17
Deux voix appelaient Aden. Deux voix féminines. Deux voix inquiètes. Celle de Mary Ann et celle de Victoria. Voilà, l’instant d’avant, il était au milieu des rêves et des souvenirs de Shannon, à regarder défiler un passé aussi solitaire et douloureux que le sien ; et, soudain, maintenant, il se trouvait à côté de Mary Ann, qui lui tenait la main dans la sienne.
— Essaie quelque chose d’autre.
— Tu as une idée ? J’ai tout essayé ! J’ai crié, je l’ai secoué, je l’ai même giflé.
— Il est à l’intérieur de ce corps, bon sang ! FAIS-LE SORTIR !
— Mais comment veux-tu que je m’y prenne ? En lui fouillant le thorax ?
— Pourquoi pas ?
— Tu es vraiment dingue ! Je me demande comment Aden te supporte…
Mary Ann haletait, le visage perlé de sueur, et ses yeux trahissaient sa fatigue et sa peur.
— Tu as vu ça ? demanda-t-elle, abasourdie, à Victoria. Tu l’as vu, oui ou non ? Je n’y crois pas. Ce que je viens de faire, tu l’as vu ?
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Aden d’une voix rauque.
Nom d’un chien, qu’il avait mal ! On aurait dit que chaque parcelle de son corps avait été méthodiquement rouée de coups. Avant d’être écrasée par un camion.
Victoria s’approcha de lui, l’air tout aussi ébahie.
— Ça va. Ça va aller, maintenant.
Mais qui voulait-elle convaincre ?
— Qu’est-ce qui s’est passé ? répéta-t-il.
— Elle… elle a fouillé dans ta poitrine. Elle t’a arraché de là. Au début, tu étais comme un genre de fantôme, pas vraiment solide, et puis tu t’es matérialisé. Je… je n’ai jamais rien vu de semblable.
Et comme dommages collatéraux ? Voyons voir… Sa rotule le lançait plus encore que le reste de son corps, et il tremblait, mais les effets du poison étaient en train de se dissiper — plus de nausée, pas de paralysie. Un immense soulagement. Et là-haut ? Eh bien, là-haut, ni Elijah ni Caleb ni Julian ne gémissaient plus, ils n’échangeaient pas non plus de propos incohérents. Ils étaient calmes. Présents, sans aucun doute, mais calmes, comme épuisés par ce qu’ils venaient de vivre, eux aussi, et aspirant au repos.
Thomas s’incrustait — en dépit de la présence de Mary Ann. Aden distinguait sa silhouette presque transparente, assise devant le bureau, bras croisés. Il arborait une expression butée, mais ne réussissait pas à dissimuler l’intérêt qui brillait dans son œil : il observait, et analysait tous les détails.
Fait étrange : Riley était absent du tableau. Mary Ann aurait donc dû neutraliser tous ses pouvoirs, y compris celui de voir les fantômes. Pourquoi n’était-ce pas le cas ?
A côté de lui, Shannon se redressa progressivement ; il passa la main sur ses yeux, regarda autour de lui, hésitant sur le sens à donner à ce qu’il voyait.
— Qu… qu’est-ce qui s’est passé ? J’étais d… debout devant toi, non ? C… comment je me suis retrouvé sur le lit ?
Clairement, il n’avait pas le souvenir qu’Aden soit entré dans sa tête. Tant mieux !
— Tu t’es évanoui, lui répondit-il.
— Ev… évanoui ? Ben, pourquoi ?
Shannon regarda l’horloge :
— 9 heures et quart ? s’écria-t-il, incrédule. Mais ce n’est pas p… possible. Je voulais me l… lever à 6 heures et demie. Je devrais être au lycée ! Zut, je suis en r… retard. Dan va être f… furieux, et…
— Il croit que tu es malade, objecta Aden qui avait gardé la mémoire de sa visite et des propos qu’ils avaient échangés. De fait, tu l’as été. Un petit peu.
Shannon s’apaisa. Puis il considéra les deux filles d’un air perplexe.
