28
Pendant qu’il conduisait Jennifer à travers la
forêt, Aden se préparait mentalement à la suite. Il tentait surtout
de se rassurer. Ça va marcher. Tes amis seront
sauvés. Tu vas t’en tirer vivant.
Les yeux toujours bandés, les mains ligotées dans
le dos, la sorcière ne cessait de demander ce qu’il était en train
de faire. Jusque-là, il avait ignoré ses questions ; mais, à
présent, ils se trouvaient suffisamment loin de la cabane pour ne
pas être entendus, même par un loup à l’ouïe hypersensible.
— Ce que je fais ? répondit-il alors
sans cesser de marcher. Je te libère.
— Je ne te crois pas !
A la seconde, elle trébucha contre une racine et
ne dut qu’à Aden, qui la tenait fermement, de ne pas choir face
contre terre.
— Si tu voulais vraiment me libérer, tu
couperais la corde. Tu ne risques rien, tu sais. Votre Draineur a
absorbé la plus grande partie de mes pouvoirs, et je suis quasiment
impuissante.
— Tu as déjà mentionné ce Draineur, mais
comme je te l’ai dit, je ne sais pas de quoi tu parles.
Elle eut un rire sans joie.
— C’est ça, oui.
Détache-moi, c’est tout ce que je te demande. Nous nous en irons
chacun de notre côté et nous ferons semblant de croire que rien de
tout cela n’est arrivé.
Allons, donc. Elle n’oublierait jamais. Aden non
plus, d’ailleurs.
C’est maintenant ou
jamais, lança Caleb avec détermination.
Il a raison. C’est
ici, affirma Elijah d’un ton soudain solennel. Quelque chose va se produire ici, je le sens.
Aden s’arrêta donc. Jennifer ne s’en rendit pas
compte et le percuta ; une nouvelle fois, il la retint juste
avant qu’elle ne tombe. Puis, pendant un instant, il resta là,
immobile, à percevoir le désespoir qui avait gagné la sorcière.
S’il agissait comme il en avait l’intention, elle serait
libre.
Mais elle n’aurait qu’une envie : se venger
de ceux qui l’avaient enlevée et séquestrée. Elle l’emmènerait
peut-être directement dans la gueule du loup.
Et il ne pourrait pas revenir en arrière.
Tu n’as pas l’intention de
revenir en arrière, de toute façon !
S’armant de courage pour affronter le pouvoir
magique de la sorcière, il lui ôta son bandeau puis passa derrière
elle et trancha ses liens. Instantanément, elle se tourna vers lui,
comme une furie. Il se mit en garde, s’attendant à un sort, ou à un
coup. A quelque chose… Mais rien ne vint. Elle se contenta de
reculer de quelques pas, clignant des yeux, toute perplexe.
Qu’allait-il faire si elle s’enfuyait ? Si
elle se mettait à courir sans l’emporter avec lui ?
— Pourquoi as-tu fait ça ?
demanda-t-elle. Tu ne crois tout de même pas
qu’une bonne action de ta part va me pousser à parler ? Que je
vais tout te dire sur l’assemblée des sorcières ? Si ? Eh
bien, écoute-moi : il n’y aura pas d’assemblée. Pas maintenant
que vous avez osé me séquestrer et je ne sais quoi d’autre. C’est
comme si tes amis étaient déjà morts, humain ! Bel et bien
morts !
Elle lançait les mots comme des couteaux, en
direction d’Aden.
Ne l’écoute pas, dit
Elijah.
— Tu crois qu’ils vont s’en
sortir ?
— Tu ne m’as pas entendue ou quoi ? Je
viens juste de te dire le contraire, lança la sorcière.
Je ne veux pas te mentir,
Aden, alors ne me pose pas cette question. Tout ce que tu as besoin
de savoir, c’est qu’elle va t’emmener avec elle. Ça, je peux te le
promettre.
— Mais il faut que je te le demande :
est-ce qu’ils vont s’en sortir ?
Jennifer s’emporta.
— Est-ce que tu vas arrêter de poser cette
question ?
Ignore ce que dit Elijah et
demande pardon à la sorcière, l’exhorta Caleb. Si tu es gentil avec elle, elle fera tout pour qu’il y ait
une réunion. J’en suis certain.
