25
Aden se tenait debout devant la sorcière. Elle n’avait pas changé de chaise, juste déplacé celle sur laquelle elle était assise pour se réfugier au coin de la pièce, tout en hurlant quelque chose au sujet d’un Draineur. Elle portait un bandeau sur les yeux, d’une couleur différente de celle qu’il lui avait vu la dernière fois. Etait-elle parvenue à détruire le précédent ? Sinon, pour quelle autre raison le lui aurait-on changé ?
La façon dont elle était ligotée aussi avait changé. Avait-elle tenté de s’enfuir, avait-elle failli y parvenir ?
Elle était plus pâle que la veille ; sa peau était… pratiquement jaune. Ses joues étaient creusées. Ses cheveux avaient changé d’aspect : ils paraissaient cassants et secs comme de la paille. Ils avaient perdu leur brillance. L’impression de puissance qu’elle dégageait précédemment semblait à présent bien ténue.
Les loups-garous l’avaient surveillée, soignée et nourrie, bien sûr. Mais elle devait tout de même se sentir mal à l’aise. Très mal à l’aise, en fait. Aden s’en voulait beaucoup. Il n’aimait pas l’idée qu’elle souffre, que l’immobilité forcée l’endolorisse ; il n’aimait pas l’idée qu’elle ait peur, qu’elle craigne pour sa vie. Mais il aimait encore moins que ses amis soient en danger de mort par la faute de cette sorcière et de ses semblables.
— Je ne suis pas venu te faire du mal, dit-il doucement. Je ne vais pas drainer quoi que ce soit.
La sorcière haletait.
— Tu es le Chanteur. Celui qui nous appelle.
Même sa voix était différente. Plus faible, plus rauque.
— C’est moi, oui.
Si seulement il avait pu charmer les sorcières avec autant de facilité qu’il avait charmé les bêtes assoiffées de sang des vampires… Alors, rien de tout cela n’aurait été nécessaire.
— Mais dis-moi : quel est ce Draineur dont tu parles ? De quoi te viderait-il ?
N’engage pas la discussion avec elle, lui conseilla Elijah. Fais ton boulot, c’est tout.
— De ton sang ? insista-t-il néanmoins.
Bravo, continue à faire ce que je dis, lança sèchement le médium dans sa tête.
La sorcière le regarda droit dans les yeux :
— Comme si tu ne savais pas qu’un de vous est capable de…
Au même moment, Riley entra dans la pièce et referma la porte bruyamment. Abruptement, il lança :
— Silence, sorcière. Nous t’avons laissé l’occasion de nous donner les informations que tu as, et tu l’as laissée passer. Maintenant, ne t’en prends qu’à toi-même pour ce qui t’arrive.
Depuis qu’Aden était entré dans la cabane, Caleb était agité. On aurait dit que voir la sorcière affaiblie et malmenée lui était insupportable. Mais quand il entendit les paroles de Riley, il se mit vraiment en colère.
Laisse-la parler ! Elle veut dire quelque chose, et elle en a le droit. Aden, mon pote, tu ne peux pas la laisser comme ça. Il faut que tu la sauves.
Dis donc, ça va pas bien, toi ? l’interrompit Julian. Sauver la sorcière ?
Regarde-la, reprit l’autre. Elle est malade. Elle souffre. Elle a besoin d’aide. D’accord, c’est moi qui ai suggéré qu’on la kidnappe, mais franchement, quand je la vois dans cet état, je veux bien qu’on arrête tout.
— Nous allons la sauver, murmura Aden. Tout à l’heure. Allez, au travail.
Il leva la tête et regarda Victoria, juste en face de lui.
— Tu es prête ?
Elle acquiesça malgré sa nervosité.
— Tu vas sauver qui, Aden ? lança la sorcière. Moi ? Sache que rien ne vous sauvera toi et tes amis. Pas après tout ce que vous m’avez fait.
Aden ! Tu ne supporterais pas l’idée qu’on traite ta fiancée vampire de cette façon. Que dirais-tu si c’était elle qui était assise en face de toi ? s’écria Caleb, qui n’était visiblement pas près de capituler. Laisse partir la sorcière. Maintenant. S’il te plaît.
Mais pourquoi est-ce que tu te préoccupes autant de cette sorcière ? demanda Elijah. Et de toutes les sorcières en général ? Depuis que nous les avons rencontrées, lorsqu’elles ont lancé leur sortilège de mort, tu te montres aussi attiré par elles qu’elles le sont par Aden.