— Qu’est-ce que vous f… faites ici, vous autres ? Vous êtes arrivées quand ? C’est v… vraiment trop bizarre. C’est la première fois que je m… m’évanouis.
C’est alors que Victoria voulut faire usage de sa voix vaudoue — puissante, dure et comme amplifiée.
— Shannon…, commença-t-elle.
Aden lui saisit aussitôt le poignet.
— Ne fais pas ça, dit-il vivement.
Ne lui ôte pas une fois de plus le contrôle de sa vie, aurait-il pu ajouter. C’est l’histoire de toute son existence, et c’est humiliant.
Victoria eut une moue d’étonnement, mais obtempéra.
— Tu te sens d’attaque pour aller au lycée ? demanda Aden.
— Oui. Je v… vais bien, assura Shannon. A part ce blanc dans mon emploi du temps.
— Tu peux encore être à l’heure, si tu veux.
— T… tu y vas, toi ?
Aden secoua la tête.
— Plus tard, déclara-t-il évasivement. Je ne me sens pas encore tout à fait assez bien.
A ce rythme, il n’allait pas faire des progrès scolaires bien rapides…
— Je vois le genre, répliqua Shannon, dubitatif. J’espère qu’un j… jour, tu me feras assez confiance pour me p… parler de tes secrets. A plus !
Et, sans laisser à Aden le temps de répondre, il attrapa ses affaires et quitta la pièce d’une démarche qui manquait encore d’assurance. La porte du bâtiment claqua lourdement derrière lui.
Aden considéra les vêtements qu’il portait — un sweater et un caleçon. Son genou était encore couvert de sang séché, sa peau déchiquetée avait pris une teinte grisâtre. Sympa !
— Dites, les filles, vous pouvez rester dans le coin pendant que je me douche ?
— Bien sûr, répondit Victoria.
— Pas de problème, confirma Mary Ann, qui ne cessait de regarder ses mains dans la lumière. Mais est-ce que tu peux d’abord nous raconter un peu ce qui t’est arrivé ? Vite fait, en gros, histoire qu’on patiente un peu avant de te cuisiner pour de bon ?
— J’ai… j’ai voyagé dans le passé de Shannon.
Il sortit quelques affaires — un simple T-shirt gris et un jean.
— Comme savait le faire Eve ?
— Exactement. J’imagine que son pouvoir est resté avec moi, d’une façon ou d’une autre. Qui sait, elle me l’a peut-être donné volontairement ? Un cadeau d’adieu au cas où j’aurais besoin de rétablir une situation passée.
— A moins qu’à force de voyager dans le temps, ton corps ait simplement appris à le faire, suggéra Mary Ann. Tu as déjà entendu parler de mémoire corporelle ? Si tu répètes un même mouvement un très grand nombre de fois, il se crée un souvenir à long terme de cette tâche particulière, et bientôt tu peux l’accomplir sans aucun effort conscient.
Cela paraissait logique — pour autant que, ces derniers temps, quoi que ce soit puisse être logique.
— Tu sais que tu es géniale, Mary Ann ?
— Je sais, oui, répondit-elle avec un sourire.
Sur ce, Aden entra dans la salle de bains, où il se dépêcha de se doucher et de s’habiller. Entre-temps, Riley les avait rejoints. Il était maintenant assis sur le lit avec une raideur qui trahissait son malaise. Mary Ann, elle, s’était installée le plus loin possible de lui, à l’autre bout de la pièce ; le dos appuyé contre l’armoire, elle l’ignorait. De toute évidence, ils traînaient leur dispute de la veille… A cause de cette histoire de leçons ? En tout cas, Aden ne voyait aucun autre motif de fâcherie entre eux. Riley avait dû piquer une crise. Quel gamin…
Quant à Victoria, elle avait retrouvé une contenance et s’était assise devant le bureau. Thomas s’était déplacé et occupait l’angle de la fenêtre. Il avait repris sa consistance et son éclat habituels.
— Ah, te revoilà. Regarde ce que j’ai trouvé ! s’écria Victoria en lui tendant une feuille de papier. C’est un mot de Dan, pour toi. Ne t’inquiète pas, il n’a pas vu que nous étions là. Je m’en suis assurée.