C’est lui que tu ne dois pas
écouter, Ad, dit Julian. Il est bien
trop impliqué avec les sorcières. Il n’est pas
objectif.
Tais-toi ! hurla
Caleb.
C’était la première fois qu’Aden entendait autant
de colère dans sa voix.
Je sais de quoi je
parle.
Cet enchevêtrement d’avis, de suggestions et de
suppliques mettait Aden à bout de nerfs.
— Elijah ? Mais qui est Elijah ?
demanda Jennifer.
Aden soupira.
Tu te souviens, quand nous
étions au conseil des vampires, et que je t’ai parlé de sang et de
mort ? Quand j’ai dit ces mots, je ne parlais pas de
l’agression que t’ont fait subir les conseillers. Je parlais de ce
qui va se passer avec les sorcières. Et tes amis, je les ai vus
étendus sur le sol. Tous les trois. Mary Ann, Victoria et Riley,
tous les trois couverts de sang.
— Non, supplia Aden. Non, dis-moi que c’est
faux.
Je ne te l’ai pas dit à ce
moment-là parce que, comme Caleb, tu n’es pas objectif. Tu aurais
voulu changer les choses, et ça n’aurait fait qu’aggraver ta
situation.
— Mais ça m’est égal, ce qui m’arrive !
Tout ce qui compte, c’est eux, seulement eux !
Jennifer parla de nouveau, mais il ne comprit pas
ses paroles ; il était bien trop concentré sur ce que disait
Elijah.
Je sais. Mais toi, tu es tout
ce qui compte pour moi. Depuis toujours.
Oui, oui ! C’est
bien, dit alors Caleb, dont la voix débordait de joie.
Tu veux qu’ils meurent tous,
c’est ça ? hurla Julian.
Non !
Regarde !
Aden parvint à s’extraire mentalement de cette
horrible conversation — il se sentait désorienté, il tremblait de
tous ses membres, son souffle était court et son cœur battait à
tout rompre — pour prendre soudain conscience qu’il se trouvait
entouré de sorcières. Cela lui fit l’effet d’un choc. Il se
retourna, cherchant une issue, mais elles
formaient un cercle autour de lui, qui l’emprisonnait. Elles
étaient vêtues de leur robe de cérémonie et se tenaient par la
main. Elles avancèrent d’un pas, resserrant leur ronde autour
d’Aden. Jennifer était là ; un sourire ironique fendait son
visage.
Elijah gémit.
— Eh bien, Chanteur, voilà que nous nous
retrouvons ! Tu pensais que nous ne parviendrions pas à te
débusquer ?
Il reconnut la sorcière blonde, celle qu’il avait
également croisée dans les souvenirs de Jennifer. Marie. Elle
poursuivit :
— Nous attendions seulement que vous vous
décidiez à libérer votre otage de la cabane. Il y avait trop de
protections pour que nous puissions nous en approcher
suffisamment.
— Bonjour, sorcière, fit Aden avec tout le
calme dont il était capable. Alors, comment as-tu fait pour nous
trouver ?
— Grâce à la magie, évidemment, répondit
Marie sur un ton suffisant. Au cours des derniers mois, notre amie
Jennifer s’est comportée bizarrement, d’une façon qui ne lui
ressemblait pas. Et chaque fois que je lui ai demandé ce qui venait
de se passer, elle n’en avait pas le moindre souvenir. Elle avait
des « absences », vois-tu, et nous nous sommes rendu
compte que cela se produisait souvent quand nous n’étions pas là
pour la protéger. Alors nous avons invoqué un sortilège qui
permettait de remonter à la source de ces absences, et nous l’avons
dissimulé sur elle sous la forme d’un tatouage.
— Vous êtes malignes, commenta-t-il
laconiquement.
— Oui, n’est-ce pas ? Et maintenant que
j’ai satisfait ta curiosité, à ton tour de répondre à une
question.
Il acquiesça simplement. Ce n’était pas le moment
de jouer les durs.
Caleb, dans sa tête, semblait aux anges. Il
ronronnait presque.
