9
La tête haute, Victoria guidait Aden. Solennellement, ils remontaient une longue — très longue — file de vampires en tenue d’apparat. Tandis qu’il passait devant eux, Aden admirait les femmes vêtues de robes de velours noir incrusté de pierreries, ainsi que les costumes de soie des hommes. L’air embaumait un doux parfum, une fragrance de plus en plus présente à mesure qu’il s’approchait du dais qui abritait un trône d’ébène massif. Dieu merci, cette odeur faisait oublier le parfum dont Victoria l’avait aspergé.
Le trône tout entier était recouvert de symboles étranges gravés dans le bois, des symboles qui, lui sembla-t-il, se mettaient à vibrer, comme s’ils dégageaient une puissance qui l’enveloppait et le tenait en place — des sorts puissants qui encerclaient ses poignets et ses chevilles.
Victoria vint se placer à sa droite et Riley à sa gauche, et l’alignement de vampires se mit en mouvement. Les présentations commencèrent à s’enchaîner. Hommes et femmes, jeunes et vieux : trop de noms et de visages pour qu’il puisse les retenir tous, surtout vu l’état d’hébétude dans lequel il se trouvait encore.
Certains levaient sur lui des yeux pleins d’espoir, d’autres le considéraient avec dédain. D’autres encore ne le regardaient pas, mais fixaient la tapisserie accrochée au mur derrière lui. Aden n’avait pas besoin de se retourner pour savoir ce qu’elle représentait : l’image s’était gravée dans sa mémoire au premier regard, et pour toujours. La tapisserie montrait Vlad l’Empaleur écrasant une foule en colère. Ils avaient des fourches, lui une épée ensanglantée. Il était entouré d’un grand nombre d’épieux, chacun surmonté d’une tête humaine. Etait-ce ce que les vampires attendaient d’Aden ?
Sans doute, pensa-t-il. Cela aurait dû le révolter. Mais, pour l’heure, il était incapable de ressentir quoi que ce soit.
Les présentations continuèrent et, bientôt, Aden jugea préférable de faire abstraction de ce qu’on lui disait pour mieux étudier les lieux. Même sans les voix d’Elijah, Julian et Caleb dans sa tête, même sans leurs opinions à propos de tout et de rien, il était encore distrait, incapable de se concentrer. Un long tapis rouge s’étendait du trône où il était assis jusqu’à la porte à doubles battants de l’entrée ; les symboles qui décoraient le trône étaient reproduits sur le tapis.
Il n’y avait aucune lumière électrique, simplement des candélabres richement ornés qui dégageaient une lumière scintillante et des fumées noires. De chaque côté de la salle, curieusement, se trouvaient des marches de pierre — des gradins ? — qui ne s’arrêtaient que pour laisser place à quatre grands piliers ronds s’élevant jusqu’au dôme du plafond. Au-dessus des marches s’étendait une plate-forme où se tenaient des gardes en uniformes, l’épée au côté.
Des humains étaient assis sur les gradins. Aden les reconnut comme tels à la couleur de leur peau, qui allait d’un léger hâle au noir. Les traits de leur visage, d’autre part, n’avaient pas la perfection de ceux des vampires. Eux aussi étaient vêtus de robes, mais celles-ci ne comportaient ni pierreries ni manches. Ainsi, supposa Aden, on avait un accès plus facile aux veines de leurs bras… Inutile de demander s’ils étaient arrivés ici de leur plein gré. Cependant, leurs regards, rivés aux vampires, exprimaient une adoration sans borne.
Des esclaves de sang.
Victoria lui avait un jour expliqué que les humains devenaient très vite accros à la morsure de vampire. A l’époque, Aden avait refusé de la croire ; à présent, il avait dans sa chair la preuve qu’elle disait vrai. Elle l’avait mordu deux fois, deux fois qui avaient été… divines. Ses dents produisaient une substance chimique qui, d’abord, endormait la peau humaine, puis se fondait dans le sang et le brûlait doucement.
— Enfin, fit Victoria derrière lui, l’arrachant à ses pensées, j’ai l’honneur de te présenter mes sœurs…
Ainsi, tous les vampires s’étaient maintenant inclinés devant lui ? Mais alors, combien de temps avait-il passé à se perdre dans la contemplation du décor ?
— La première, continua Victoria, est la princesse Stephanie.
