15
Pendant un long moment, Tucker resta dans l’ombre, à l’abri de l’illusion d’arbres, d’oiseaux de nuit et de ténèbres qu’il avait créée. Par chance, aucun des occupants de la cabane ne l’avait repéré. Alors il avait observé. Espionné.
Il avait pour ordre de suivre Aden, ce qui lui avait été facile, car il avait le pouvoir de sentir où celui-ci allait se rendre. De ce point de vue, il avait donc accompli sa mission.
Sauf que Mary Ann se trouvait souvent avec Aden. C’était un enchantement pour Tucker, mais aussi une frustration. En effet, quand ces deux-là étaient ensemble, il perdait son pouvoir de lancer des illusions, et devait se chercher de vraies cachettes. Dans le même temps, son état d’esprit se mettait à changer ; il s’interrogeait : que faisait-il là, à pourchasser ceux qu’il aurait dû défendre et à épier leurs secrets ? Il aurait pu — voulu ! — protéger ceux qui avaient sauvé sa misérable vie ; il se détestait de les trahir ainsi !
Se jurant de ne plus recommencer, il partait.
Et là… là, immanquablement, il entendait de nouveau la voix de Vlad.
De plus en plus forte.
L’Empaleur lui ordonnait de reprendre son observation. Sous influence, Tucker ne pouvait qu’obéir et retourner vers Aden. Si Mary Ann ne se trouvait plus sur place pour le neutraliser, il éprouvait alors l’irrésistible nécessité de plaire à son roi et, tapi dans l’ombre, il se remettait à guetter et à espionner, avec le désir de s’en prendre à Aden, de le blesser, de lui faire mal, qui grandissait en lui.
Dieu merci, ce n’était pas le cas cette nuit.
Cette nuit, Mary Ann était sous le porche, en compagnie de l’autre garçon, Riley. Tucker était donc en mesure de créer des illusions. Sachant Aden à l’intérieur, il aurait pu se faufiler dans la cabane, sans que personne le remarque… Pourtant, il était resté dehors. Rien que pour Mary Ann. Déterminé à la protéger de la colère de Riley.
En les épiant, il s’était rendu compte qu’il était content qu’elle ait de nouveau un amoureux. Elle méritait d’être heureuse. Elle était la lumière, alors que lui-même était l’obscurité ; elle était aussi pure qu’il était pourri. Il n’avait jamais été celui dont elle avait besoin, mais ils pouvaient peut-être demeurer amis ?
Et pourquoi Penny ne ressemblait-elle pas davantage à Mary Ann ?
Penny… Parfois, quand il était près de Mary Ann, quand il était calme, il se réjouissait qu’elle soit enceinte de lui. La plupart du temps, néanmoins, il niait toute forme de responsabilité dans cette situation. Et, de toute façon, Penny s’en sortirait mieux sans lui. Contrairement à Mary Ann, elle ne lui donnait pas l’impression d’être quelqu’un de bien, elle ne le rassurait pas. Il ferait un père lamentable.
Oui, en l’absence de Mary Ann, il n’avait que des pensées négatives et violentes. Il se sentait l’envie de faire du mal à ses proches. A Penny, et sans doute au bébé.
Le garçon. Suis le garçon.
L’ordre de Vlad résonna dans son crâne, et Tucker grinça des dents, furieux et impuissant. Comment l’Empaleur réussissait-il toujours à savoir ce qu’il faisait ? Comment avait-il pris sur lui un si terrible ascendant ?
Déçu, enragé, redoutant ce qui allait arriver, Tucker se raidit et, incapable de désobéir, prit la direction du sud, vers le ranch D & M où vivait Aden. Quelque chose l’attirait dans cette direction. C’est là que la princesse vampire, Victoria, avait emmené Aden quand tous deux s’étaient évaporés sous ses yeux.
Néanmoins, jusqu’ici, il n’y avait pas grand-chose de neuf à raconter au roi. Aden avait été malade, Aden était allé au lycée, Aden était retourné au manoir des vampires où on l’avait accueilli avec les honneurs…
Dépité, Vlad était hors de lui. A tel point que Tucker avait craint pour sa propre vie. Car, en même temps que l’ancien souverain des vampires s’était laissé aller à sa colère, Tucker avait senti des mains invisibles se refermer autour de son cou et l’étrangler. Pourtant, en fin de compte, le vampire avait relâché son étreinte et l’avait laissé partir, le mandatant pour une nouvelle mission d’espionnage.