Sa voix… sa voix est si
douce !
— A qui étais-tu en train de parler, il y a
quelques instants ?
Pour une fois, il n’avait aucune raison de cacher
la vérité à ce sujet.
— Je parlais aux trois âmes dans ma
tête.
Une expression de confusion se peignit sur le
visage de Marie.
— Il y a des gens qui vivent dans ta
tête ?
Voilà ! Il tenait sa chance !
— Demande-moi ce que tu veux. Je suis prêt à
te répondre devant tout le monde.
S’il ne se trompait pas, cela équivaudrait à une
assemblée de sorcières, ce qui voudrait dire que ses amis…
Mais la sorcière se mit à rire.
— Je vois très bien où tu veux en venir. Tu
te dis que cela constituerait notre assemblée. Mais j’ai bien peur
que non, Chanteur. Pour qu’il y ait une véritable assemblée, il
faut que nous l’ayons convoquée. Et comme te l’a dit Jennifer, nous
ne tiendrons pas de réunion. Plus maintenant. Tes actes nous ont
révélé de quel côté tu te situais, et nous ne te ferons pas ce
plaisir.
Sauf que ses jambes ne lui répondaient plus, comme
si ses pieds avaient été collés au sol. « Fichue magie »,
pesta-t-il intérieurement.
Les yeux pleins de colère, Jennifer intervint dans
la conversation :
— Nous aurions mieux fait de tuer
immédiatement tes compagnons au lieu de leur jeter un sort, mais
nous avons pensé que leur laisser la vie nous permettrait de te
contrôler. Il y avait un défaut dans notre raisonnement, un défaut
que je ne vois que maintenant : un de tes amis est un
Draineur, et les Draineurs doivent être éliminés dès qu’on les
repère. Tu as aussi pour ami un loup-garou, et les loups-garous
protègent nos pires ennemis ; et tu as également pour amie une
vampire, et ce sont les vampires nos pires ennemis. Tous les trois
méritent donc de mourir.
— Combien de fois devrai-je le répéter ?
Je ne connais aucun Draineur. A vrai dire, je ne sais même pas ce
qu’est un Draineur, à moins que vous ne parliez d’un vampire qui
suce ses victimes jusqu’à la dernière goutte de son sang. Mais ce
n’est pas ce qui s’est produit, si ? Donc, je ne connais pas
de Draineur, point final.
Il aurait tout de même dû demander davantage de
détails à Victoria sur ce point ; à présent, c’était trop
tard, et il s’en voulait.
— Ni le loup-garou ni la princesse vampire ne
vous veulent de mal, poursuivit-il. Ils ne s’en sont jamais pris à
vous, et ils n’ont pas l’intention de commencer maintenant. Jennifer, dis-le-leur ! On ne t’a
pas utilisée comme nourriture.
— Ça suffit ! coupa Marie. D’accord, ils
n’ont pas bu son sang. Pas cette fois. N’empêche que, pour ces
engeances, nous restons de la drogue, et on ne peut pas faire
confiance à des drogués. A présent, silence, humain ! Mes
sœurs, je vous propose que nous nous rendions dans un lieu plus…
discret.
Aussitôt, l’air fut envahi de leur chant. Aden
tenta de discuter avec elles, de les raisonner, mais elles
ignorèrent ses tentatives. Bientôt, cela n’eut plus aucune
importance : devant ses yeux, le monde se mit à tournoyer, à
danser sur un rythme inédit. Lui-même se sentit attiré dans la
danse, aspiré en l’air, manipulé comme une marionnette ; les
couleurs tourbillonnèrent autour de lui de plus en plus vite avant
de s’assombrir, de se dissoudre dans une mer de ténèbres qui le
submergeait, l’aveuglait, le brûlait et l’envoyait bouler dans
toutes les directions comme s’il avait été pris dans le tambour
d’une machine à laver. Dans sa tête, les âmes hurlaient, et leurs
clameurs incessantes assourdissaient Aden.
Puis, soudain, il s’arrêta. Les âmes se
turent.
