. Quoi qu’il en soit, s’ils l’avaient repérée, ils auraient sur-le-champ contacté Riley, non ? Si. Donc, encore une fois, elle aurait reçu un appel ou un sms. Ce qui n’était pas le cas ; conclusion, personne ne l’avait repérée.
« Bien. Tu peux le faire. » Lentement, elle se glissa par-dessus le rebord du toit, et se laissa pendre dans le vide. Le tremblement de ses bras s’accentua. Nom d’un chien, comme c’était haut, pour un toit de premier étage ! Le sol ne lui avait jamais semblé si loin. Peut-être que… « Vas-y. »
Mary Ann se laissa choir dans le vide.
Son impact sur le sol fut violent : ses genoux, au lieu de fléchir immédiatement, se raidirent à l’arrivée. Elle tomba à la renverse, sans l’élégance qu’elle avait escomptée, et se retrouva allongée sur le dos, le souffle coupé, de l’herbe et de la terre plein la bouche.
Heureusement qu’elle n’avait pas mangé ce soir ; le goût âcre de l’humus lui aurait certainement donné envie de vomir. Toutefois, pensa-t-elle de nouveau, son manque d’appétit en ce moment était étrange. De plus en plus, elle trouvait la nourriture, comment dire ? repoussante. Rien que d’y penser ou de la sentir… beurk. Et, plus étrange encore, malgré les repas qu’elle sautait, elle ne se sentait pas affaiblie.
Cela faisait deux jours, pourtant. Elle aurait dû être un peu patraque, non ?
« Tu y réfléchiras plus tard. » Elle sauta sur ses pieds et, tant bien que mal, passa dans la propriété de ses voisins. Elle s’arrêta devant le grand chêne sur lequel donnait la chambre de Penny. « Elle en a de la chance, elle ! »
Sous la faible lueur des étoiles, Mary Ann ramassa quelques petits cailloux qu’elle jeta vers la fenêtre. Cling ! clang ! Elle attendit un moment, mais rien ne se passa. C’était frustrant. Allait-elle devoir se mettre à hurler « Au feu » pour réveiller les gens ? C’était idiot.
Il lui fallut trois gravillons supplémentaires pour tirer son amie du lit. La fenêtre s’ouvrit, et la tête blonde de Penny en sortit, tout ensommeillée. Bâillant et se frottant les yeux, elle scruta l’obscurité, à la recherche de ce qui l’avait réveillée. Ses cheveux, d’habitude lisses et brillants, étaient en désordre.
Quand, enfin, elle repéra Mary Ann dans le noir, elle parut stupéfaite :
— C’est toi ? Mais qu’est-ce que tu fais là ? souffla-t-elle.
— J’ai besoin de ton aide. Habille-toi. Et prends tes clés de voiture.
Elles prendraient la Ford Mustang de Penny ; Mary Ann n’avait pas encore de voiture à elle.
Penny ne posa aucune question. Elle se contenta de sourire, les yeux brillants, et de hocher la tête en signe d’assentiment.
— Donne-moi cinq minutes, lança-t-elle avant de refermer la fenêtre.
Mary Ann mit ce temps à profit pour retrouver sa respiration. Ses poumons lui en furent reconnaissants : ils cessèrent de brûler. Mais un nouveau hululement traversa l’air de la nuit et elle cessa de penser à sa respiration. Elle se mit à scruter les ténèbres autour d’elle : l’allée de graviers, les maisons, les arbres… Des branches craquaient, exactement comme si quelque chose — quelqu’un ? — était là, aux aguets, attendant l’heure du repas…
« Dépêche-toi, Pen ! »
Quelques instants plus tard, la porte d’entrée de la maison s’ouvrit en grinçant et se referma avec un claquement. Mary Ann s’empressa de faire le tour de la maison ; elle y trouva son amie, vêtue d’une de ses tenues préférées — une robe baby-doll rose à bretelles blanches — avec des tongs. Elle s’était recoiffée et avançait dans l’allée sans chercher à se dissimuler. On aurait dit qu’elle partait pour le lycée et ce, bien qu’il soit presque minuit, et par une nuit glaciale. Mary Ann courut vers elle ; un nuage de parfum l’enveloppa quand elle se trouva près de son amie.
