10
Ce matin-là, Riley ne vint pas chercher Mary Ann pour l’emmener au lycée.
Avait-il déjà été mis au courant des événements de la veille au soir ? Etait-il en colère contre elle ?
Avait-il été blessé au manoir des vampires ?
Mon estomac…
Quand Mary Ann comprit qu’il ne se montrerait pas ce matin-là, Penny était déjà partie. Ce qui lui laissait seulement deux options : se rendre au lycée à pied, rater la première heure de cours et être considérée comme absente, ou bien demander à son père de l’emmener en voiture et s’en tirer avec un mot de retard. Dans les deux cas, une vraie torture pour Mary Ann.
Elle aimait avoir le temps. Quand elle n’était pas en avance de dix minutes, elle trouvait qu’elle était en retard. Mais la perspective d’une discussion avec son père… pitié ! Il lui demanderait où elle en était avec Riley — il ne pourrait pas s’en empêcher. Et elle ne saurait pas quoi lui répondre. Pas aujourd’hui, vu la situation. Du coup, il se sentirait obligé de parler de sexualité, de protection et d’IST. Encore. Elle serait morte de honte. Ce qui la mettrait définitivement en retard, si on y réfléchissait.
En désespoir de cause, elle opta pour la marche à pied. Son père ne tenta pas de l’en dissuader, mais il lui fourra une pomme entre les mains au moment où elle allait passer la porte. Comme elle n’avait toujours pas faim, elle se débarrassa du fruit dès qu’elle fut hors de vue. Cela pourrait toujours servir de nourriture à un animal ou aux insectes, et c’était surtout préférable à l’idée de vomir à la moindre bouchée.
Si elle ne retrouvait pas son appétit rapidement, elle allait finir par avoir un problème.
Avec un soupir inquiet, elle se mit en route. Elle resta sur la route principale, ce qui réduirait son trajet d’une bonne dizaine de minutes. Depuis qu’elle avait rencontré Riley, elle avait cessé de prendre cet itinéraire.
Riley, où es-tu ? Est-ce que tu es sain et sauf ? Comment Aden s’était-il tiré de la soirée de présentation aux vampires ? Avait-il été agressé ? Mary Ann trouvait intolérable qu’on l’ait tenue à l’écart. La prochaine fois, elle… Elle quoi ? s’interrogea-t-elle sèchement. Exigerait qu’ils l’emmènent sous peine de ne plus leur adresser la parole ? Rentrerait pleurer toute seule dans sa chambre ?
Quand elle arriva devant le lycée, le parking était bondé, mais il n’y avait personne devant les bâtiments ni dans le hall. Cela voulait dire que la deuxième sonnerie avait retenti depuis un moment déjà. Elle s’avança vers les portes, puis s’arrêta. Fronça les sourcils, perplexe. Quelque chose de tiède et doux s’insinuait en elle, remplissant son nez, sa bouche, son estomac.
Délicieux. Elle ferma les yeux pour mieux savourer cet instant. Quel besoin avait-on de manger quand on ressentait ceci ? Chaque inspiration la rendait plus forte, plus grande, plus heureuse. Puis elle se souvint de ce qui avait provoqué cette sensation la nuit précédente, et elle fut envahie d’effroi.
La sorcière était toute proche.
Mary Ann avala sa salive et se retourna d’un bloc, les poings levés comme le lui avait appris Aden. Elle scruta les alentours. Le soleil brillait, ces crétins de merles chantaient dans les arbres.
Devant elle s’étendait la pelouse jaunissante, où s’élevait un unique chêne. Elle avait dû se tromper. Elle avait dû croire que…
La sorcière surgit de derrière le tronc de l’arbre. Elles se défièrent du regard. Dans sa poitrine, le cœur de Mary Ann battait à tout rompre. Ce matin-là, la sorcière était habillée d’un T-shirt rouge uni et d’un jean. Ses cheveux blonds tombaient librement sur ses épaules et dégringolaient jusqu’à sa taille en une cascade de boucles. Sa peau délicatement hâlée semblait absorber la lumière radieuse du matin.
— Je t’attendais.
Toute musicale qu’elle soit, la voix tremblait de colère.