Une belle jeune fille blonde sortit du rang, s’avança d’un pas et inclina la tête pour le saluer. Comme les autres convives, elle était vêtue d’une robe. Elle porta la main à son épaule, d’un air provocant, et défit le nœud qui la retenait. Le vêtement tomba à ses pieds. Au moins n’était-elle pas nue sous sa robe ! En-dessous, elle était vêtue d’un T-shirt noir orné d’un arc-en-ciel de pierreries, aussi irisé que son maquillage, d’un jean noir et de cuissardes de cuir rouge.
Aucun doute, elle défiait Aden d’avoir quoi que ce soit à redire… Il ne fit donc aucun commentaire sur ce changement de tenue.
Mâchant ostensiblement son chewing-gum, la princesse le toisa.
— Il est mignon, déclara-t-elle pour finir. Et tu sais quoi, bébé ? Tu dégages une aura super-puissante. Ça me donne envie de te toucher…
Avec les dents, sans doute.
Elle était la première à lui parler. Les autres s’étaient contentés de le saluer d’un « Majesté » ou de rester muets.
— N’en sois pas offensée, lui répondit-il, mais je préférerais que tu t’abstiennes.
Elle eut un petit rire, qui pouvait signifier n’importe quoi.
— Donc, c’est toi qui as battu Dmitri ?
— On dirait, oui.
Pendant le combat, au moment où les poings cognaient et les lames tranchaient, Aden n’avait pas imaginé une seconde ce qui l’attendrait en cas de victoire. S’il l’avait su… Non, se reprit-il. Dans tous les cas, il aurait fait ce qu’il avait fait. Son instinct avait pris le dessus, et il avait éliminé la créature qui voulait s’en prendre à Riley et Mary Ann.
Et, oui, d’accord, celui qui avait l’intention d’épouser Victoria.
— Alors, petit humain, tu comptes t’y prendre comment, pour nous gouverner ? reprit Stephanie avec une moue de curiosité.
Petit humain. Il haussa les épaules, l’air détaché. Après tout, on l’avait affublé de noms bien plus insultants.
— Franchement, je n’en sais rien.
Stephanie sourit de nouveau.
— De l’honnêteté… J’aime beaucoup. Ça nous change.
Vlad mentait-il à ses filles ? A quel sujet ?
— Ecoute, poursuivit-elle, j’aimerais vraiment… boire en l’honneur de ta victoire. Est-ce que ça te dirait de… ?
A ces mots, Victoria se raidit, et posa même une main protectrice sur l’avant-bras d’Aden. Riley, quant à lui, se retenait visiblement de pouffer de rire.
— On ne boit pas le sang du roi, lança Victoria sèchement.
Vexée, Stephanie se renfrogna.
— Jamais ?
— Jamais, confirma Riley.
Ses lèvres vermeilles prirent une expression de dépit, et elle soupira :
— Soit. En revanche, j’ai des questions à poser à notre nouveau roi. Par exemple…
— Ce n’est pas le moment pour ça, objecta Riley avec gentillesse, et tu le sais. Plus tard, Princesse.
Un ange passa. Finalement, Stephanie conclut :
— D’accord. Mais je ne renonce pas. Mes questions sont sérieuses.
Riley ne se laissa pas impressionner.
— Je suis sûr qu’elles le sont. Au revoir.
Stephanie ramassa sa robe, tourna les talons et s’en fut à grand bruit. On entendit une porte claquer.
Après son départ, il ne resta plus qu’une personne encore inconnue à Aden parmi les vampires. L’autre sœur, pensa-t-il.
— Et voici la princesse Lauren, annonça Victoria, qui fit signe à sa sœur d’avancer.
Tout comme Stephanie, elle était blonde, avec des traits durs et des yeux clairs comme du cristal. Elle aussi avait abandonné la robe traditionnelle, mais sa tenue était très différente de celle de sa sœur : elle était vêtue d’un gilet de cuir noir moulant et d’un pantalon de la même peau. Du fil barbelé grimpait en bracelet le long de ses bras et elle était armée.
— Ainsi, tu es Aden Stone, l’humain dont on m’a tant parlé, commença-t-elle. Stephanie n’a pas tort : tu as quelque chose d’attirant, mais tu n’arrives pas à la cheville de mon père.
Il hocha la tête courtoisement :
— Je te remercie.
— Ce n’était pas un compliment, idiot !
Comme s’il l’ignorait…
— Moi aussi, j’ai des questions à te poser, poursuivit Lauren, les yeux pleins de colère. Mais au contraire de ma sœur, je ne me laisserai pas congédier. J’exige des réponses, cette nuit même, Aden.
Riley intervint sèchement.
— Majesté, tu dois l’appeler Majesté.