Aden prit la note et se mit à lire.
Aden,
Tu as une autre séance avec le Dr Hennessy ce soir. Désolé de te prévenir si tard, il ne m’a averti que ce matin. Comme je te croyais malade, je lui ai d’abord dit que ce n’était pas possible. Mais ensuite, j’ai croisé Shannon, qui allait mieux et qui partait pour le lycée. Il m’a dit que toi aussi tu allais mieux, et que tu étais déjà en cours. Du coup, j’ai rappelé le psy. Je suis content que tu sois rétabli. Je compte sur toi pour les corvées après l’école. Autre chose : j’ai engagé une nouvelle répétitrice ; elle vient dîner ce soir pour vous rencontrer tous. Pas de problème pour toi, ça se passera après ta séance de thérapie. D’accord, elle ne sera pas ton tuteur, mais j’aimerais que tu la rencontres et que nous l’accueillions ensemble.
Dan.
Un peu plus de Dr Hennessy ? Super ! Et un nouveau tuteur… Aden jeta un coup d’œil à Thomas. La prochaine répétitrice serait-elle une fée, comme lui ? Serait-elle l’ange annonciateur de la mort que Thomas avait promis ? Il verrait bien ce soir, après tout.
— Alors, maintenant, raconte les détails, demanda Mary Ann. Tous les détails !
Aden froissa le papier et le jeta dans la corbeille.
— Eh bien…, commença-t-il, il était une fois un gobelin qui m’a bouffé le genou, et…
Il ne leur cacha rien, à l’exception de ce qu’il avait appris du passé de Shannon ; on ne dévoilait pas la vie d’un autre sans son accord. Quant à Thomas, il pouvait toujours écouter si cela lui chantait : il n’apprendrait rien qui puisse lui servir.
A la fin de son récit, Riley s’inclina devant lui :
— Pardon de ne pas avoir été là pour te protéger, mon roi, déclara-t-il. Tu as souffert par ma faute.
Déjà, je ne suis pas ton roi, brûla de protester Aden. Au lieu de quoi :
— Je suis le seul responsable.
Riley ne désarma pas pour autant de sa raideur.
— Merci de m’accorder ton pardon, Majesté. Je peux te jurer que rien de tel ne se reproduira.
Quel ton glacé et formel ! C’était exapérant. Aden leva les yeux au ciel :
— T’es lourd, Riley…
Victoria vint se lover contre lui. Elle posa la tête sur son épaule et il sentit la chaleur de son corps se communiquer au sien.
— Tu as été blessé trop souvent, ces derniers temps, dit-elle doucement. C’est normal qu’Elijah s’imagine que tu vas mourir bientôt.
A ces mots, Riley afficha une expression atterrée, et Victoria comprit qu’elle avait trop parlé.
— On dirait bien que j’ai encore une histoire pas drôle à raconter, soupira Aden.
Et il se mit à expliquer la prédiction d’Elijah : d’ici peu, il serait poignardé en plein cœur dans une rue sombre.
Malgré ses efforts, il ne put dissimuler sa peur.
— Et toi, Mary Ann, tu étais au courant et tu ne m’as rien dit ? Merci de partager, ma chérie ! lança Riley, vibrant de sarcasme.
— Je ne l’ai appris que très récemment. Et puis, nous étions si préoccupés par ailleurs…, rétorqua-t-elle tout aussi vivement. Mais j’avais l’intention de t’en parler.
Le loup-garou accepta l’explication d’un hochement de tête très sec, avant d’affirmer à Aden :
— Tu ne cours aucun danger tant que tu restes sous ma protection.
Aden ne répondit. Inutile de préciser maintenant à Riley que, tout loup-garou qu’il était, il demeurerait impuissant. Pas de faux espoirs possibles. Mais le temps fatal n’était pas encore venu de lui révéler qu’il n’y aurait pas d’issue. Mary Ann l’avait bien dit : c’était une vraie semaine d’enfer, il fallait d’abord que les choses se calment. Aden décida donc de changer de sujet.