Je ne sais pas, répondit Caleb d’une voix plaintive. Tout ce que je sais, c’est que je ne veux pas qu’on leur fasse de mal.
A ces mots, Aden fut conforté dans son soupçon : par le passé, Caleb avait certainement été lié aux sorcières ; ceci expliquait d’ailleurs que la sorcière ait frémi en entendant parler d’un être capable de posséder les corps.
— On peut peut-être chercher la réponse, admit-il.
Après tout, il avait besoin de la coopération de Caleb pour mener son plan à bien. Et il avait bel et bien fait la promesse de découvrir qui avaient été les esprits du temps où ils n’étaient pas encore coincés dans son cerveau. Il avait juré de les aider à exaucer leur dernière volonté, ce qui leur permettrait d’aller de l’avant et de se libérer de lui — même si, il le savait, il avait, d’une certaine façon, envie de les garder avec lui, de ne pas prendre le risque qu’ils lui manquent.
— Quand nous serons à l’intérieur, nous enquêterons sur toi, promit-il à Caleb.
— A l’intérieur ? rugit la sorcière en tentant désespérément de se défaire de ses liens. Qu’est-ce que tu envisages de faire ? Qu’est-ce que tu oses t’imaginer ? Si tu me fais du mal, mes sœurs te retrouveront. Elles te traqueront jusqu’au bout du monde pour ça. Et elles te lanceront un sortilège de souffrance suprême. Elles te maudiront, Aden, et elles maudiront tous les tiens. Tu m’entends ?
De toutes ses forces, elle s’agitait sur sa chaise qui crissait sur le parquet de bois.
— Je te l’ai déjà dit, fit Aden, je n’ai pas l’intention de te faire de mal.
A vrai dire, elle lui avait déjà lancé tellement de malédictions au cours des derniers jours que cette ultime menace tombait un peu à plat.
Euh… je ne suis pas vraiment sûr que ce soit inoffensif pour elle, intervint Caleb. Que se passera-t-il si nous changeons son passé ? Si ce changement la détruit ?
— Nous ferons attention, c’est promis, mais nous n’avons pas le choix. Le délai approche, tu t’en souviens ? Il n’y a pas d’autre façon de nous en sortir.
Il y eut un silence, puis Caleb répondit, à contrecœur : D’accord. On le fait. Mais ne lui fais aucun mal, c’est bien d’accord ?
Aden se sentit vexé. Il ne voulait faire de mal à personne. En dehors des combats où il avait défendu sa vie, il n’avait jamais blessé quiconque volontairement.
— Comme si j’en avais l’intention. Tu me connais mieux que ça, non ?
— Qui te connaît ? Et mieux que quoi ? rétorqua la sorcière sur un ton furieux.
Il était temps de passer à l’acte. Il s’approcha d’elle et lui enleva le bandeau qui lui masquait les yeux. La lumière du jour qui entrait dans la pièce la fit cligner des yeux ; elle éternua et se mordit la lèvre, cherchant visiblement à reprendre le contrôle d’elle-même.
— Détends-toi, ordonna Aden en lui prenant le menton et en l’obligeant à le regarder.
Au moment où leurs yeux se rencontrèrent, Caleb entra en action : Aden disparut ; il se glissa dans le corps de la sorcière. Tiens… aucune douleur ? Pas même le plus petit sentiment d’inconfort ? Peut-être qu’après toutes les aventures qu’il avait traversées, son seuil de douleur s’était élevé. Ou bien peut-être Caleb s’y prenait-il mieux pour opérer ces transferts. A moins qu’il n’ait tout fait pour éviter la douleur, sachant que, du fait du lien qu’il venait d’établir entre Aden et la sorcière, celle-ci souffrirait en écho.
Voilà. Aden y était. Il voyait à travers les yeux de la sorcière.
Il évalua la situation. Ses chevilles et ses poignets étaient tout endoloris. Ses muscles étaient raidis.
— Libère-moi, ordonna-t-il à Riley.
Décidément, c’était toujours aussi étrange de s’entendre parler avec la voix de quelqu’un d’autre…
Riley s’approcha de lui, inquiet ; néanmoins, il sortit ses griffes et coupa net les liens, qui tombèrent au sol. Aden se massa les poignets pendant que Riley lui libérait les chevilles, puis il se leva. Ses jambes étaient si faibles qu’il faillit s’effondrer. Mais quelques pas permirent à la circulation sanguine de se rétablir peu à peu.