Lauren releva la tête avec fierté. Sans quitter Aden des yeux, elle lança :
— Dans treize jours, je l’appellerai Majesté. D’ici là…
Un instant, Aden eut l’impression qu’elle allait dégainer un de ses poignards et le lui lancer en plein cœur.
Mais Lauren ne bougea pas. Au lieu de quoi, elle ajouta :
— De toute façon, je n’ai pas encore décidé de le suivre.
A ces mots, Riley se leva et s’approcha d’elle jusqu’à la toucher.
— Est-ce un défi ?
Les gardes armés se préparèrent. Pour défendre qui ? La princesse ? Riley ? Leur nouveau roi ?
— Ça suffit ! ordonna-t-il.
Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Il n’était pas leur roi, il ne voulait pas l’être. Cependant, il fallait qu’il s’interpose.
— Nous en débattrons plus tard. Pour l’heure, aussi heureux que je sois de rencontrer les membres de la famille de Victoria, les présentations officielles sont terminées. Que chacun se retire.
Est-ce que ça sonnait assez royal ?
De façon étonnante, il fut obéi. Avec un hochement de tête méprisant et un regard assassin, Lauren tourna les talons et quitta la pièce en martelant le sol de ses talons. La porte claqua de nouveau. Aden remarqua alors que les humains avaient eux aussi quitté la pièce. Il ne les avait pas entendus sortir ; ils s’étaient glissés à l’extérieur sans un bruit.
— Et maintenant ? demanda-t-il en se levant.
Un vertige le prit, et il dut se retenir à l’accoudoir pour conserver son équilibre. Combien de temps était-il resté assis ?
— Une réception va être donnée en ton honneur, répondit Victoria qui le recoiffa.
Sa main était chaude et douce, une tendre caresse.
— Tout va bien ?
Non. Oui. Peut-être.
— Quelle heure est-il ?
— Presque 3 heures du matin.
Il était donc resté assis pendant près de quatre heures. Et dans trois heures, il lui faudrait se préparer à aller au lycée.
— Il faut que je retourne au ranch sous peu. Il y a cours, demain, et je ne peux pas me permettre de manquer de nouveau.
Bien sûr, Victoria pouvait tout arranger et, grâce au pouvoir de sa voix, convaincre tout le monde qu’il était en cours même quand il n’y était pas ; mais Aden tenait à suivre les cours, à ne pas sacrifier l’opportunité qu’il avait de pouvoir s’instruire et progresser.
D’accord, il somnolerait sans doute, puisqu’il était d’ores et déjà épuisé — il étouffa à grand-peine un bâillement ; quoi qu’il en soit, il se rendrait au lycée. Avec un peu de chance, les leçons pénétreraient dans son subconscient…
— On reste encore un peu et je te ramène chez toi, assura Victoria. Promis.
Elle posa une main sur son épaule, puis lui massa délicatement le cou avant de se blottir contre lui. Allait-elle l’embrasser ? Ils avaient déjà échangé un baiser — un baiser léger, qui n’avait pas duré assez longtemps. Aden était malade, alors, et pourtant il avait ressenti une puissante envie de continuer. Aujourd’hui qu’il était en meilleure forme, il savait que ce désir lui reviendrait, encore plus forte. Il brûlait de goûter la langue, la bouche, les dents de sa princesse.
Une minute passa, puis une autre, mais Victoria se contentait de le tenir dans ses bras. Bon, mieux valait se résigner. Elle n’irait pas plus loin. Du moins cela lui ferait-il quelque chose de délicieux à espérer, songea Aden.
— Tu sais que cet endroit est vraiment cliché ? lança-t-il pour penser à autre chose. Tout est noir. Les murs, les robes… Vous cherchez à faire peur, c’est évident.
— Mon père adorait les stéréotypes. Il aimait jouer avec eux.
Son père. Aden eut soudain la certitude qu’il avait quelque chose à dire à Victoria au sujet de Vlad… mais quoi ? Il se creusa la tête. Impossible de se le rappeler.
Qu’est-ce qu’il aimait, dans ces clichés ?
— Les gens qui nous rencontrent pour la première fois nous prennent pour des humains qui jouent à être des vampires. Du coup, ils nous considèrent comme des illuminés, mais pas comme des êtres dangereux. Tu vois ?
Oui, il comprenait très bien. Les gens « différents » étaient toujours mis à part, évités, contournés. En revanche, on traquait ceux qui semblaient représenter une menace.
— On pourrait dire la même chose de toi en ce moment, Aden Stone, remarqua-t-elle avec de l’amusement dans la voix. Mon peuple te voit comme un drôle de type, pas comme un danger.