Que cherchait Vlad ? se demandait Tucker. Dans quel but se servait-il de lui ? Pourquoi ne revenait-il pas dès maintenant réclamer son trône ?
Et à toi, qu’est-ce que ça peut te faire ? Quelle importance ?
La réponse lui apparaissait clairement à mesure qu’il mettait de la distance entre Mary Ann et lui : rien, ça ne lui faisait rien ; il s’en fichait. Il allait juste faire ce qu’on lui demandait.
***
Le poison du gobelin ravageait le corps d’Aden, son sang était devenu de la lave en fusion, brûlant ses organes, crevant sa peau. Tout en lui n’était que souffrance ; régulièrement, il se relevait pour vomir une épaisse bile noirâtre. Heureusement qu’il avait convaincu Victoria de le laisser seul ! Bien entendu, elle avait protesté, mais il avait joué le vieux numéro du sourire qui prétend « Tout va bien pour moi », et elle l’avait cru.
« Déjà vu, déjà fait », trouva-t-il la force de se dire — encore que son corps n’avait jamais réagi si fortement. De toute évidence, la bave de gobelin mort était plus corrosive que celle des morts-vivants ordinaires. Elle affectait même les âmes, qui gémissaient dans sa tête, quand elles ne hurlaient pas, et tenaient des propos incohérents.
Sauf Elijah. La mort ! hurlait le médium. Du sang, tellement de sang ! Elle va mourir. Nous ne devons pas la laisser mourir.
— Qui ?
La question lui brûlait la gorge.
Lui aussi meurt. Tant de morts…
— Qui meurt ? répéta Aden avec véhémence.
Elijah pousuivit sa litanie comme s’il n’entendait pas la question. C’était peut-être le cas, d’ailleurs ; ou bien il n’avait pas la réponse.
Non ! Non ! Ils meurent tous. La guerre, c’est la guerre ! Nous devons empêcher la guerre !
De quelle guerre parlait-il ? S’il s’agissait d’une prédiction…
Et pendant tout ce temps, le fantôme de Thomas se tenait à côté d’Aden, marchant de long en large sans cesser de se plaindre. Il voulait partir, gémissait-il, sa famille le cherchait, elle allait apprendre ce qui s’était passé ; alors, Aden ferait connaissance avec la vraie souffrance, et bla, bla, bla…
— A… Aden, mon pote, ça va ou quoi ?
Dans le vacarme de sa tête, distinguer les sons du monde réel restait très compliqué, mais Aden y parvenait de mieux en mieux. Quelqu’un se trouvait avec lui dans sa chambre, il en était sûr. Il réussit à entrouvrir ses paupières, qui pesaient des tonnes, et vit, à travers une brume épaisse, le visage de Shannon penché sur lui.
— J… je peux t’apporter quelque chose ? demanda le garçon en posant la main sur le front d’Aden.
Shannon l’avait à peine touché qu’une véritable décharge électrique secoua Aden dans tout le corps, et lui fit perdre contact avec la réalité. En un éclair, sa conscience passa de sa tête à celle de son ami, et il vit le monde à travers les yeux de Shannon. Flippant. Bizarre. L’instant d’avant, il était allongé sur son lit, et voilà que, soudain, il se retrouvait debout.
La douleur, néanmoins, ne l’avait pas quitté. Son estomac se révolta : la position debout ne lui convenait pas. Il se plia en deux et vomit. Encore une fois. Heureusement, quelqu’un avait eu la bonne idée de laisser une bassine de fer-blanc dans les parages. Dan, sans doute… Aden se rappelait vaguement que le directeur du ranch était venu le voir une ou deux fois au cours des dernières heures.
— De-hors, parvint-il à articuler à l’intention de Caleb.
Il voulait sortir du corps de Shannon. Mais, pour toute réponse, un nouveau gémissement s’éleva. Que se passait-il ? En général, Caleb contrôlait la situation. C’était lui qui décidait quel corps posséder et comment ; parfois, même, Aden pouvait diriger la manœuvre. Si Caleb refusait de prendre possession de quelqu’un, Aden pouvait l’y contraindre, à condition de se concentrer suffisamment. Cette fois-ci, pourtant, aucun des deux ne contrôlait la situation.