Jamais la sorcière ne saurait que ces gestes avaient eu lieu ; elle se sentirait juste mieux quand elle reviendrait à elle.
Tout en marchant, il laissa son esprit vagabonder dans les souvenirs de la sorcière. Le monde autour de lui disparut peu à peu. Pas comme avec le Dr Hennessy. Il ne voyait pas que de la neige. Il voyait… Hé ! Encore cette idée ! La neige. Oui, de toute évidence, il avait certainement tenté d’entrer dans l’esprit du Dr Hennessy, sinon comment expliquer ces étranges et fréquents flash-back ? Question : combien de temps y était-il resté ? Pourquoi ne parvenait-il pas à s’en souvenir ? Ce n’est pas le moment de penser à ça.
Il se concentra de nouveau sur les souvenirs de la sorcière. Les choses ne se passaient pas non plus comme avec l’esprit de Shannon ; Aden n’entrait pas dans une scène de son passé. Pour l’heure, il voyait… quoi ? des… des boîtes ? Oui, une centaine de boîtes, flottant sur une mer blanche, toutes ornées d’une impressionnante ferrure d’argent.
Perplexe, il tendit la main ; au moment où ses doigts entrèrent en contact avec la boîte, il fut secoué par une décharge électrique.
— Ho ! Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui provoque cette réaction ?
Des protections, répondit Caleb, plus sûr de lui qu’à l’accoutumée. Elle a ses propres tatouages. Ses souvenirs sont dans les boîtes, et les boîtes sont protégées contre les intrusions.
— Comment le sais-tu ?
Aucune idée. Je le sais, c’est tout.
Quoi qu’il en soit, il fallait regarder à l’intérieur de ces boîtes. Sachant que chaque tatouage ne pouvait servir de protection que contre un seul type de danger, il s’agissait maintenant de déterminer quels tatouages portaient la sorcière et comment chacun d’eux protégeait ses souvenirs. Et il n’y avait qu’une façon d’en avoir le cœur net.
Aden chercha donc Riley du regard ; celui-ci était adossé à la porte.
— J’ai besoin que tu sortes.
Le loup refusa.
— Ce serait…, commença-t-il.
— … la seule chose à faire, acheva Aden. Je dois inspecter son corps pour trouver les protections, et je parierais qu’elle n’aimerait pas trop qu’un garçon assiste à ça.
Quoi ? s’exclama Caleb. Tu ne vas quand même pas la déshabiller ?
Lui qui était pourtant le premier à se réjouir, dans ce genre de situation…
— Je vais m’efforcer de garder les vêtements, assura Aden.
Riley revint à la charge :
— Si je sors, argua-t-il, je ne serai pas en mesure de te protéger.
— Pas grave. Dehors, répliqua Aden, accompagnant son ordre d’un geste impérieux.
— Soit. Mais je te préviens : si jamais la sorcière prend conscience de ce que tu fais et s’en prend à ton esprit, il ne faudra pas m’en tenir pour responsable.
Sur ce, et tout en renâclant, le changeforme disparut.
— Si ça devait arriver, lui lança Aden avant que la porte ne claque, tu n’aurais aucun moyen de l’empêcher, de toute façon ! Victoria, tu peux m’aider ? Je veux que tu examines attentivement ce corps.
Elle s’avança vers lui de sa démarche gracieuse, puis se mit au travail. Au début, ses mouvements étaient vifs et précis, mais peu à peu elle s’attarda sur certains endroits. Oui, elle s’attardait, de plus en plus, songea Aden, qui avait fermé les yeux.
— Je n’ai jamais regardé une sorcière d’aussi près, finit-elle par dire d’une voix rauque. En général, je les évite autant que je peux. Et je ne sais pas pourquoi. Parce que ton odeur…
— Est désagréable ? demanda Aden.
— Ce n’est pas ça, répondit Victoria. J’ai fini.
Pourtant, elle le tenait toujours fermement par le bras, l’empêchant de bouger. Son étreinte s’accentua même.
— Non, bien au contraire. Elle est bonne. Délicieuse, en fait, conclut-elle de ce ton qu’avaient eu les conseillers… avant de se jeter sur lui pour lui ouvrir les veines.