— Mais qu’est-ce que tu fais ? chuchota-elle. Tes parents…
— Mes parents s’en fichent, tu peux me croire. Ils ont fini par se faire à l’idée de mon « état », et ils m’ont pardonné. Je ne suis plus assignée à résidence. De toute façon, en ce moment, je ne dors presque plus. Du coup, ils ont l’habitude de m’entendre bouger dans la maison toute la nuit. Et quand je m’ennuie, je vais souvent faire un tour. Donc, ça n’a pas d’importance, conclut-elle en haussant les épaules. On va où ?
— D’abord, au chaud. Ensuite, on discute.
Elles s’installèrent dans la voiture et bouclèrent leur ceinture ; Penny démarra, et la voix de Lady Gaga éclata dans les haut-parleurs. La jeune fille baissa le volume avant de s’engager sur la route principale.
— Je suis désolée de t’avoir réveillée, s’excusa Mary Ann. Si j’avais su que tu avais des problèmes de sommeil, j’aurais…
Penny se mit à rire.
— Zéro souci, ma belle. Ça fait des années que je rêve de faire ta mauvaise éducation, et tu viens me demander de faire le mur avec toi. C’est énorme ! Bon, je te repose la question : où va-t-on ?
— A Tri City.
— C’est vrai ? Mais à cette heure, ça va être complètement mort !
Peut-être. Peut-être pas.
— Je veux juste qu’on fasse un tour pour voir s’il y a du monde dans les rues.
— C’est ça, oui. Essaie autre chose. Tu as une bonne raison, non ? Tu cherches… quelqu’un en particulier, non ? Quelqu’un comme, allez, je me jette, le beau Riley ? (Penny prononça le nom avec une voix moqueuse.) Parce que je ne vois personne d’autre qui puisse pousser Mary-Contre-Tous à faire le mur et à venir jouer dans la cour des grands…
Mary-Contre-Tous — c’était le surnom que Penny lui avait attribué quand elles étaient enfants. Et c’est vrai que Mary Ann se sentait souvent seule contre tous. Au début, elle avait été une boule d’énergie que ses parents avaient eu bien du mal à canaliser. Mais lorsque sa mère — sa tante, plutôt — était morte, Mary Ann avait changé du tout au tout. Plus de joyeux sourires, plus de jeux, plus de rires ; son esprit rebelle s’était tu, écrasé dans l’œuf. Pour elle, tout ce qui avait compté à partir de là avait été de faire plaisir à son père. Elle était devenue taciturne, presque effacée. Elle avait même imaginé son « plan décennal » — une voie toute tracée pour sa vie : fac de médecine, doctorat, internat, puis ouverture de son propre cabinet. Elle suivrait les traces de son père. Mais à présent, aux oubliettes le plan décennal ! Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle ferait le lendemain, alors l’année prochaine ou dans dix ans… Et cela la rendait heureuse. Elle était libre, enfin.
— Alors ? relança Penny.
Mary Ann fit mine de pas avoir entendu la question. Elle préférait ne pas parler de Riley avec Penny. Et ce n’était pas parce que celle-ci avait couché avec son précédent petit ami. A sa propre surprise, elle n’y pensait presque plus. Simplement, les sentiments qu’elle éprouvait pour Riley étaient si nouveaux, si intenses ! Elle avait déjà beaucoup de mal à se les expliquer, et ne tenait pas à ce que quelqu’un d’autre s’en charge à sa place.
— C’est à cause du bébé que tu ne peux pas dormir ? lança-t-elle.
— Sans doute, répondit Penny sans relever le coq à l’âne.
— Des nouvelles de Tucker ?
Le visage de son amie s’assombrit :
— Rien du tout.
Quel abruti, ce Tucker !
A la suite du Bal des Vampires, Mary Ann, Aden, Riley et Victoria avaient emmené Tucker dans un hôpital proche — mais pas trop proche — pour qu’on lui administre une transfusion sanguine ; il en avait terriblement besoin. Un peu plus tôt dans la journée, Mary Ann avait appelé l’hôpital pour s’enquérir de son état de santé ; on lui avait répondu qu’il avait quitté sa chambre et qu’il était parti. A présent, il se promenait quelque part en liberté, et possédait des secrets qui pouvaient s’avérer très dangereux pour ses amis.