Au milieu des ténèbres, de minuscules taches
grises apparurent ; bientôt, les couleurs revinrent à leur
tour. Ses pieds étaient toujours en contact avec le sol, mais tout
le paysage autour de lui avait changé. Il se trouvait à
l’intérieur… d’une caverne ? Les murs étaient un mélange de
terre, d’argile et de pierre ocre. Quelque part, tout proche, il
entendait le bruit d’une cascade, l’eau qui courait et se
fracassait sur des rochers ; l’air autour de lui était humide
et froid.
Les sorcières, qui faisaient
toujours cercle autour de lui, se lâchèrent les mains et se
perchèrent sur des promontoires rocheux un peu partout dans la
grotte, à l’exception de Marie. Celle-ci resta au même niveau
qu’Aden et s’approcha de lui. Un nuage de parfum accompagnait ses
mouvements et faisait gémir Caleb de plaisir.
Sans un mot, Marie saisit les mains d’Aden et les
lui tint au-dessus de la tête. Il faillit lui faire lâcher prise et
dégainer ses poignards, mais il se retint ; s’il voulait que
les sorcières coopèrent, il devait éviter de les irriter.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’enquit-il
avec inquiétude.
— Je prends quelques précautions.
Comme elle parlait, il sentit quelque chose de
tiède et de doux qui lui enveloppait les poignets. Surpris, il
regarda en l’air. Une longue liane de lierre était descendue du
plafond pour venir lui entraver les mains. Il tenta de s’en
libérer, mais sans succès ; il redoubla d’efforts. Pourtant,
rien n’y fit : le lierre tint bon.
— Nous tirons nos pouvoirs de notre Mère la
Nature, expliqua Marie. Tu as bien de la chance de porter des
protections, sans quoi nous te ferions souffrir bien
davantage.
Alors, elle savait ? Marie se mit à
rire :
— Oh oui, je sais que tu es protégé. Et je
sais même exactement contre quoi, sans avoir besoin de voir tes
tatouages. Toutes les sorcières le peuvent. Nous ressentons la
puissance des protections.
Elle recula de quelques pas et, comme les autres,
se jucha sur un rocher.
— Ça, ce sont tes actions qui vont en
décider.
— Allez. Aide-moi un peu. De quelles actions
parles-tu ? Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
Il les dévisagea toutes les unes après les autres,
jusqu’à ce que son regard s’arrête sur la seule qui n’était pas
assise sur un rocher, la seule aussi à porter une robe noire.
Alors, celle-ci s’approcha, sortant de l’ombre dans laquelle elle
s’était tenue jusque-là.
C’était une autre jeune femme blonde — mais ce
n’était pas une sorcière.
Son visage était l’incarnation même de la beauté.
Elle avait un teint de miel, une peau parfaite qui semblait briller
dans l’obscurité, et ses yeux noirs d’ébène lançaient des
étincelles. Le simple fait de la regarder donnait à Aden l’envie de
se livrer à elle, de lui appartenir, de faire exactement ce qu’elle
souhaiterait. Une envie à laquelle, malgré tout le pouvoir qu’elle
dégageait, il se garderait bien de céder.
— Bonjour, Aden, dit Brendal d’une voix
pleine de douceur.
Jusque-là, il ne l’avait pas remarquée dans le
cercle des sorcières. Ce qui signifiait qu’elle l’avait attendu
ici, dans la caverne. Prête à bondir sur lui.
— Docteur Hennessy, dit-il entre ses
dents serrées, en guise de salut. J’aimerais vous dire que je suis
surpris, mais je préfère ne pas vous mentir. Je sais à quel point
vous détestez ça.
Il vit ses pupilles étinceler de colère.
— Pourquoi ne pas envahir ma tête et répondre
vous-même à la question ?
Elle passa la langue sur ses dents parfaites,
cherchant visiblement une explication.
— C’est vrai, j’ai regardé dans ton esprit,
mais tout ce que j’y ai trouvé, c’est un océan de bruits. Des voix,
des voix et encore des voix, toutes empilées les unes par-dessus
les autres, qui parlaient de n’importe quoi, de futilités sans le
moindre intérêt pour moi. Je n’y ai pas trouvé ce que je
cherchais : des traces de mon frère Thomas. Où est-il,
Aden ? Tu le sais, j’en suis certaine.