Alerte rouge ! lança soudain Elijah.
— Je sais, répondit Aden.
Il ouvrit les yeux et s’arracha à l’étreinte de la princesse — avant de se précipiter à l’autre bout de la pièce. Comme elle faisait mine de le suivre, il l’arrêta d’un geste.
— Reste où tu es.
Elle avait le regard chaviré et ses incisives pointaient. Elle le supplia :
— Juste un peu. Pour goûter. Tu verras, je serai douce. Tu vas aimer ça.
— Riley ! appela-t-il.
Le loup-garou n’avait pas dû aller bien loin, car l’instant d’après il fit irruption dans la pièce.
— Tu as décidé que tu avais besoin de moi, finalement ?
— Je crois que nous avons un problème.
Victoria s’était ramassée sur elle-même, comme prête à bondir.
Aussitôt, Riley saisit la vampire, l’immobilisant. Elle se mit à lutter pour lui échapper.
— Tout doux. Du calme, Victoria. Ressaisis-toi. Il y a des poches de sang frais à côté, précisa-t-il à l’intention d’Aden. Je vais lui en donner un peu et elle ira mieux. On revient dans un instant.
Entraînant Victoria avec lui, il sortit.
Quelques minutes s’écoulèrent, qui laissèrent le temps à Aden de se remettre et de réfléchir. D’un côté, il était beaucoup trop tôt pour qu’il sorte du corps de la sorcière, juste dans le but d’échapper à Victoria. De l’autre… de l’autre, il avait été moins une qu’il soit vidé de son sang par la princesse. Or, il était hors de question de la laisser boire à la gorge d’une sorcière, au risque qu’elle ne devienne ainsi une droguée. Les sorcières possédaient un charme et un sang hautement addictifs, Aden l’avait appris.
Bientôt, Riley et Victoria reparurent dans la cabane, Victoria, apparemment calmée. Riley ferma la porte et se tint immobile dans l’entrée ; la vampire, quant à elle, prit bien soin de rester à distance d’Aden. Ses joues étaient encore rosies d’excitation.
— Pardon pour ce qui vient de se passer, fit-elle tout bas.
— Ne t’inquiète pas, la rassura Aden, heureux de la retrouver. Est-ce que tu peux me parler des tatouages que tu as vus ?
Victoria hocha la tête.
— Oui. Ses protections sont minuscules. A les regarder, on pourrait penser qu’elles sont inefficaces, mais quand tu passes la main dessus, tu sens toute la puissance qu’elles dégagent…
— Combien en porte-t-elle ?
— Neuf. Il y en a deux qui sont purement esthétiques. Sans doute pour la protéger des sorts de laideur. Une est destinée à protéger l’ensemble de ses tatouages, ce qui fait qu’on ne peut ni les modifier, ni les changer, ni les retourner.
Maligne, la sorcière. Pourtant, Riley lui avait signalé que bien peu de créatures osaient se faire tatouer ce motif particulier.
— Il y en a une qui la protège des blessures physiques et une autre des blessures psychiques. C’est sans doute celle-là même qui t’empêche d’avancer. Elle porte aussi un tatouage qui l’ancre dans ce monde, ce qui fait qu’une fée, par exemple, ne pourrait pas l’entraîner dans une autre dimension. Les trois autres la protègent du venin de gobelin, des mensonges des séducteurs et de la tentation de révéler des secrets. Ce qui veut dire qu’elle n’aurait jamais pu nous avouer ce qu’elle savait, même si elle l’avait voulu.
— Incroyable ! Voilà pourquoi nous n’avons pas réussi à lui soutirer la moindre information ! s’exclama Riley, fou de rage. Dire que je n’ai pas pensé à vérifier ses tatouages !
— Pour ta défense, nous avions beaucoup d’autres choses à penser.
— Et en général, on préfère éviter la compagnie des sorcières, renchérit Victoria. Nous ne les fréquentons jamais de notre plein gré. Nous ne pouvions pas nous douter qu’elles portent aussi des protections.
— Faisons le point : elle ne peut pas révéler de secrets, et son esprit est protégé contre les atteintes extérieures. Je n’ai aucunement l’intention de la blesser, mais cela, elle ne peut pas le savoir. Même si elle n’est pas consciente que je suis à l’intérieur d’elle, il est fort probable que son esprit me reconnaît comme un élément étranger, et me considère donc comme une menace.