— Et comment sais-tu ça ?
— Personne n’a essayé de te tuer.
— C’est vrai.
— Et je suis fière de toi, tu sais, souffla-t-elle d’une voix rauque en laissant ses yeux traîner sur les lèvres, puis le cou d’Aden.
Est-ce qu’elle avait soif ? « Oh oui, faites qu’elle ait soif… »
Riley rompit leur intimité, d’une petite toux réprobatrice.
Ils l’ignorèrent. Au long de sa vie, Aden avait rarement reçu des compliments. Dans les cliniques qu’il avait fréquentées, les médecins s’étaient contentés de lui poser des questions, et les autres patients avaient leurs propres problèmes. Les familles d’accueil, aussi bien celles qui étaient pleines de bonne volonté que celles qui n’en avaient pas une once, n’avaient su comment se comporter avec Aden ; il les avait même souvent effrayées. Au ranch, au début, les autres garçons l’avaient tourné en ridicule. Alors, les douces paroles de Victoria lui allaient droit au cœur et le remplissaient de joie.
— Tu n’es pas gênée par le fait que je ne sois qu’un faible humain ? lui demanda-t-il.
Car c’était ainsi que le considérait le peuple des vampires. Que ceux-ci le considéreraient sans doute toujours.
Au lieu de répondre à sa question, elle lui lança du tac au tac :
— Et toi, tu n’es pas gêné d’avoir une créature sanguinaire pour amoureuse ?
Tout en prononçant ces mots, elle fixa de nouveau son cou, où il sentait son cœur pulser fiévreusement. Victoria passa la langue sur ses lèvres.
— Est-ce que ma créature a soif ? s’enquit Aden.
— Non, affirma-t-elle d’une voix rauque.
Puis elle s’écarta de lui, visiblement à contrecœur.
— Menteuse…
Aden aurait pu aller plus loin, provoquer Victoria. Mais cela aurait été cruel. Car si elle ne voulait pas boire son sang, c’est parce qu’elle refusait de prendre le risque de le transformer en esclave. Il la comprenait. Cependant, imaginer ses magnifiques lèvres posées sur qui que ce soit d’autre que lui le révoltait.
— Viens, dit-elle avec détermination en lui tendant la main. On nous attend au bal.
Il entremêla ses doigts à ceux de sa princesse et la laissa le guider sur le tapis rouge jusqu’au grand salon de réception. Riley les suivait, à quelques pas. A mesure qu’ils approchaient des portes, ils entendirent enfler les rumeurs des conversations. Mais quand ils les franchirent, et débouchèrent dans la grande salle, Aden se rendit compte qu’il n’y avait personne. Juste des statues d’albâtre, représentant des personnages et des animaux, ainsi que des coffres de bois richement sculptés, tous ouverts et vides.
Il n’eut pas le loisir de s’interroger. Victoria le fit passer sous l’arc d’une autre porte à double battant qui donnait, cette fois, sur les salons de réception où les attendaient les vampires, escortés des loups-garous et des esclaves de sang. Les premiers riaient et s’apostrophaient ; les deuxièmes patrouillaient dans la salle sous leur forme de loup, et les troisièmes s’étaient de nouveau rassemblés dans un coin de la salle, impatients qu’on les appelle.
Les murs étaient faits de pierre noire. De grands miroirs ovales venaient briser la monochromie de l’ensemble et, cette fois encore, la seule lumière provenait des reflets mordorés des bougies. Quant au plafond, il ressemblait à…
Aden fronça les sourcils. Evidemment. Une toile d’araignée. Du centre de celle-ci pendait un grand lustre — sorte de chandelier muni de pattes. L’ensemble donnait l’impression qu’une araignée géante marchait au plafond.
Dès l’entrée d’Aden, les conversations s’arrêtèrent. Ce silence, brusque et inattendu, le troubla dans son inspection des lieux. Toutes les têtes s’étaient tournées vers lui.
Mal à l’aise, il ne sut quelle attitude adopter. D’interminables secondes s’écoulèrent ainsi. Personne ne parlait ni ne bougeait ; l’assemblée se contentait de l’observer et de le jauger.
Est-ce qu’il devait agir ? Prendre la parole ?
Il se mit à réfléchir à toute allure. Ici, personne n’avait connu d’autre roi que Vlad. La communauté présente ne savait donc pas plus que lui ce qu’il convenait de faire dans le cas d’un couronnement et d’une investiture. Pas de danger, donc.