C’est ta chance,
souffla Elijah. Négocie.
Attends un peu,
l’interrompit Caleb. Négocier pour obtenir
quoi ?
Aden avait sa petite idée.
— Si tu parviens à convaincre les sorcières
d’appeler une assemblée, lança-t-il à la fée, alors je te dirai ce
que tu veux savoir.
Brendal consulta du regard l’ensemble des
sorcières. L’une après l’autre, elles secouèrent la tête.
— Aden, reprit la fée, sans plus aucune
douceur, si je me mets en colère, cela ira très mal pour toi.
Vraiment très mal.
— Ah oui ? Et que va-t-il se
passer ? demanda-t-il du ton de celui qui s’en fiche. Vous
allez vous transformer en monstre vert ?
Elle eut un sifflement rageur.
— Je me doutais que tu te montrerais retors.
Mais tu me sous-estimes. Je vais te laisser ici un moment. Ne
te réjouis pas trop vite, car je serai de
retour bientôt. Et avec tes amis, si tu veux tout savoir.
Cette fois, c’était une réelle menace. S’il
s’était écouté, Aden aurait hurlé son dépit et lutté de toutes ses
forces pour se dégager de ses liens. Mais il n’en fit rien. Dans un
combat, montrer ses émotions, c’était déjà admettre qu’on avait
perdu. N’était-ce pas ce qu’il avait enseigné lui-même à Mary
Ann ? Or, le combat qui s’annonçait serait probablement le
plus important de sa vie ; il devait donc essayer de mettre
tous les avantages de son côté. Qu’il laisse éclater sa colère
maintenant, qu’il investisse ses forces dans une bataille perdue
d’avance, et il perdrait les maigres possibilités de négociation
qu’il lui restait.
— As-tu quelque chose d’autre à me
dire ? demanda Brendal.
— Oui. Bonne chance.
— Très bien.
Sans le quitter du regard, elle recula, les yeux
brûlant de haine. Puis elle disparut, purement et simplement.
Sans doute avait-elle rejoint l’autre dimension,
celle de la réalité. Et cela, pour capturer ses amis, voire les
torturer. Ils sont assez forts pour se
protéger, se dit-il pour essayer de se rassurer.
Laisse-moi parler, le
supplia Caleb. S’il te plaît, laisse-moi
m’adresser aux sorcières avec ta bouche. Je peux
t’aider.
Oh, non ! Aden avait la possibilité de
laisser les âmes prendre le contrôle de son corps. C’était
impossible, néanmoins, s’il ne leur en donnait pas la permission,
ce qu’il n’avait fait qu’une fois, avec Eve, afin qu’elle passe son
« dernier jour sur Terre », si l’on pouvait dire, auprès de sa fille. Mais pour ce qui était de
Caleb… il était trop impliqué avec les sorcières. Il risquait de
sacrifier Victoria, Mary Ann et Riley aux intérêts de celles-ci.
Et, cela, Aden ne pouvait le permettre.
— Convoquez la réunion, poursuivit-il en
ignorant la demande de Caleb, et je répondrai à toutes vos
questions. C’est ma condition. Si vous ne le faites pas, je ne vous
dirai pas un mot.
Aden, s’il te plaît,
insista Caleb.
— Je suis désolé, répondit Aden.
C’était vrai. Il détestait devoir refuser à Caleb
une chose dont il avait tellement envie. Il détestait aussi que
Caleb le supplie.
Concentre-toi, Aden,
l’exhorta Julian.
Oui. Il s’efforça de faire le vide dans son
esprit. Les sorcières avaient ôté leur capuche et le regardaient
avec des expressions curieuses.
— Il y a des âmes prisonnières dans ta tête,
remarqua Marie.
Il avait déjà avoué ceci un peu plus tôt. Le nier
ne servait plus à rien maintenant.
— Et la dernière fois que nous nous sommes
vus, tu m’as demandé si j’avais connu quelqu’un qui pouvait
posséder les corps. Quelqu’un qui était mort il y a seize ans de
ça. Est-ce que ce Possesseur fait partie des âmes qui vivent dans
ton cerveau ?
Aden ! Dis-le-lui !