— Est-ce que tu peux te cacher d’elle ? demanda Riley.
— Je ne sais pas, mais ça vaut la peine d’essayer.
Si elle était consciente, en effet, mais ne se rendait pas compte de la présence d’Aden dans sa tête, elle relâcherait peut-être son attention, ce qui permettrait d’ouvrir discrètement les boîtes contenant ses souvenirs.
— Bon. Rattache-moi, alors.
Je n’aime pas ça, gémit Caleb.
Aden non plus, mais il n’avait guère le choix.
Il se laissa retomber sur la chaise, tendit ses bras dans son dos et joignit les poignets. Il fallut moins d’une minute à Riley pour le ligoter de nouveau. Voilà. La position était toujours aussi inconfortable. Pauvre créature.
Tu me jures qu’ensuite tu la libéreras ? demanda Caleb d’une voix tremblante.
— Oui.
Ensuite, il n’aurait plus besoin d’elle.
— Oui quoi ? s’enquit Riley.
Avant de secouer la tête et de conclure :
— C’est bon, j’ai compris, ce n’est pas à moi que tu parlais.
Le loup-garou apprenait peu à peu…
— Bande-moi les yeux. Et cette fois, c’est bien à toi que je parle.
Riley obtempéra et, soudain, Aden fut plongé dans l’obscurité.
— Je vais essayer de me cacher au fond de son cerveau. Il y a de fortes chances pour qu’elle ne remarque pas ma présence, dans ce cas. Vous, vous allez essayer de lui parler, pour détourner son attention. Même si elle ne vous répond pas, relancez-la. Essayez de l’amener à parler du sortilège de mort.
Car même si elle ne pouvait pas révéler les secrets qu’elle connaissait, il allait très vite savoir si elle y pensait quand quelqu’un lui parlait. Et si, le cas échéant, il parvenait à les entendre.
— Maintenant, j’ai besoin que vous restiez calmes, conclut-il. Et, non, Riley, je ne te parle pas. Pas plus qu’à toi, Victoria. S’il vous plaît ?
L’important, c’était que la sorcière n’entende pas les conversations des âmes.
D’accord, soupira Elijah.
Bien sûr, dit Julian.
Oui, ça va, grommela Caleb. Mais c’est juste parce que je veux que tu la relâches ensuite.
Aden prit une profonde inspiration et retint son souffle… le retint longtemps… puis, lentement, relâcha tout l’air. En même temps, il se dissimula dans un recoin obscur du cerveau de la sorcière. Il aurait pu tenter de se loger tout au fond, en douceur ; cependant, en prenant conscience de ce qui l’entourait, elle aurait peut-être eu le temps de remarquer quelque chose d’anormal. En agissant comme il le faisait, d’un seul élan, il augmentait ses chances.
L’instant d’avant, il était au milieu de son esprit ; soudain, il n’y était plus.
— Qu’est-ce que tu entends par « tu me connais mieux que ça ? » demanda la sorcière comme si leur conversation ne s’était jamais interrompue.
Parfait. Elle ne se souvenait de rien.
— Ça suffit, lança Riley sèchement. Dis-nous ton nom.
Tu te contredis, sale loup-garou, pensa-t-elle, et Aden retint une exclamation de joie. Il pouvait entendre les pensées de la sorcière ! Et celle-ci ne se rendait visiblement pas compte de sa présence !
— Tu viens de me demander de me taire, lança-t-elle à Riley, tu ne sais pas ce que tu veux…
Celui-ci entreprit de la noyer sous un flot de paroles. Aden en profita pour se concentrer sur les pensées dont elle était traversée. Bla, bla, bla, pensait-elle. Où est parti le Chanteur ? Je ne sens plus son appel. S’il est parti… Nom d’un chien, il faut que je sorte d’ici et que je l’emmène avec moi ! Les filles vont être furieuses. Je n’en reviens pas de m’être laissé coincer. Crétines de vampires ! Elles vont se moquer de moi pendant des siècles. Mes tatouages me protègent peut-être des blessures physiques, mais je ne suis pas à l’abri de mourir de honte !