— Alors, quels sont nos plans ?
Il alla s’asseoir sur lit, et fit venir Victoria sur ses genoux. Sa présence adoucissait l’épreuve qu’il venait de subir et il ne réussissait pas à la lâcher. Elle non plus, d’ailleurs, par bonheur, ne pouvait se détacher de lui. Elle se blottit dans ses bras comme s’ils avaient été seuls au monde.
— On va au lycée, déclara Riley, visiblement sous le coup de l’émotion. Mes frères sont en train de faire savoir à toutes les créatures surnaturelles de la ville que nous détenons une sorcière en otage. Ce qui veut dire que le feu d’artifice est pour bientôt. Ce soir, sans doute. Donc, aujourd’hui est un jour idéal pour que vous rattrapiez vos cours. Demain, vous risquez d’être trop… las.
D’accord. La guerre allait éclater. Super. Et encore mieux, ils ne pouvaient qu’attendre, espérer et, peut-être, prier.
***
De toute la journée, l’impression que des sorcières tapies dans l’ombre le guettaient pour lui sauter dessus ne quitta pas Aden. Des sorcières, ou n’importe quelles autres créatures. Un gnome enragé, peut-être, ou un vampire en colère. Ou bien encore un Faé déterminé à lui couper la tête.
Néanmoins, il arriva au lycée sans encombre, juste pour le déjeuner. Il mangea, assista aux trois cours de l’après-midi, et hop, c’était fini. On rentre. Rien d’anormal ne s’était produit. A vrai dire, il était presque déçu par ce calme absolu. Toujours pas de combat, alors qu’il ne restait que deux jours avant que le sortilège de mort des sorcières s’abatte sur ses amis. Deux jours… Ce n’était pas le moment de se reposer ! Il devait agir.
Victoria le raccompagna sur le chemin du retour, et le laissa devant le ranch. Il demeura muet, perdu dans ses pensées. Une fois dans sa chambre, il découvrit une nouvelle note de Dan, qui lui disait de penser aux corvées et à sa séance de thérapie. Comme s’il avait pu oublier !… Il se dirigea vers les écuries pour nettoyer les stalles et nourrir les bêtes. Comme il aimait les chevaux ! Dommage qu’il n’ait pas pu passer plus de temps avec eux cette semaine, ni profité des promenades qu’autorisait Dan aux pensionnaires quand il voulait les récompenser.
Ses âmes, elles aussi, adoraient les chevaux ; pendant qu’Aden travaillait, elles se réjouirent d’être en leur compagnie. C’était plutôt étrange, oui, de s’affairer à des choses banales, de se comporter normalement, comme les autres garçons qui travaillaient à proximité. RJ le rouquin, ce trouillard de Seth. Shannon, Ryder, Terry et Brian. RJ aurait dix-huit ans la semaine prochaine, et Terry peu de temps après. Aden les avait entendus parler de prendre un appartement ensemble. Dan leur avait proposé de rester plutôt au ranch, le temps de finir leurs études, mais les deux garçons paraissaient bien décidés, une fois le bac en poche, à partir pour être « libres ».
« Libre », quel sens cela avait-il, être « libre » ? Pendant longtemps, Aden avait associé la liberté à la solitude : être libre, c’était être délivré de ses âmes, faire ce qu’il voulait et au diable les conséquences ! Mais maintenant qu’il avait des amis, qu’il avait Victoria, et que tout ce qu’il faisait les affectait, il considérait les conséquences de ses actes.
Surtout, il avait évolué et compris que, lorsqu’on aime, on n’est jamais complètement libre, mais que la vie sans amour ne vaut pas d’être vécue.
La liberté ? C’était surfait. Il préférait avoir Victoria, Mary Ann et Riley, et même ses âmes, comme compagnons, plutôt que d’être seul à décider pour lui-même.
Alors comment vas-tu les sauver de la malédiction des sorcières ?
La pensée le frappa, une pensée qui était bien à lui, car les âmes, pour l’instant, parlaient aux chevaux comme des enfants gazouillent — et peut-être les chevaux les comprenaient-elles, car ils étaient plus paisibles que d’habitude malgré l’agitation des garçons dans l’écurie.