Avait-il révélé à quelqu’un que les vampires existaient réellement ? Riley lui avait demandé de garder le silence — Victoria aurait pu lui faire le coup de la voix vaudou, mais apparemment, cela n’avait pas de prise sur les démons — et Tucker avait juré. Il avait paru sincère dans sa résolution. Néanmoins, Mary Ann était bien placée pour le savoir, c’était un menteur-né. Que faisait-il en ce moment ? Où était-il ?
— Et comment Grant a-t-il pris la nouvelle ?
Grant était, depuis longtemps, le petit ami de Penny ; ils avaient ensemble une longue histoire de ruptures et de réconciliations. Du fait qu’elle était enceinte d’un autre, néanmoins, la rupture risquait, cette fois, d’être définitive.
— Il ne veut plus me parler, confirma Penny. Contrairement à toi, il ne m’a rien pardonné.
— Je suis désolée pour toi.
— Zéro souci, répéta-t-elle, sans parvenir, pourtant, à masquer la peine dans sa voix.
Toutes deux perdues dans leurs pensées, elles se turent pendant le reste du trajet. Enfin, elles parvinrent à destination. Dans la lumière des phares, des immeubles de brique rouge apparurent les uns après les autres. Certains menaçaient de tomber en ruine, d’autres étaient flambant neufs. Il y avait suffisamment de distance entre chacun d’eux pour y loger des parkings plus grands que nécessaires. Puis elles parcoururent des rues plus petites, éclairées de chaque côté par des réverbères. Etrangement, tous les feux étaient au vert.
Pourtant, le circulation était loin d’être fluide. Au contraire.
— Je n’y crois pas ! s’exclama Penny. Sérieux, tu vois ce que je vois ? C’est bien M. Hayward, mon prof de maths, là-bas ?
Aucun doute, c’était bien lui. Il y avait du monde partout. Des gens allaient et venaient dans tous les sens — des humains, mais aussi des non-humains, même s’il fallait un œil exercé pour les discerner.
Tous les magasins étaient fermés, mais cela ne posait pas de problème aux badauds. Ils avaient sorti des chaises de jardin et des glacières remplies de bière ; la musique était à fond — et tout cela, d’évidence, pour encourager une multitude d’actions répréhensibles où la nudité jouait un rôle essentiel. Ainsi, les chaises de jardin tremblaient et grinçaient sous les ébats publics ; les glacières servaient de plate-forme à des stripteaseuses amateurs ; et la musique poussait à la danse — un genre de danse qu’on pouvait aussi appeler sexe.
C’était affreux ! Mary Ann secoua la tête et se frotta les yeux pour dissiper ce qu’elle prenait pour des visions tout droit sorties de son imagination. En vain. Elle ne s’était pas attendue à ça. On se serait cru… à la fac. Enfin, à ce qu’elle savait de l’université. Autour d’elle, c’était une grande fête, qui pouvait d’une seconde à l’autre basculer en orgie. Franchement, on aurait pu s’attendre à ce que des créatures des mythes et des légendes témoignent de davantage de retenue !
— Qu’est-ce qui leur prend ? Et qui sont tous ces gens ? interrogea Penny, stupéfaite.
Mary Ann choisit d’ignorer la première question et de répondre à la seconde :
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Techniquement, c’était vrai. On ne lui avait jamais présenté en détail les créatures qui, ce soir, avaient décidé de se mêler aux humains.
— Tu veux que je m’arrête ?
— Oui, mais pas n’importe où. Trouve un endroit d’où on puisse voir sans être vues.
Penny arrêta sa voiture sur le parking d’un supermarché, loin des réverbères. Une fois les phares éteints, la Ford disparut dans l’obscurité. De là, Mary Ann put scruter la foule. A première vue, tout le monde semblait humain, mais son œil exercé repéra vite les petites différences.