Tout l’instinct de Mary Ann lui recommandait de fuir. La dernière fois qu’elle avait parlé avec cette femme, elle y avait gagné un sortilège de mort. Pourtant, elle ne bougea pas d’un pouce. Elle voulait poser des questions à une sorcière, non ? Eh bien, maintenant, elle le pouvait. Sans même avoir recours au kidnapping.
— Pourquoi ?
— Oh non, pas de ça. Tu n’es pas en position de demander des réponses. Moi si. Pourquoi m’espionnais-tu hier soir ?
Mary Ann se redressa et bomba le torse. C’était le moment de se montrer brave — quel que soit le prix que ça lui coûte.
— Tu m’as lancé un sortilège de mort. Pourquoi ne t’espionnerais-je pas ?
Une lueur d’admiration passa dans le regard de la sorcière.
— D’accord.
— Et je veux que tu répondes à mes questions, poursuivit Mary Ann. Tu as ordonné à mon ami d’assister à votre assemblée, et pourtant tu ne lui as jamais dit quand et où elle se tiendrait. Dis-le-moi, et je lui transmettrai l’information.
S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît.
— Je ne possède pas l’information que tu cherches, répondit la sorcière.
Elle resta immobile, ne fit pas le moindre pas en avant ; pourtant, soudain, elle se trouva beaucoup plus près de Mary Ann.
Celle-ci se redressa de plus belle.
— Tu mens.
— Ah oui ?
La sorcière mentait forcément, non ?
— Tu veux donc que nous mourions ?
— Peut-être bien.
— Mais pourquoi ? insista Mary Ann.
— Tu as pour amis un vampire, un loup-garou, qui sont tous deux des ennemis de ma race, ainsi qu’un garçon qui nous attire vers lui avec une force que nous n’avons jamais ressentie auparavant. Pour paraphraser ta question, pourquoi ne souhaiterais-je pas ta mort ?
Mary Ann serra les dents. La sorcière retournait sa propre stratégie contre elle. C’était le moment de s’essayer à une autre approche.
Elle s’efforça d’adopter un ton plus calme et une expression plus neutre.
— Comment t’appelles-tu ?
— Marie.
La réponse, et sa simplicité, désarçonnèrent Mary Ann.
— Eh bien, Marie, sache que nous allons faire tout notre possible pour rester en vie.
— C’est aussi mon cas, répliqua Marie.
Penchant la tête, elle étudia Mary Ann avec encore plus d’attention, avant de reprendre :
— Tu sais ce que tu es, Mary Ann Grey ?
Ainsi, elle connaissait son nom ? Pourtant, Mary Ann était certaine de ne pas le lui avoir donné. Inquiétant. Pourtant, elle ne put s’empêcher de rire :
— Moi ? Je suis une humaine moyenne.
— Oh non. Tu es autre chose. Je sens que tu te nourris de moi.
Les yeux de Mary Ann s’écarquillèrent en une expression horrifiée :
— Je me nourris de toi ? Tu plaisantes ? Je ne suis pas un vampire.
— Je n’ai pas dit ça. Mais tu es bel et bien en train d’essayer de drainer mon énergie. Et je ne vais pas me laisser faire, ajouta Marie d’une voix de plus en plus dure.
Drainer son énergie ? Ah, d’accord. Cela devait signifier « bloquer ses pouvoirs » en langage des sorcières.
— Je ne bloque pas les pouvoirs naturels, donc tu devrais être capable de…
— Fais-tu exprès de ne pas comprendre ? Je ne t’ai pas parlé de bloquer. Tu aspires mon énergie vitale comme un vortex. Tu essaies de tout me prendre, pour ne laisser de moi qu’une coquille vide.
— Bien sûr que non !
— Continue à me mentir, et je te jette un sort de vérité ! siffla la sorcière. Tu deviendras incapable de mentir sur quoi que ce soit. Pour toujours.
Le pouvait-elle vraiment ? Mary Ann ressentit une vague d’émotions mêlées : la fureur, la colère, l’impuissance. Mais cette vague s’accompagna d’un nouveau flot de puissance, qui la remplit et l’apaisa.
— Je ne mens pas. Je ne suis pas en train de pomper ton énergie.
— Alors, c’est peut-être que tu n’as pas encore réalisé ce que tu es, répliqua Marie.