Impossible de sortir ; quelque chose l’entravait, le retenait prisonnier à l’intérieur de l’esprit de Shannon. Malgré toutes ses tentatives, il demeurait incapable de bouger. Harassé, les jambes flageolantes, le corps parcouru d’élancements douloureux, il finit par capituler et se laissa tomber sur le lit. Avec un peu de chance, Shannon ne se souviendrait pas de cette incursion dans son esprit ; dans le cas contraire, Aden aurait entendu les pensées de son ami.
Bon sang, qu’allait-il lui arriver, à présent ?
Il resta longtemps étalé sur le lit à se tordre de douleur. Combien de temps ? Le temps s’allongeait, perdait toute limite.
Jusqu’à ce que, soudain, les choses sérieuses commencent.
Car Aden perdit cette fois le contact avec la réalité de Shannon. En tout cas, il le crut. Mais quand il rouvrit les yeux, il se trouvait dans le corps d’un petit garçon. Shannon, comprit-il en voyant la peau sombre de son bras, plus jeune. Même s’il n’avait pas remarqué les différences physiques qui accompagnaient ce rajeunissement, il aurait su. Au fond de lui, tout au fond, il sentait la différence. Il venait de voyager dans le temps — et de remonter dans le passé de Shannon.
Cela n’aurait pas dû être possible, pas sans Eve et encore moins dans le passé d’un autre. Jusque-là, Aden n’avait jamais voyagé que dans sa propre enfance. A présent, il sentait et voyait ce que Shannon avait ressenti. Au moins, la douleur physique due au poison avait-elle disparu, et les âmes se tenaient-elles tranquilles au lieu de gémir.
Il était assis sur une balançoire, oscillant d’avant en arrière, ses petits pieds chaussés de sandales, ses menottes agrippées aux chaînes métalliques. Le soleil brillait fièrement — il n’avait que lui pour ami.
— Salut, Sh… Shannon, lança un autre enfant d’une voix moqueuse, tout près de lui.
Des gosses s’étaient regroupés autour de lui, riant ouvertement. D’instinct, Aden sut qu’ils se trouvaient tous dans la cour de l’école, en récréation.
Autour de lui, il y avait un toboggan, un manège et une cage à poules, mais les autres enfants n’y jetaient pas un regard. Seul Shannon les intéressait.
— Ma mère dit que, si tu es bizarre, c’est parce que ton père est noir et ta mère est blanche, lança le plus grand des enfants en lui jetant un caillou.
La pierre atteignit Shannon en plein ventre. Comme une piqûre douloureuse. Il ne leva pas les yeux. « Ignore-les, et ils te laisseront tranquille », c’était ce que lui répétait sa mère sans arrêt. Mais c’était faux. Ils ne s’arrêtaient jamais. Pas avant que Mme Snodgrass ne s’aperçoive de leur manège et ne leur crie dessus ; mais, en ce moment, elle était en train de s’occuper de Karen Fisher, qui avait de l’herbe dans les cheveux. Aucune chance de ce côté, donc — il aurait fallu un miracle.
Un autre caillou frappa Shannon à la jambe cette fois. La douleur fut vive, mais il ne réagit pas davantage.
— Hé, le bègue, on t’a déjà dit que t’as un nom de fille ?
D’autres rires ; tout en restant impassible, il eut envie de disparaître sous la terre.
Aden se serait volontiers jeté sur ces sales gamins, sans égard pour leur âge, afin de leur faire mordre la poussière. Et il en avait le pouvoir puisque c’était toujours lui qui contrôlait le corps… Seulement, changer le passé, c’était changer le futur, et pas toujours pour le mieux. Jamais pour le mieux, en fait. Alors il n’intervint pas, et demeura assis sur sa balançoire, dévasté par le ressentiment et le chagrin, agissant ainsi comme il imaginait que Shannon l’aurait fait, et espérant ne pas se tromper sur ce point.
Mais soudain, le décor changea autour de lui. Plus de cour de récréation. Il fut cerné par des murs de brique rouge couverts de graffitis. Dans le lointain, des sirènes de police se mirent à mugir. Un nuage de fumée le fit suffoquer, et il se mit à tousser, agita une main devant son nez pour dissiper l’odeur, avant de découvrir que son autre main tenait une cigarette.