Il y avait quelques vampires, reconnaissables à la pâleur de leur peau et à l’incarnat de leurs lèvres. Ils se déplaçaient avec une grâce surnaturelle, comme si chacun de leur pas était une danse. Il y avait également des fées, qui prenaient garde de rester à distance des vampires ; sous la lumière de la lune, leur peau scintillait légèrement. Autre détail : les Faé étaient tous beaux à tomber. Quant aux changeformes, comme Riley, ils adoptaient une démarche décidée et une expression de prédateur, comme si le monde entier était pour eux un restaurant.
L’outre-monde, ou quel que soit son nom, avait apparemment envahi les trottoirs de Tri City. Et les humains adoraient ça, même s’ils n’avaient pas la moindre idée de ce qui se déroulait. Mais…
Les sorcières. Où étaient les sorcières ?
— Il faut toujours se méfier, avec les sorcières, l’avait prévenue Victoria un jour. Elles te sourient par-devant et te maudissent par-derrière.
Elles avaient également le pouvoir de se dissimuler, par magie, sous une apparence banale, qu’on oubliait à peine vue.
— Tu dois apprendre à tes yeux à voir sous la surface, avait expliqué Riley.
Mais Mary Ann se rendit compte qu’elle n’en était pas capable : les masques magiques marchaient sans doute trop bien sur elle. Pourtant, cinq minutes plus tard, elle poussa une exclamation de soulagement.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Penny.
Elle mentit sans remords.
— Rien du tout. C’est juste trop bizarre, ici.
Pas faux.
— C’est vrai. Carrément étrange.
Mary Ann dissimula son enthousiasme. A quelques mètres d’elles, sous un réverbère, se tenait une silhouette auréolée de lumière dorée. Un petit vent qui venait de se lever repoussa le capuchon qu’elle portait, libérant une longue chevelure blonde qui tomba en cascade sur ses épaules, formant un contraste frappant avec son manteau noir. Mary Ann la reconnut au premier coup d’œil : c’était une des sorcières qui avaient lancé le sortilège de mort contre elle et ses amis. Sans doute se sentait-elle suffisamment en confiance pour ne pas porter de masque magique ; se yeux noirs observaient les alentours avec une expression de dédain.
— Tu as déjà vu cette fille ? demanda Mary Ann à Penny en la lui désignant du doigt.
— Qu’est-ce qu’elle est jolie… Mais non, jamais vue. Et toi ?
— Peut-être, répondit-elle sans se compromettre.
Il lui était impossible de tout révéler à Penny. Tout d’abord, il lui aurait fallu la permission de Victoria et de Riley, sans quoi il leur viendrait peut-être l’idée de supprimer son amie pour l’empêcher de parler. Encore que, franchement, à quoi bon ? Le secret devait être plus ou moins éventé. En ce moment même, sous ses yeux, M. Klien, son prof de physique si rasoir au lycée, était en train de flirter avec une jeune femme très court vêtue au corps couvert de tatouages étranges.
— Je peux être honnête avec toi ? fit soudain Penny.
— Je t’en prie.
« Tant que tu ne me demandes pas la réciproque… »
— Ça me colle les jetons, tout ce qui se passe. Mais on ne devrait pas, je ne sais pas, se mêler à eux ? Essayer de voir ce qui se passe, comme de bons petits détectives ?
— Pas question !
— Oh, bon, d’accord. C’était une mauvaise suggestion, reconnut Penny en se massant le ventre — qui s’arrondissait légèrement. C’est juste qu’on dirait qu’ils s’amusent bien. Et que j’ai l’impression que ça fait des siècles que je ne me suis pas amusée un peu, poursuivit-elle sur un ton mélancolique. Bon, alors, quel est notre plan ? On reste assises ici et on regarde ?
— Voilà. Parce que quand la police va arriver et coffrer tout le monde pour exhibitionnisme, ce sera plus facile de nous en tirer si nous sommes dans la voiture.
— Euh, Mary Ann ? Excuse-moi de te décevoir, mais la police est déjà arrivée. Tu vois le type avec le gros ventre, qui fait tourner sa chemise au-dessus de sa tête en se trémoussant ? C’est le lieutenant Swanson.
— N’empêche qu’on reste ici.
Ce qui lui tenait à cœur, c’était de ne pas mettre son amie en danger. Pour l’instant, les créatures semblaient se contenir et ne faisaient pas mine de s’en prendre aux humains. Mais cela pouvait changer en un clin d’œil. Et que se passerait-il si l’une des créatures détectait que le père du bébé que portait Penny était un démon ? Les autres ne voudraient-ils pas s’en prendre à elle, faire couler son sang, détruire l’enfant ?