Elle m’a peut-être connu quand j’étais en vie. Elle pourrait nous
donner des informations sur mon passé !
Aden sentit le remords l’envahir. Pourtant, il
choisit de ne pas en tenir compte. Il devait
résister, quoi qu’il lui en coûte.
— Je vous l’ai déjà dit. Convoquez votre
assemblée, et je répondrai.
Elle lui adressa un sourire sans joie.
— Franchement, je ne cherche pas tant que ça
à le savoir.
Qu… quoi ?
La surprise et l’indignation venaient de faire
bégayer Caleb.
Marie contempla Aden d’un air songeur, en se
tapotant le menton de l’index :
— Je suis prête à parier que nous aurions le
pouvoir d’extraire ces âmes et de les faire s’incarner dans des
corps bien à elles. Ainsi, celui dont je parle, le Possesseur,
pourrait répondre lui-même à ces questions.
Aden fit de son mieux pour masquer la panique qui
s’emparait de lui.
— Mais ces corps, où les
trouveriez-vous ?
— A chaque seconde, des gens meurent. Il
suffirait de ranimer un cadavre frais avec une des âmes, et…
— Comment y parviendriez-vous ? Ce sont
les corps qui sont morts, pas les âmes. L’âme a juste changé
d’enveloppe, objecta Aden, certain de son affaire. En revanche,
ranimer un corps, ce n’est pas la même chose que le soigner. Une
nouvelle âme ne pourrait pas redonner vie à un corps abandonné par
la vie.
Du moins, pensa Aden, cela semblait logique.
— La magie peut beaucoup, répondit Marie,
laconique.
Oui ! rugit
Caleb. Oui, laisse-la
essayer !
Non !
s’exclamèrent Julian et Elijah à l’unisson.
Ça
semble facile, à l’entendre, mais ce ne le sera pas,
poursuivit ce dernier. Il y aura un problème,
je t’assure.
Caleb grogna de frustration.
— Puisque tu peux sentir mes protections, dit
Aden, tu sais que tu ne peux pas manipuler mon esprit. Et donc, tu
ne peux manipuler ni les âmes ni ce qu’elles pensent.
En tout cas, il le supposait…
Brendal haussa un sourcil dans une expression
parfaitement dédaigneuse :
— Je n’ai pas besoin de ta coopération. Il
suffit que lui, le Possesseur, m’aide.
A ces mots, Aden pria de toutes ses forces pour
qu’elle bluffe. Il fallait qu’elle
bluffe. Mal à l’aise, il sentit que le sang s’était déjà retiré de
ses bras ; ses mains étaient glacées, ses épaules l’élançaient
douloureusement.
— Si tu es capable d’un tel exploit,
poursuivit-il cependant, alors pourquoi ne l’as-tu pas
accompli ? Pourquoi restes-tu assise ici au lieu de le faire
maintenant ?
La sorcière perdit un peu de sa superbe.
— Il y a des choses plus importantes pour
nous en ce moment.
Voilà. Elle avait bluffé. D’ailleurs, elle
biaisa.
— Ton CV devient de plus en plus
impressionnant, dit-elle.
Un entretien d’embauche ? Elle voulait
jouer ? Très bien. Il allait jouer sur son terrain.
— De quoi parles-tu ?
— Tu étais roi des vampires, et te voilà
chasseur de bêtes !
— Je ne les ai pas chassées.
— D’accord, tu les as simplement domptées. Tu
es un dompteur de monstres.
C’était également le surnom que Caleb lui avait
attribué.
— Comment as-tu réussi cet exploit ?
poursuivit la sorcière. Dis-le-moi.
Pour qu’elle s’y emploie à son tour ?
Sûrement pas. Comme elle, Aden biaisa :
— Convoquez l’assemblée des sorcières, et je
vous révélerai tout ce que je sais.
Sa réponse serait alors : « Je n’en sais
rien. » Parce que c’était la vérité. Ce que Brendal n’avait
nul besoin le savoir.
Jennifer intervint :
— Tu veux sauver tes amis ? Très bien.
Renonce à tes droits sur le titre de roi des vampires, et fais-nous
allégeance par un pacte de sang. Jure-nous que tu resteras à notre
service et que tu nous aideras.