— Alors, tu en penses quoi ?
Devant lui se tenait un jeune garçon, d’environ quatorze ou quinze ans, qui lui aussi fumait. Comme Shannon, il était noir, mais de peau plus sombre, et il avait les yeux marron. Il était mignon, pensait Shannon, même s’il n’était pas vraiment son genre ; ils sortaient ensemble depuis trois semaines. Ce qui rendait Tyler si attirant, c’était qu’il avouait ouvertement aimer les garçons. Et la plupart des gens l’acceptaient. La plupart seulement ; ce n’était pas le cas de son père, et Tyler prenait souvent des coups. Mais il ne se cachait pas pour autant d’être gay, pas plus qu’il ne dissimulait son côté féminin, dont il était même fier ; il portait du gloss sur les lèvres, des T-shirts roses trop moulants, et se peignait les ongles des pieds en rouge.
Shannon, lui, n’avait encore avoué à personne ses propres préférences. Dieu merci, son père n’avait pas le moindre soupçon ; sa mère, en revanche… Oui, elle devait se douter de quelque chose. Aussi évaporée qu’elle soit, elle ne cessait de lui présenter des filles, puis de le harceler de questions. Et comment les trouvait-il ? Et allait-il leur demander de sortir avec lui ?
— Allô, Shannon ? Ici la Terre, lança Tyler en riant. Tu m’écoutes ?
— Euh, pardon ? Tu disais quoi ?
Toute trace d’amusement disparut du visage de son ami.
— Ne fais pas semblant de ne pas comprendre ; je ne vais pas te laisser te défiler ! Ça fait un million de fois que je te le dis : j’en ai marre qu’on se dissimule. Alors, qu’est-ce que tu choisis ?
— Je…, commença Aden, avant de se taire tout net.
Qu’avait répondu Shannon dans cette situation ? Il sentit qu’un flot de panique était en train de le submerger. D’autant que Tyler le pressait de se déterminer.
— Dis quelque chose !
— Je… je…
Et soudain, la réponse n’eut plus d’importance. La scène changea de nouveau ; à présent, il se tenait debout au milieu d’un terrain de basket à ciel ouvert. Autour de lui, une cohorte de garçons en sueur lui tapaient dans le dos et le félicitaient pour le « bon boulot » qu’il venait d’accomplir. A ses pieds, il y avait un adolescent inconscient. Tyler ! Il reconnut son visage, bien qu’il soit tuméfié et plein de sang. Les mains de Shannon lui faisaient mal. Aden les scruta. La peau de ses phalanges était entaillée. Entaillée par des dents. Celles de Tyler.
C’était lui qui avait frappé Tyler ? Mais pourquoi ?
Le remords, la honte, le chagrin et le dégoût de soi l’envahirent.
Puis ses émotions s’éloignèrent de lui comme des feuilles d’arbre dans le vent en même temps qu’un nouveau changement de décor se produisait. Cette fois, il était assis dans un canapé, à l’intérieur d’une maison dont le salon était orné de portraits de lui ainsi que d’un noir plus âgé et d’une femme blanche. Ses parents, bien sûr. Les joues lui brûlaient, il y passa la main. Empourprées et mouillées. De larmes ? Quelqu’un, devant lui, faisait les cent pas en hurlant. Parce qu’il avait frappé Tyler ?
Non, comprit-il au moment où les sentiments et les pensées de Shannon lui apparurent dans toute leur clarté. Pas parce qu’il avait frappé Tyler mais parce que Shannon venait enfin d’avouer la vérité à ses parents. Il était gay. Il se détestait pour ce qu’il avait fait à Tyler. Il aurait voulu revenir en arrière, ne pas avoir traité si mal le garçon qu’il aimait.
Son père ne décolérait pas. C’était mal ! C’était un péché ! Même sa mère s’y mettait, avec ses cris et ses pleurs hystériques, et se lamentait sur la honte qu’il lui faisait. Pourquoi n’était-il pas normal ?
Normal… Aden comprit soudain à quel point Shannon et lui étaient proches. Presque identiques. Toute sa vie, on l’avait lui aussi traité de monstre, d’anormal ; ses parents, tout comme le système, l’avaient abandonné. Personne ne l’avait recueilli. Une honte, un rebut de la société, voilà ce qu’il était pour eux tous.