Elle haussa les épaules pour chasser ces pensées morbides. Tout ce qu’elle savait, c’était que plusieurs espèces « mythiques » étaient en guerre. Comme les vampires et les fées. Elle ignorait quelles espèces appréciaient ou détestaient les démons.
— Bon, d’accord, concéda Penny sans parvenir à cacher sa déception. On résoudra le mystère d’ici. Détective Chaudasse au rapport, chef.
— Parfait. Bienvenue dans l’escadron.
Ou quelque chose de ce genre.
Mais, quelques minutes après, Penny se remit à râler.
— Je m’ennuie, moi ! Tout le monde est en train de s’amuser, et nous on est assises là sans rien faire…
— Désolée. On reste encore cinq minutes, puis on rentre à la maison. C’est promis.
Jusque-là, Mary Ann n’avait rien appris de nouveau. Zut ! La sorcière venait-elle ici chaque soir ? Et la fête se déroulait-elle toutes les nuits ? Si c’était le cas, il lui faudrait capturer la créature devant une centaine de témoins potentiels.
Existait-il un moyen efficace d’enlever quelqu’un au milieu d’une foule si compacte ? La réponse lui vint d’un coup, comme si elle avait été une criminelle toute sa vie. D’abord, il fallait neutraliser le bruit. Un cri attirerait trop l’attention.
Ensuite, il fallait transporter la créature à travers la foule — sachant qu’elle pouvait résister ou au contraire être inconsciente — sans, encore une fois, que cela attire l’attention. Une fois le kidnapping réussi, il fallait un lieu où détenir leur otage.
Mary Ann réfléchissait intensément à tous ces aspects du problème, tentant d’évaluer les risques et les différentes options. Soudain, elle eut l’impression qu’un flot de liquide chaud se répandait en elle. Sa peau se mit à piquer, son estomac à gronder. En quelques secondes, ce « quelque chose » l’apaisa. Le picotement se fit plus intense, tandis que la faim disparaissait ; elle se mit à savourer la sensation — elle en voulait davantage, elle en avait besoin. De la chaleur, encore cette chaleur…
Au prix d’un effort de concentration, elle parvint à retrouver des pensées cohérentes. Qu’est-ce qui…
Mary Ann réalisa soudain que la sorcière se dirigeait vers la voiture de Penny d’un pas décidé.
— Fonce ! hurla-t-elle en assénant une claque sur le tableau de bord. Il faut qu’on bouge !
— Quoi ? Mais pourquoi…
— Bouge, je te dis !
Penny démarra, enclencha la marche avant et poussa l’accélérateur à fond. Les pneus hurlèrent, des graviers giclèrent autour d’elles ; Penny prit un virage comme un pilote de Formule 1, et Mary Ann fut projetée contre la vitre. Puis toutes deux se redressèrent, et la voiture, lancée à pleine vitesse, quitta la ville par l’avenue principale. En quelques secondes, la place bondée de monde n’était plus qu’un point dans le rétroviseur.
Seul problème, deux loups les escortaient, courant presque aussi vite que la voiture ; et aucun des deux n’était Riley. L’un avait un pelage blanc comme la neige, l’autre était brun rayé de roux. Amis ou ennemis ? Pas le temps de le savoir. Peu à peu, ils furent distancés ; au bout de quelques centaines de mètres, ils s’arrêtèrent et disparurent.
— C’était quoi, ça ? s’enquit Penny, hors d’haleine même si elles n’avaient pas bougé.
Mary Ann mentit.
— Je… je ne sais pas.
Bon sang ! Avait-elle tout fichu par terre ? Sans doute, oui. A présent, les sorcières savaient qu’elle les avait espionnées. Il était très peu probable que celle qu’elle avait repérée revienne le lendemain soir.
Elle soupira, tentant de ne pas se laisser gagner par le désespoir. Elle verrait bien. Une fois, bien entendu, qu’elle aurait tout raconté à Riley, Aden et Victoria, et qu’ils l’auraient chapitrée pour sa bêtise.