Fais-le ! lui
intima Caleb.
Non, répétèrent Elijah
et Julian à l’unisson.
Servir et aider les sorcières signifiait changer
de camp, s’en prendre aux vampires ; de cela, Aden était
certain, tout son corps le lui hurlait. Sinon, sans doute aurait-il
accepté.
— Désolé, répondit-il.
— En refusant, tu nous prouves que tu ne te
préoccupes pas autant de tes amis que nous le pensions, Aden
Stone…, conclut Marie. Ils sont donc condamnés à mourir.
— Mais si je vous
prêtais allégeance, me jureriez-vous en retour, par un pacte de
sang, de ne plus jamais vous en prendre aux vampires ou aux
loups-garous ?
— Non. Bien sûr que non. Aucune d’entre nous
ne prêterait un tel serment.
Et elles se mirent à rire de concert, comme si la
suggestion d’Aden était parfaitement ridicule. Jennifer riait plus
fort que toutes les autres.
— Aden, si tu n’es pas avec nous, tu es
contre nous ; dans ce cas, tu ne sortiras pas vivant de cette
caverne.
Voilà. Elles étaient ouvertement décidées à le
tuer, comme les fées. S’il parvenait à attendrir un peu Jennifer,
pourrait-il reprendre la main ? Peut-être.
— Cette âme, commença-t-il, celle qui pouvait
posséder les corps, qu’était-elle pour vous ?
Caleb ne pipa mot, et ce calme résonna de façon
étrange dans la tête d’Aden. L’âme attendait.
Marie haussa les épaules, comme pour signifier
qu’elle s’en moquait ; mais dans ses yeux se lisait de la
vulnérabilité.
— Il était… tout et rien, répondit-elle de
façon évasive.
Puis elle haussa le ton :
— Et maintenant, nous allons te laisser. Nous
sommes dans une impasse, et tu as besoin de réfléchir. Réfléchis au
fait que j’aurais pu — et dû, sans doute — tuer ton amie Mary Ann
il y a quelques jours, ce que je n’ai pas fait. Je l’ai laissée
partir. Pour toi. Depuis, je ne cesse de regretter mon geste
miséricordieux. Alors, plus tu nous résistes, moins je me sens
conciliante.
— Conciliante, vous
n’avez jamais eu l’intention de l’être, répliqua Aden. S’il vous
plaît, convoquez cette assemblée.
Sa voix était devenue presque implorante, car la
panique le gagnait.
Toutes les sorcières se levèrent.
— Toi et tes amis m’avez laissée attachée,
cracha Jennifer, et nous allons te faire subir le même sort !
Peut-être l’isolement te déliera-t-il un peu la langue.
— Je vous ordonne de rester ! Je vous
ordonne de convoquer la réunion des sorcières !
L’ordre résonna en vain. L’une après l’autre, en
silence, les sorcières quittèrent la caverne. Jennifer ne quitta
pas Aden des yeux. Quant à Marie, qui s’était avancée jusqu’à
l’orée de la grotte sans plus lui accorder un regard, elle balança
par-dessus son épaule :
— Quand sonneront les douze coups de minuit,
tes amis mourront. Je le déplore, vraiment. La guerre est la
guerre ; il y a toujours des dommages collatéraux. Mais si tu
veux les sauver, dans le temps qui te reste, tu sais ce que tu dois
faire.
Sur ces mots, elle quitta les lieux.
Resté seul, Aden laissa enfin libre cours à son
cri. Il hurla pour exiger des sorcières qu’elles convoquent
leur assemblée ; il hurla pour les supplier, encore et encore,
même quand il comprit qu’il était seul, même lorsqu’il n’entendit
plus que l’écho triste et ironique de sa propre voix qui
rebondissait sur les parois de la caverne. Il hurla jusqu’à en
perdre la voix, jusqu’à ce que la gorge lui brûle. Il hurla sans
cesser de se débattre et de lutter contre
l’entrave du lierre, jusqu’à ce que le sang se mette à couler le
long de ses poignets.
Mais le lierre ne rompit pas ; et les
sorcières ne revinrent jamais.