— Shannon ?
Une voix d’homme l’appelait depuis un long tunnel sombre ; quelqu’un le secouait.
— Toi aussi, tu es malade ?
Brutalement arraché à la scène, Aden ouvrit les yeux — trop de lumière, ses yeux brûlaient, des larmes brouillaient sa vue — pour se retrouver dans sa chambre, toujours allongé sur le lit, la douleur au ventre, avec les âmes qui hurlaient dans sa tête. Dan le regardait, visiblement inquiet.
— Tu es brûlant, soupira-t-il.
Même l’air qu’il déplaçait ajoutait à la souffrance d’Aden.
— D’après ce que je vois, la maladie d’Aden est contagieuse, conclut le tuteur. Au fait, où est Aden ? Est-ce que je dois appeler un médecin ?
Dan voulait savoir où se trouvait « Aden »… A ces mots, il comprit lentement qu’il était toujours dans le corps de Shannon.
— Ça ira, s’efforça-t-il d’articuler. Aden… va bien. Il est au lycée. Pour moi aussi, ça ira bien. S’il te plaît, tu peux me laisser maintenant ?
Puis il ferma les yeux et se roula en boule.
— D’accord. Repose-toi. Je reviendrai voir comment tu vas, et je t’apporterai du bouillon de Meg.
Meg était son épouse, une femme charmante et douce.
Aden entendit la porte se fermer et les pas de Dan s’éloigner dans le couloir.
Tous ces morts…, gémit de nouveau Elijah.
Par pitié, pas ça, pas de nouveau ! Le médium ajouta quelque chose, mais une autre voix se mêla bientôt à la sienne, réclamant l’attention d’Aden. Une voix de femme.
— Shannon ? disait-elle. Où est Aden ?
Victoria… Il s’efforça d’ouvrir les yeux. A présent, on avait éteint la lumière et tiré les rideaux, et la pièce était plongée dans une pénombre bienvenue. Comme Dan quelques instants plus tôt, Victoria se tenait à la tête du lit et le regardait avec inquiétude. Derrière elle, Thomas espionnait en silence.
Quand elle tendit la main pour la poser sur son front, Aden se recroquevilla.
— Ne me touche pas.
Peinée, elle renonça.
— Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
— Je suis Aden. C’est Aden qui te parle. Je suis coincé dans le corps de Shannon.
Si elle le touchait, n’allait-il pas posséder son corps et emmener Shannon avec lui ? Certes, ce n’était pas arrivé avec Dan, mais Aden refusait de prendre le risque avec Victoria, même s’il avait très envie qu’elle le caresse.
Devant son recul, elle eut d’abord une expression surprise, puis une véritable crainte s’afficha sur son visage.
— Je savais que je n’aurais jamais dû te laisser seul. Tu étais malade, et j’aurais dû… Je voulais que tu te reposes, et j’avais peur de t’en empêcher en restant ici. Zut, voilà que je bavarde à tort et à travers ! Pardon, je vais aller chercher Mary Ann. D’accord ? Il faut que je te laisse, mais je reviens tout de suite.
Mary Ann. Oui, bonne idée, puisqu’elle bloquait les pouvoirs magiques.
— D’accord.
Peut-être que sa présence libérerait Aden du corps de Shannon. Peut-être. Dans le cas contraire… Il serait coincé. Pour toujours.
***
Mary Ann se nicha contre la bouillotte douce et tiède — étrangement grande — au creux de son lit. Elle n’avait jamais dormi aussi bien ni aussi profondément. Sans doute parce qu’elle était épuisée, depuis ce qui lui semblait une éternité, et que son corps réclamait son dû. Ou peut-être parce que c’était son dernier sommeil.
Mais non ! Dans ce cas, elle se serait tournée et retournée toute la nuit, en se demandant si, oui ou non, elle était un Draineur, si Riley allait la rejeter à jamais, si les sorcières allaient se lancer à ses trousses, si, si, si…
Et voilà. Maintenant, elle avait déclenché les questions ! Elle se mit à se tourner et à se retourner. Qu’allait-elle faire ? Comment allait-elle… ?
Stop !