Pour autant, comme il n’avait pas l’intention de devenir leur souverain, il lui faudrait trouver tôt ou tard le moyen de leur parler pour se sortir de ce mauvais pas. Alors, mieux valait tôt que tard.
Soudain, les conversations reprirent, et un brouhaha s’éleva bientôt. Il lui sembla entendre les mots bête — ou était-ce fête ? Et horde — ou était-ce déborde ? « Est-il prêt à voir ? A savoir ? » murmura quelqu’un.
— Nous ferions mieux d’attendre le couronnement, non ? suggéra un autre vampire.
— Que se passe-t-il ? demanda discrètement Aden à Victoria.
Elle non plus ne semblait pas très à l’aise mais s’efforçait de donner le change.
— Ils veulent dire… Ils veulent que tu saches… C’est compliqué. J’aurais préféré ne jamais avoir à te parler de ça, mais il a été décidé que, en tant que roi, tu dois savoir.
— Savoir quoi ?
— Que nous ne sommes pas… seuls.
— Et tu n’as pas envie de m’expliquer ce que tu es en train de me dire ?
— Non.
— Eh bien, fais-le quand même.
Elle soupira.
— Il y a… quelque chose avec nous.
Quelque chose ne signifiait rien.
— Ecoute, si je dois… diriger votre peuple…
Nom d’un chien ! Il n’en revenait pas de dire ça, même si ce n’était que dans le but d’obtenir des réponses.
— … il faut que je sois au courant de tout.
Victoria rosit.
— C’est vraiment très gênant. Une fois que je te l’aurai dit, il se peut que tu aies envie de t’enfuir en hurlant et de ne plus jamais me revoir.
— Je t’ai vue te nourrir, et je ne me suis pas enfui.
— Oui, mais ça, c’est bien pire.
Aden ne désarma pas.
— Je te jure qu’il n’y a rien au monde qui puisse m’ôter l’envie de te voir, affirma-t-il en étreignant la main de sa princesse. Tu sais que je t’aime comme tu es.
— D’accord, alors accroche-toi bien à cette pensée, dit-elle d’un air suppliant.
Tête basse, elle avait l’air d’une enfant embarrassée et jouait du pied avec un caillou invisible.
— D’abord, il faut que tu saches que ce que tu penses avoir appris sur nous — ici, ou dans les livres et les films — est à des années-lumière de la vérité.
Elle passa nerveusement la pointe rose de sa langue sur ses lèvres. Apparemment, rien ne pouvait la détendre.
— Si tu veux vraiment savoir…
— Je le veux.
— … voilà la vérité. Nous sommes… autre chose que des vampires buveurs de sang.
Elle redressa la tête, l’air buté, cette fois. Comme sa sœur un peu plus tôt, on aurait dit qu’elle mettait Aden au défi de protester.
— Maintenant tu sais tout.
— Précise.
Elle se mordilla de nouveau les lèvres, la nervosité l’emportait.
— Aden…
— Victoria, je t’en prie, dis-le.
Enfin, elle capitula et Aden eut l’impression que le poids du monde s’abattait sur ses jolies épaules de princesse.
— Si nous sommes davantage que des vampires buveurs de sang, avoua-t-elle enfin, c’est parce que… il y a un monstre qui vit en nous.
Un monstre ?
— Nous sommes possédés… Attends, corrigea-t-elle, je vais te l’expliquer autrement. Commençons par la bonne nouvelle : tu vois ces signes sur les murs et sur le trône ? Nous portons les mêmes, tatoués sur notre peau. Tous autant que nous sommes.
— Toi, tu as ces marques ? s’étonna Aden.
Il s’était baigné avec elle — ils étaient tous deux en sous-vêtements —, mais il ne se souvenait pas d’avoir vu ces tatouages. Et Dieu sait qu’il avait regardé !
— Oui.
— Où ça ? Et pour quelle raison ?
— Sur la poitrine. Et ce sont… des gardiens.
Il préféra ne pas trop penser à la première partie de sa réponse — parce que, du coup, il aurait adoré consacrer du temps à inspecter ces tatouages — et choisit de passer à la deuxième.
— Quel genre de gardiens ?
— Le monstre qui vit en nous est une vraie créature de cauchemar. D’un point de vue humain, on pourrait la comparer à un démon qui nous posséderait. Nos tatouages sont autant de barrières qui le maintiennent à l’intérieur. Sans ces barrières, les monstres seraient libres d’aller et venir à la surface de la Terre.
A ces mots, Victoria saisit la main d’Aden et la serra très fort.