Aden aurait voulu faire taire ses pensées. Hélas, c’était impossible. Il poussa un long soupir. Il le savait : les sorts, une fois lancés, prenaient une vie propre. Ainsi, même en menaçant la sorcière qu’ils avaient capturée, il ne pourrait pas agir contre le sortilège lancé à ses amis.
Bon sang ! N’aurait-il pas été plus simple de la relâcher en signe de bonne volonté ? D’accord, Riley allait encore piquer une crise mais, au bout du compte, il ferait ce que lui dirait son roi. Le roi des vampires !
Aden secoua la tête. Non, il n’était pas le roi, il ne voulait pas l’être.
A présent, les garçons avaient terminé de nettoyer l’écurie. Ils se dirigèrent vers le dortoir pour se doucher, changer de vêtements et se préparer à dîner avec la nouvelle répétitrice. Seth fut le dernier à sortir.
— Yo, Aden, tu viens ou quoi ? lança-t-il.
Marrant comme les choses avaient changé. Il y a quelques semaines à peine, ce type le traitait encore comme un pestiféré.
— Dans une minute.
Il n’y avait qu’une douche, et il devrait attendre. Alors, autant attendre ici. Et puis, au fond, il aimait assez l’idée d’arriver à sa séance de thérapie en puant le crottin.
Cependant, Seth se campa sur le seuil :
— Je peux te poser une question, Aden ?
— Vas-y.
— J’ai entendu Shannon dire à Ryder qu’il y avait des tas de filles qui venaient dans ta chambre à toute heure du jour et de la nuit.
Ah, d’accord. C’était ce qui l’intéressait. Ça aurait pu être plus embarrassant.
— En fait, il n’y a que deux filles, mais c’est vrai.
Seth manifesta son intérêt par une drôle de grimace.
— Et… les deux sont à toi ?
— Non, une seule. Mais l’autre est prise aussi.
Et Riley t’écorchera vif si tu t’approches d’elle.
— Ah oui ? fit Seth, l’air dépité. Eh bien… tu crois que tu pourrais en inviter d’autres et, je ne sais pas, nous les présenter ?
Aden faillit éclater de rire.
— Peut-être la semaine prochaine.
— Vrai ?
— Vrai. Je connais une certaine Stephanie. Super mignonne. En plus, elle a quatre amies ; je ne les ai pas rencontrées, mais ça se pourrait qu’elles vous plaisent.
Eh bien voilà ! Chouette façon de se débarrasser des prétendantes dont il ne voulait pas : les jeter dans les bras des garçons du ranch…
— Ce serait vraiment super ! s’écria Seth avec un sourire radieux.
Et, guilleret, il quitta les lieux.
— Enfin seuls ! Ce n’est pas trop tôt.
Aden se retourna en un éclair. La voix venait de s’élever derrière lui. Une voix féminine. Un cheval hennit. Au fond de l’écurie se tenait une jeune fille qu’il ne connaissait pas. Débardeur rouge vif, jean noir moulant. La tenue standard des filles du lycée de Crossroads. Mais la fille la portait différemment, comme si elle était… mal à l’aise ; comme si cette tenue était déplacée, inhabituelle.
Il continua à la détailler. Elle avait des cheveux mi-longs, châtains, et des yeux couleur noisette, légèrement bridés. Sa peau était pâle et son sourire n’exprimait aucune joie véritable. Un sourire de prédatrice, qui dissimulait mal deux dents acérées.
Dis-moi qu’elle est notre prochain rendez-vous, dit Caleb, qui daignait enfin s’adresser à lui.
Sérieux ? Aden retint un grognement de colère. Cette fille devait avoir au bas mot dix ans de plus que Victoria ! C’était évidemment peu perceptible, du fait du très lent vieillissement des vampires. Moins vulnérables à l’âge que les humains, ils supportaient cependant de moins en moins bien les rayons du soleil au fil des années, et ne pouvaient plus, alors, y exposer leur peau sans risquer de se brûler. Victoria n’avait « que » quatre-vingts ans (cette idée amusait toujours Aden, et il s’était même permis une fois de se moquer d’elle en l’appelant Mamie) et pouvait encore se promener en plein jour.