Et puis, qu’est-ce que c’était que cette bouillotte, si grande, et qui demeurait collée à elle-même quand elle s’agitait ? Bizarre. Ce qui était encore plus bizarre, c’est qu’elle n’avait jamais possédé ni bouillotte ni couverture chauffante.
Tout à coup, elle ouvrit les yeux.
Il y avait dans son lit… un grand loup noir.
Mary Ann poussa un petit cri, et son cœur se mit à battre la chamade.
Chut. C’est moi. Tout va bien.
Les mots se répercutèrent dans sa tête ; la voix grave et chaude lui était familière.
— Riley ?
Sans le vouloir, elle avait parlé tout haut. Elle frotta ses yeux gonflés de sommeil et regarda le loup bien en face. La lumière était éteinte et le soleil n’était pas encore tout à fait levé ; les détails restaient donc indistincts.
Le loup était étendu de tout son long à côté d’elle ; son pelage sombre, tout comme ses yeux verts, luisait dans l’obscurité.
C’était bien Riley.
En chair et en os.
Elle devait avoir une drôle d’allure, à cette heure. Vite, elle mit de l’ordre dans ses cheveux — quelques nœuds, rien de méchant — et vérifia sa tenue : un débardeur bleu, un simple caleçon qui lui laissait les jambes nues. Les draps dissimulaient le bas de son corps.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle.
Il est possible que tu sois un Draineur, répondit Ryler, et cette sorcière, Marie, se doute de quelque chose. Hors de question que je te laisse dormir seule, dorénavant.
Donc, il tenait encore à elle. Il envisageait même l’hypothèse qu’elle ne soit pas un Draineur, ce qui, par rapport à leur dernière conversation — où il avait affirmé « Tu finiras par me tuer » — constituait un progrès. Elle sentit un sourire naître sur ses lèvres.
— Alors tu as passé toute la nuit ici ?
Il l’avait protégée.
Absolument. Je suis revenu après avoir ramené Aden et Victoria chez eux.
— J’en suis ravie. Merci.
Avec plaisir.
Leurs yeux se rencontrèrent et, pendant un instant torride, il la regarda comme il la regardait les premiers temps de leur rencontre, avant les sorcières, avant les Draineurs ; il la regarda comme si, pour lui, elle comptait plus que tout au monde. Un véritable rêve…
Son sourire s’élargit, et elle se laissa retomber sur les oreillers, en regrettant un peu de ne pas s’être réveillée plus tôt.
— Maintenant que nous sommes tous les deux éveillés, on peut parler de la nuit dernière. Il y a deux ou trois choses que nous avons dites qui…
Impossible d’achever la phrase. La porte de la chambre venait de s’ouvrir à la volée :
— Mary Ann, tu as un problème ?
Son père fit irruption dans la pièce, furieux. May Ann se redressa brusquement, se sentant prise en faute avec sa « bouillote ».
— Papa ! Mais qu’est-ce qui te prend ? s’écria-t-elle.
— Tu as crié le nom d’un garçon, et j’ai cru que…
A cet instant, son regard tomba sur le loup et il s’arrêta net, l’air terrifié. Il était encore vêtu de son pyjama de flanelle ; sans doute avait-il sauté de son lit.
— Mary Ann, ma chérie, reprit-il aussi calmement qu’il put, tu vas faire exactement ce que je dis. Lève-toi. Lentement. Pas de geste brusque, d’accord ? Tu vas venir jusqu’ici tout doucement, d’accord ? Vas-y, mon trésor.
— Papa, ce… chien est inoffensif, affirma alors Mary Ann, je te le jure.
Ça, c’était le plus gros mensonge du monde. Pourtant, pour confirmer ses dires, le « chien » se mit à lui lécher la main. Immédiatement, elle éprouva un frisson et ses joues devinrent brûlantes. Pourvu que son père ne se rende compte de rien…
— Comment peux-tu savoir si ce bâtard est dangereux ou pas ? objecta ce dernier.
Lui qui avait toujours été terrifié par les animaux et qui les détestait…
— Allez, éloigne-toi de lui, viens me rejoindre. Je ne veux pas te faire peur, mais cette bête pourrait te défigurer d’un seul coup de dents, mon trésor.
A ces mots, elle sentit Riley se raidir.
— Je sais. Enfin, non, ça ne risque pas, bredouilla-t-elle. C’est mon… toutou à moi. Mon animal de compagnie, quoi.