— Crois-moi, il est préférable que tu ne rencontres jamais un de ces monstres. Ils sont incontrôlables et violents ; quand nous buvons le sang de quelqu’un, ils réclament sa mort immédiate. Ils ne connaissent que la destruction.
Aden resta silencieux un instant, tentant d’enregistrer toutes ces informations.
— Comment viennent-ils ? Et toi, en as-tu un à l’intérieur ?
Elle voulut répondre mais, au même moment, cinq hommes s’approchèrent et formèrent un demi-cercle autour d’Aden. Visiblement, ils attendaient quelque chose. Ils tenaient à la main des coupes richement décorées, remplies d’un liquide rouge et épais. Du sang, bien sûr ; Aden en reconnut l’odeur métallique.
— Tu te souviens des membres du Conseil, je suppose, les présenta Victoria, soulagée, de toute évidence, de changer de sujet.
Pas le moins du monde.
— Bien sûr !
Du regard, il signifia à Victoria que leur conversation sur les monstres n’était pas terminée, et qu’ils la reprendraient bientôt. Très bientôt. Puis il se tourna vers ses… conseillers, si le mot était approprié. C’étaient des hommes âgés, qui se ressemblaient : cheveux gris argenté, stature imposante et peau à peine ridée. Autre détail : leurs crocs étaient visibles et dépassaient sous leur lèvre.
Avaient-ils faim ? Voulaient-ils boire son sang ? N’eussent été les médicaments qui anesthésiaient son bon sens, il aurait été effrayé. Impossible de se colleter à cinq vampires, surtout costauds, en même temps. Oh, il avait bien ses lames, cachées dans ses bottes ; mais face à de telles créatures, elles étaient inutiles.
La seule arme dont il disposait était l’anneau de Vlad. Oh oui. Il jeta un coup d’œil sur sa main droite : l’opale lançait une lueur rassurante. Soudain, il ressentit de la gratitude envers Riley, qui avait insisté pour qu’il la porte.
— Maintenant que Victoria vous a parlé des monstres, il est temps que nous abordions des sujets plus importants, fit l’un des conseillers.
Avant qu’Aden ait pu demander ce qui pouvait bien être plus important que l’existence des monstres en question, le conseiller poursuivit :
— Nous avons beaucoup de décisions à prendre.
— En tout premier lieu, allez-vous résider ici ou rester avec vos humains ? reprit un autre.
Un peu comme l’avait fait Thomas un peu plus tôt, tous les autres conseillers entreprirent de bombarder Aden de questions.
— Il faut que nous puissions faire appel à vous en cas de besoin. Si vous restez avec les humains, comment cela nous sera-t-il possible ?
— Il faut que vous soyez présenté à nos alliés. Quand dois-je organiser la rencontre ?
— Il faut que vous choisissiez une reine.
— Il faut que…
— Assez ! aboya Riley pour les faire taire. Il a besoin d’un peu de temps pour tout comprendre.
A la surprise d’Aden, les conseillers opinèrent immédiatement. Deux d’entre eux présentèrent même des excuses. Riley était un garde, pas un prince ni même un vampire. Voir des nobles courber l’échine devant lui était très intrigant.
— Alors, pour répondre à vos questions, je continuerai à habiter au ranch D & M, lança Aden, et tous les regards revinrent se poser sur lui.
Il passa son pouce sur l’anneau.
— Je rencontrerai vos alliés au cours de la semaine prochaine, poursuivit-il — cette semaine était réservée aux sorcières — mais après les horaires de lycée. Tenez-moi informé sur la date, et je serai là.
Où que soit ce « là ». Au fait, qui étaient ces alliés ? Pour autant qu’Aden en sache, les vampires et les loups-garous étaient en guerre avec tout le monde.
— Pour ce qui est de ma reine, ce sera Victoria.
Pas d’hésitation là-dessus. Même s’il ne se sentait pas prêt au mariage. Pas prêt à être roi bien longtemps non plus.
De nouveau, Victoria serra sa main.
Les cinq conseillers le fixèrent d’un air perplexe.
— Vous ne pouvez pas choisir la princesse Victoria comme ça. Il faut d’abord que vous passiez du temps avec les autres partis potentiels, dit l’un.
— Inutile, coupa Aden. Je ne changerai pas d’avis.
— Il y aura des protestations ! grogna un autre conseiller.
Aden haussa les épaules :
— Ça m’est égal.
— Les pères des princesses qui pourraient prétendre à être votre reine se rebelleront, parce qu’ils désirent avoir au moins une chance de passer une alliance avec la famille royale. Vous ne souhaitez tout de même pas faire naître une rébellion si vite dans votre règne ? demanda un troisième.