« D’accord, pensa Aden. Rien d’intéressant ici. »
Il concentra son attention sur la mer qui lui faisait face. Les boîtes avaient disparu ; à présent, les souvenirs qu’elles avaient contenus flottaient librement sur les flots. Il y en avait un très grand nombre. Chacun d’eux ressemblait à un petit écran de télévision. Lequel choisir en priorité ? S’il ne prenait pas le bon, il risquait de perdre des heures à consulter des souvenirs qui lui seraient totalement inutiles. Toutefois, cela valait toujours mieux, supposa-t-il, que de rester assis sans rien faire.
Il parcourut donc du regard tous les écrans qui se trouvaient à portée de vue — jusqu’à ce qu’il tombe sur l’image de cette sorcière blonde rencontrée une semaine plus tôt dans la forêt, qui attirait tellement Caleb, et qui avait prononcé le sortilège de mort contre ses compagnons.
Quand il la vit, Aden tendit la main vers l’écran, sans réfléchir. A peine ses doigts touchèrent-ils l’écran qu’un vertige lui monta à la tête ; l’instant suivant, il était happé par un tourbillon d’une violence surprenante. A croire qu’il était ballotté comme une coquille de noix sur la mer démontée.
Il perdit tout contrôle. La sensation était juste supportable. Dieu merci, elle cessa au moment où il allait craquer. Son corps ne bougea plus.
Yeux clos, il secoua la tête pour chasser le vertige.
— Dis, ça va ? lui demanda une voix féminine — une voix qui lui était familière.
Au fond de son cerveau, Caleb émit un gémissement étouffé.
— Du calme. Repose-toi.
Doucement, tout doucement, il ouvrit les yeux. La sorcière blonde était devant lui, pâle, magnifique. Ses longs cheveux ondulés lui encadraient le visage et descendaient jusqu’à sa taille. Sa peau était sans défaut ; ses yeux étaient d’un bleu profond et ses lèvres avaient la délicatesse d’un fruit. On lui donnait environ vingt ans.
Elle était vêtue de la même robe que celle qu’elle portait dans la forêt. Aden aussi, d’ailleurs — ou plutôt, la sorcière à l’intérieur de laquelle il s’était projeté. Toutes deux, elles se trouvaient devant un bâtiment de briques blanches qui ressemblait à une chapelle et dont le toit pointu semblait s’élever jusqu’au ciel. Des buissons de rose encadraient l’entrée, formée de vastes fenêtres panoramiques. L’air était doux et humide, embaumé de senteurs de l’été.
— Eh bien ?
Aden retarda le moment de répondre pour envisager la solution la plus adaptée à la situation. Il ne voulait pas changer le passé par sa réponse — car cela aurait pu compromettre le futur — ni ne pouvait demeurer silencieux comme il l’avait fait quand il s’était retrouvé dans la tête de Shannon. Celui-ci avait donné l’habitude à son entourage de ne pas piper mot, à cause de bégaiement ; mais ce n’était pas le cas de la sorcière dans laquelle se trouvait maintenant Aden, laquelle avait largement fait la preuve de sa repartie.
Finalement, il biaisa.
— De quoi parlions-nous ? demanda-t-il avec cette voix féminine.
La blonde leva les yeux au ciel.
— Ecoute, je sais que tu as peur d’être punie. Tu as parlé à l’humain de tes pouvoirs, et il nous faut fuir avant que la chasse aux sorcières ne commence. Mais en attendant…
Zut… Ce n’était pas le bon souvenir. Aden ferma les yeux et s’imagina de retour dans l’esprit de la sorcière.
De nouveau, il y eut le tourbillon, et il se sentit projeté dans toutes les directions ; mais, bien vite, il se retrouva dans le coin de l’esprit de la sorcière, en sécurité, avec de petits écrans qui flottaient devant ses yeux.
Ouf. Il commençait à devenir bon à ce jeu.
Mais est-ce que ce type va la fermer, oui on non ? Voilà ce que la sorcière était pensait en ce moment même.
Comme Aden le lui avait demandé, Riley tenait un grand discours sur le bien et le mal, la vie et la mort ; il racontait que, la seule chose qui lui importait, c’était de protéger ses amis, et que, pour ce faire, il devait absolument amener Aden à la réunion des sorcières, ce qui lui serait impossible tant qu’il ne saurait pas où celle-ci allait se dérouler. Sa voix était rauque ; depuis combien de temps parlait-il ainsi ?
Une nouvelle fois, Aden fit abstraction de la voix du loup-garou pour scruter les écrans de télévision jusqu’à ce qu’il voie de nouveau la sorcière blonde. Là, encore, il tendit la main.