S’il te plaît, Riley, ne te vexe pas, le supplia-t-elle. Hélas, il ne pouvait pas entendre ses pensées.
— Ça fait quelques semaines que je l’ai adopté.
Son père ouvrit des yeux ébahis.
— Et je ne m’en serais pas rendu compte ?
— Je t’assure.
Elle passa un bras autour du cou de Riley et enfouit le visage dans son pelage.
— Qu’est-ce que tu racontes ! s’obstina son père. Tu me l’aurais dit. Je l’aurais su.
« Pauvre papa. Il y a tellement de choses que tu ne sais pas… », aurait-elle pu répondre. Au lieu de quoi, elle dit :
— Comme je sais que tu as une vraie phobie des animaux, j’ai préféré le cacher. Mais, tu vois, il est dressé. Il se tient très bien, je te le jure.
— Cette chose pourrait te dévorer comme un rien, Mary Ann. Je veux qu’il s’en aille. Immédiatement.
— S’il te plaît, papa ! Je t’en prie, laisse-moi le garder, implora-t-elle en se forçant à pleurer.
Est-ce qu’elle en faisait trop ? Peut-être. Mais il fallait qu’elle obtienne un oui. Ainsi, Riley pourrait aller et venir librement chez elle. Plus besoin de se cacher. Franchement, elle aurait même dû y penser avant !
— Je me sens mieux grâce à lui. Tu sais, depuis que… Depuis ce qui s’est passé entre nous.
Bon, rappeler à son père leur dispute était un coup bas, mais c’était la seule chance qui lui restait.
Enfin, le visage de son père s’adoucit :
— Mais il n’a peut-être pas tous ses vaccins…, dit-il, désarmé.
Mary Ann avait gagné. Elle en aurait ri, chanté et dansé !
— Je l’emmènerai moi-même chez le vétérinaire.
Son père prit le temps de la réflexion, se pinça l’arête du nez, puis poussa un long soupir.
— Et tu l’as appelé… Riley ?
Oups.
— Oui.
— Tu donnes à ton chien le nom de ton petit ami ?
— Euh… oui.
— Et pourquoi ça ?
Il devait être en train de trouver des tas de sous-entendus psychologiques à la situation.
— Ça m’a semblé… approprié, parce qu’ils sont tous les deux très protecteurs.
Ce qui, au moins, était vrai.
— Et Riley est au courant ? s’enquit doucement son père.
— Oui. Même qu’il aime bien cette idée. Il se sent flatté.
— Ce qui me prouve bien que c’est un type bizarre, et que tu ferais mieux de ne pas traîner avec lui.
— Est-ce que c’est ton opinion professionnelle ? demanda Mary Ann d’un ton narquois.
Silence. Puis, de nouveau :
— Je n’arrive pas à y croire. Un cabot dans notre maison depuis des semaines, et je n’ai rien vu… Soit, tu peux le garder. Mais je t’avertis : s’il pisse sur les tapis, je le mets dehors.
— Entendu, conclut Mary Ann en se pinçant les lèvres pour ne pas sourire.
Son père tourna les talons. Il s’apprêtait à sortir de la chambre quand il lança :
— Et s’il te montre les crocs, même une seule fois, c’est la porte aussi. Il a l’air dangereux.
Et je le suis ! s’exclama Riley dans la tête de Mary Ann.
Quant à elle, elle s’ordonna de ne pas rire.
— Dis-moi, reprit son père depuis le pas de la porte. Où abrites-tu ton monstre, quand tu es au lycée ?
Ton monstre. Sympa.
— Il reste dehors.
— Mary Ann, tu sais que ça risque d’amener des puces dans la maison ?
Ne ris pas. Ne ris pas. Ne ris pas.
— Il est propre, papa, je te le promets. Mais si je trouve la moindre bestiole, je ferai ce qu’il faut.
Mmm… Soudain, tu m’intéresses, lui chuchota Riley.
— Et, merci, papa, acheva-t-elle. Merci pour tout.
— Mouais.
Enfin, la porte se referma et Mary Ann demeura seule avec Riley. Enfin, elle put rire tout à son aise. Et surtout, enfin, elle put câliner son… Comment avait dit son père, déjà ? Ah oui, son cabot.