— Non, mais je…
— Très bien, alors. C’est décidé.
Et les cinq conseillers levèrent leur coupe avec un sourire.
Aden les regarda, incrédule.
— Je ne vous suis pas. Qu’est-ce qui est décidé ?
— Vous rencontrerez nos autres jeunes filles ; ainsi, leurs pères ne se révolteront pas.
Aden se pinça l’arête du nez ; il commençait à en avoir assez.
— J’ai dit non, répéta-t-il. C’est hors de question.
Pendant plusieurs minutes, les cinq hommes se concertèrent, à grands renforts de chuchotements indignés et de hochements de tête. Puis ils se retournèrent vers lui avec des expressions déterminées.
— Nous vous proposons un compromis, dit le plus grand d’entre eux. Vous ne rencontrerez que cinq autres vampires, sans compter Victoria. Chacune sera choisie par un membre du conseil. Vous vous entretiendrez avec elles au préalable, et vous annoncerez le nom de votre favorite le jour de votre mariage. Cette favorite deviendra votre reine.
Euh, pardon ? S’entretenir avec… C’était un rendez-vous, non ? Un rendez-vous galant. Cinq rendez-vous, pour être précis. Et il n’en voulait pas.
— Il accepte votre compromis, affirma Victoria sans la moindre trace d’émotion dans la voix.
Aden ouvrit la bouche pour la contredire, mais les hommes s’étaient déjà éloignés en se congratulant.
— Aden, s’il te plaît, intervint Victoria.
Il la regarda, furieux.
— Tu peux leur dire ce que tu veux. Je ne veux sortir avec personne d’autre que toi.
Elle était la fille de ses rêves, la seule et l’unique. C’est elle qu’il voulait, qu’il désirait plus que tout au monde.
Comme quand elle était arrivée au ranch au début de la soirée, elle affichait une expression neutre. Sauf que cette fois, elle n’était certainement pas en train « d’exagérer » pour paraître plus humaine. Ce n’était pas un sujet de plaisanterie.
— Mais ils ont raison, protesta-t-elle en lâchant sa main et en s’écartant de lui. Si tu refuses ces rendez-vous, les familles protesteront, et cela conduira à des troubles. Des troubles qui nous mettront tous en danger. Tu ne trouves pas qu’il y a suffisamment de dangers autour de toi en ce moment ?
Essayait-elle seulement de le protéger, ou bien l’idée qu’il sorte avec d’autres filles qu’elle ne lui posait-elle vraiment aucun problème ? Parce que lui, de son côté, n’aurait pas bien supporté qu’un autre type pose les yeux sur Victoria. Il aurait réglé l’affaire façon conflit nucléaire.
— Je préfère courir le risque, lança-t-il à travers ses dents serrées.
— Moi non, répliqua-t-elle, l’expression toujours indéchiffrable, le ton neutre.
— Tant pis.
Elle était en train, réalisa-t-il, de prendre ses distances avec lui. L’instant d’avant, elle était à ses côtés et le soutenait ; à présent, elle semblait avoir coupé tous les ponts entre eux. Que ce soit pour son bien ou pas, il détestait ça.
— Il faut le faire, Aden.
— Non, je…
— Super ! Une querelle d’amoureux ! intervint Riley en poussant Aden d’une bourrade. Dites, si au lieu de vous disputer, vous parliez avec les gens ? Vous aurez tout le temps de vous prendre le bec plus tard.
Aden et Victoria se regardèrent quelques instants en chiens de faïence ; puis, d’un rapide hochement de la tête, elle approuva les paroles du garde, et Aden l’imita. Mais ce n’était que partie remise, sur bien des points. Quoi qu’il arrive, il ne sortirait pas avec d’autres vampires. Et elle devrait s’excuser pour son attitude glaciale. A moins qu’elle ne s’en soit pas rendu compte ? Au fond, pour les vampires, sortir avec plusieurs personnes à la fois ne posait peut-être aucun problème ?
Qu’en savait-il ?
Après tout, elle l’avait bien embrassé, lui, alors qu’elle était déjà fiancée avec Dmitri. N’empêche. S’il s’agissait d’une pratique courante chez les vampires, il se pouvait bien qu’elle voie d’autres personnes que lui en ce moment. Et si cela arrivait, comment réagirait-il ? C’est-à-dire, comment réagirait-il une fois qu’il aurait cassé la figure de la personne en question ?
— Nous en reparlerons plus tard, lança-t-il d’une voix glacée avant de s’éloigner d’elle.