— Je vois que tu regardes ma tenue. Stephanie m’a dit que les couleurs étaient maintenant autorisées, et que tu préférais ça au noir. Qu’est-ce que tu en penses ?
La nouvelle venue ouvrit les bras, se laissant admirer sans quitter Aden des yeux.
— Tu es superbe.
Et, vraiment, elle était très belle. Mais pas son genre pour autant.
— Comment t’appelles-tu ?
— Draven.
Un nom étrange, joli.
— Je suis Aden. Aden Stone.
— Je sais. Nous nous sommes rencontrés, tu te souviens ?
Elle s’avança vers lui — flotta, était le terme exact, tant ses mouvements étaient gracieux. Les chevaux renâclèrent quand elle passa devant eux, mais elle ne leur prêta aucune attention.
Ses lèvres rouge vif formèrent une moue charmante.
— J’étais là le soir où tu as été présenté à mes… à nos frères. Tu m’as dit que tu étais ravi de faire ma connaissance.
Aucun souvenir. Il mentit.
— Bien sûr, je me souviens.
Comment aurait-il pu, avec tous ces noms, tous ces visages ? Personne en particulier n’avait retenu son attention et il avait dit les mêmes mots à tous.
Dis-lui qu’elle est canon et qu’on ne peut pas oublier une jolie poupée comme elle, lui souffla Caleb.
Hé ! On ne court pas après les filles, lui rappela Julian. On a déjà une petite amie.
En fait, c’est moi qui en ai une, pensa Aden, mais les âmes ne pouvaient pas l’entendre.
— Je suis ici parce qu’un roi a besoin d’une reine, et tu ne fais pas exception à la règle, déclara la princesse. Je vais être honnête avec toi : jusqu’ici, l’idée de me lier à un humain me répugnait, mais à te voir, je me dis que ce pourrait être une très bonne chose, finalement.
Sa voix s’était faite rauque et précipitée, et elle fixait le cou d’Aden, là où apparaissait des veines.
— J’aime beaucoup la façon dont ton cœur bat… C’est très sexy, ajouta-t-elle.
Des mots qui l’auraient fait vibrer, dans la bouche de Victoria ; mais, formulés par Draven, c’était très différent.
Gros veinard, susurra Caleb. Elle est canon et elle te veut.
La vampire tendit la main et lui caressa la joue du bout des doigts. Une caresse brûlante.
— Tu vas vite te rendre compte que, toi et moi, nous allons bien mieux ensemble que Victoria et toi, ajouta-t-elle en se penchant pour humer son odeur longuement. Parce que moi, je ferai tout ce que tu voudras. Absolument tout.
Il n’était pas idiot. Il savait très bien ce qu’elle voulait dire. Et les âmes aussi.
Je la veux ! hurla Caleb.
Et tu veux aussi qu’on meure prématurément ? grogna Elijah. Elle est assoiffée de pouvoir ! Elle va nous bouffer.
Encore mieux !
Julian intervint et tança Caleb :
Dis donc, toi, tu étais obsédé dans la vraie vie ou quoi ? Nous avons Victoria ; pas besoin que quelqu’un vienne gâcher ça. Rappelle-toi ce que Victoria a fait aux arbres, dans la forêt ; si on succombe à cette fille, Victoria nous fera subir le même sort.
Nous ? Comment ça, « nous » ? Combien de fois faudrait-il répéter aux âmes que Victoria n’était à personne d’autre que lui ! En attendant, il devait répondre à Draven.
— Je suis sensible à ta proposition, commença-t-il, vraiment mal à l’aise. Mais, comment dire ? Je ne suis pas en mesure d’accepter.
Je te déteste, marmonna Caleb.
Tu devrais plutôt le remercier, soupira Elijah.
Draven plissa les yeux. Puis, avec un battement de cils éloquent, elle déclara :
— Soit. Si jamais tu changes d’avis… mon offre n’est pas limitée dans le temps. Et pour l’instant, qu’allons-nous faire, tous les deux, puisque je suis là ?
Elle était toute proche de lui, et il sentait son souffle brûlant sur son visage.
— Je sais que les humains aiment aller au restaurant. On pourrait dîner ensemble ?
Elle ne cessait de regarder la veine qui battait au cou d’Aden et elle se mit à rire :
— Ou bien, je pourrais manger, moi…
— Je préfère ne pas être le plat principal. Ni le dessert non plus, ajouta-t-il précipitamment avant qu’elle le lui propose.
Elle haussa gracieusement les épaules.
— Alors essayons simplement de mieux nous connaître, murmura-t-elle d’une voix câline. Après tout, on m’a envoyée dans ce but.
Elle y va vraiment avec ses gros sabots, pesta Elijah, ouvertement dégoûté. Tout ce qu’elle veut, c’est devenir reine. Si tu l’épouses, elle te réduira en morceaux en deux temps trois mouvements.
— Oui, je m’en doute un peu, chuchota Aden.
Cela dit, il n’allait épouser personne, pas même Victoria, pas encore. Pas à seize ans, nom d’un chien.
— Tu te doutes de quoi ? demanda Draven, perplexe.
Perplexe, évidemment. Tout le monde l’était quand il parlait à ses âmes.
— Ecoute, dit-il en s’éloignant d’elle pour se mettre à l’abri de ses avances, on pourrait s’asseoir ici, dans le foin de cette stalle, et parler des lois que tu aimerais changer. Ce serait notre rendez-vous.
Facile, non ? Innocent.
A ces mots, elle grimaça si fort qu’il crut l’entendre grincer des dents.
— S’asseoir dans un box et parler politique ? Trop romantique !
— Je n’ai jamais promis d’être romantique.
Par pitié, qu’on en finisse ! Est-ce que Victoria savait seulement que Draven était là ? Si c’était le cas, contenait-elle ses sentiments ?
— Avec Stephanie, reprit Draven, très contrariée, tu as regardé les étoiles. Quand elle a fait son compte rendu devant le Conseil, elle a loué les vertus de ce passe-temps. Alors maintenant, moi aussi, je veux que tu me montres les étoiles !
— Mais… il fait encore trop clair. Si tu veux regarder les étoiles, il te faut revenir ce soir, répliqua-t-il tout en sachant qu’il serait absent.
D’abord, la session chez le psy, puis le dîner ; ensuite, il partirait à la chasse en ville avec ses nombreux compagnons.
— Entre-temps, ajouta-t-il, je t’interdis de boire le sang des humains qui se trouvent ici. C’est un ordre. Un ordre de… ton roi.
Tu commences à prendre au sérieux ton rôle de souverain ? demanda Elijah.
Pas le choix. Il avait fait ce qu’il devait faire.
Draven inclina la tête en signe de consentement, mais toute son expression montrait qu’elle n’acceptait qu’à contrecœur.
— Je ne m’en prendrai pas à tes amis, Majesté. Tu as ma parole.
— Merci.
— Seulement, je ne peux pas revenir te voir ce soir : notre demeure est surveillée en permanence. Nous nous relayons tous pour monter la garde. Ce soir, je suis de quart, de minuit à 6 heures du matin. A moins que tu ne me relèves de mes obligations…
De nouveau, elle tendit la main et, cette fois, caressa l’épaule d’Aden. L’instant d’après, sans qu’il l’ait vue bouger, elle était tout contre lui.
Il dut faire un effort pour éviter le contact.
— Ce serait injuste envers les autres, objecta-t-il à la suggestion de la vampire.
Un prétexte sans aucun rapport avec l’équité.
Draven laissa retomber sa main, exaspérée.
— Très bien, fit-elle. Il nous faut donc remettre notre rendez-vous.
Pas du tout. Plutôt mourir.
Elle tourna les talons et s’éloigna de sa démarche aérienne à travers l’écurie.
Et quand elle eut disparu, Aden se retrouva seul, écrasé par le sentiment qu’une catastrophe imminente se préparait.