De nouveau, elle opina avec raideur.
Sans un mot, ils se mêlèrent à la foule. De nombreuses mains se tendirent vers lui. D’autorité, on lui donna une coupe — on la lui lança presque, si bien qu’il faillit la renverser. Ne t’avise pas d’oublier ce qu’elle contient et d’en boire le contenu par inadvertance.
Soudain quelqu’un grogna dans l’assistance.
— Est-ce que je ne sens pas comme une odeur de… fée ?
Aden se figea. Victoria et Riley vinrent immédiatement l’encadrer.
Les vampires se mirent à renifler l’air autour d’eux ; certains eurent un haut-le-cœur de dégoût et reculèrent. Une nouvelle fois, le silence se fit dans la pièce et tous les regards se braquèrent sur Aden. Et cette fois, ils étaient lourds d’horreur et de haine.
Génial. L’odeur de l’eau de toilette devait s’être dissipée.
Bientôt, Aden et ses amis se retrouvèrent encerclés. Riley, tous muscles bandés, était prêt à bondir. Victoria elle-même manifestait de l’émotion et de la peur. Dieu merci, les gardes loups-garous fendirent la foule et se regroupèrent autour de Riley, retroussant les babines et montrant les crocs face aux vampires menaçants pour les obliger à battre en retraite.
Un soutien sans faille, sans hésitation. « Pour moi », songea Aden. Inédit, vraiment.
Un vampire aux cheveux bruns, qui paraissait avoir seize ans, s’avança hardiment. Ignorant les loups-garous, il défia Aden du regard.
— Ainsi, tu es déjà en train de fricoter avec nos ennemis ? Sale traître !
Aden ne put s’en empêcher : il éclata de rire. Si échapper à plusieurs tentatives de meurtre pouvait être qualifié de « fricotage », alors, oui, il « fricotait » !
— Tu oses rire ? s’étrangla le jeune vampire.
— Et toi, tu oses hausser le ton devant ton souverain ? répliqua Riley du tac au tac.
Le garçon bomba le torse et se redressa, plein de morgue. Bien qu’il s’adressât à Riley, il ne quitta pas Aden du regard.
— Je vais te dire ce que la plupart d’entre nous pensent. Il est trop faible pour être notre roi. N’importe qui dans cette pièce pourrait faire de lui un esclave.
Forcément… D’ailleurs, Aden s’était s’attendu à cette menace depuis un bout de temps.
— Eh bien, qu’on s’y risque ! lança-t-il.
Etait-ce du courage ou de la témérité ? Peu importe. Il pensait ce qu’il disait. S’il devait se battre, peut-être qu’il perdrait, mais il combattrait jusqu’au bout. Comme toujours.
Son jeune adversaire rétorqua :
— Nos ennemis vont penser que nous sommes aussi faibles que vous, et ils nous attaqueront, continua son agresseur. Vous n’auriez jamais dû accepter ce titre.
Accepter ! Vraiment ? On l’avait déclaré roi sans qu’il ait eu un mot à dire. Il ne voulait pas de ce poste, n’en avait jamais voulu ; néanmoins, ce n’était pas le moment de chercher un autre prétendant. Car maintenant, les vampires croiraient qu’Aden se débarrassait de la couronne à cause de sa prétendue « faiblesse ».
— D’après ce qu’on m’a dit, les Faé protègent les humains. Peut-être que, maintenant que vous êtes dirigés par une de ces faibles créatures qu’elles aiment tellement, elles désireront s’allier avec vous ?
— Et les gobelins ? Comment comptez-vous vous y prendre avec eux ? En avez-vous la moindre idée ?
— Je ferai ce que Vlad a fait. J’enverrai les loups-garous les traquer dans la forêt la nuit.
— Vous enverrez les loups ? Tiens donc ! C’est d’autant plus facile que vous n’avez vous-même jamais combattu un gobelin… Quelle lâcheté !
— Je n’ai peut-être jamais combattu de gobelin, mais j’ai bel et bien combattu un vampire. Faut-il que je vous rappelle l’issue de ce combat ?
Des murmures indignés s’élevèrent. Le cercle se resserra autour d’eux. Les loups-garous grondèrent. Leurs crocs luisant de salive.
La leçon était-elle suffisante ? En tout cas, le jeune vampire choisit de s’incliner et rentra dans les rangs de la foule. Les conversations reprirent doucement. Crise évitée, pensa Aden. Mais il ne se sentit pas soulagé pour autant. Combien de temps cette trêve durerait-elle ?