Elle plissa les yeux et la considéra avec suspicion, puis elle fit volte-face et repartit vers la forêt. Quel étrange comportement ! A présent, elle semblait plus pâle, comme si son hâle avait disparu.
— Si tu reviens en ville, je considérerai que c’est pour que nous en finissions une bonne fois pour toutes, lança-t-elle en s’éloignant.
Un combat final ? Pourquoi pas ?
— Et tu auras raison, rétorqua-t-elle malgré tout ce que lui dictait son bon sens.
Tais-toi ! Tais-toi avant qu’elle attaque !
Mais Mary Ann s’y refusait. Elle refusait d’être le maillon faible de son groupe.
Marie disparut entre les troncs. Mary Ann fit demi-tour et se précipita vers le lycée. Elle y serait en sécurité. Mais qu’avait voulu dire Marie par : « Tu ne sais pas ce que tu es » ?
Riley le saurait peut-être. Il s’était débrouillé pour que leurs emplois du temps correspondent ; donc, s’il venait en cours, elle pourrait parler avec lui.
La sonnerie de la deuxième heure retentit soudain.
Les portes s’ouvrirent et les élèves envahirent les couloirs. La plupart se dirigèrent vers leur casier. Mary Ann dut se frayer un chemin dans la foule. Super. Elle avait carrément manqué la première heure, et elle avait une interro le lendemain. Si M. Klien était bien venu au lycée, après la fête de la veille, il avait programmé une révision générale pendant la première heure. Et sans cette révision, Mary Ann allait rater son partiel.
Elle n’avait aucune facilité en ce qui concernait le travail scolaire. Certes, elle n’avait que des A, mais chacun d’eux lui coûtait des efforts terribles. Et ces dernières semaines, elle n’avait pas travaillé. Elle avait consacré son attention à autre chose — comme, par exemple, rester en vie. Au dernier test, elle avait un B. Son premier. Et la dernière interro surprise ? Un D, carrément. Encore une première, dont elle se serait volontiers passée.
Elle n’avait encore rien dit à son père. Quand elle le ferait, il allait piquer une crise. Si elle le faisait, évidemment. Elle n’arrêtait pas de se dire que c’était mieux pour lui de ne pas être au courant. Il avait déjà assez de problèmes. Et puis, il suffirait qu’elle ait une super-note à la prochaine interro, et sa moyenne générale n’en pâtirait pas.
Oh, allez. Qui croyait-elle abuser ? Pendant que ses camarades de classe entraient en cours, elle finit par s’avouer la vérité. Elle n’avait rien dit à son père pour éviter un sermon, voire une punition. Tiens, peut-être que Marie lui avait vraiment lancé un sortilège de vérité ? En tout cas, elle n’arrivait plus à se mentir à elle-même.
— Salut, Mary Ann !
C’était son amie Brittany Buchanan, dont la longue chevelure rousse suscitait l’envie de toutes les filles du lycée (à l’exception de sa sœur jumelle Brianna, qui avait les cheveux de la même couleur, mais encore plus longs). Avec un large sourire, elle arrivait vers Mary Ann en trottinant, une feuille de papier à la main.
— Ça tombe bien que je te trouve. Riley m’avait demandé de prendre le cours de chimie pour toi. Voilà mes notes.
— Riley est ici ? demanda Mary Ann en prenant la feuille.
— Oui, répondit la rousse avec un soupir rêveur. J’ai failli m’évanouir quand il m’a parlé. Il a une voix tellement grave…
Quel soulagement ! Si Riley était au lycée, c’est que tout allait bien.
— Où est-il ?
Et pourquoi n’était-ce pas lui qui lui donnait ces notes ? Pourquoi n’était-il pas venu la chercher ce matin ?
— Ça, je ne sais pas. Mais, euh… est-ce que vous sortez ensemble ? Parce que sinon…, fit Brittany en se mordant les lèvres d’un air plein d’envie.
— Oui, on sort ensemble.
Bas les pattes !
En tout cas, elle l’espérait. Après ce qui s’était passé la nuit précédente, peut-être avait-il changé d’avis. Elle s’était montrée si sûre d’elle, si stupide. Avait-elle tout gâché ? A présent, les sorcières osaient même s’aventurer au lycée.
— Merci pour les notes. A charge de revanche.
— De rien, vraiment. Mais si tu veux me rendre service en retour… Si jamais Riley a un frère, tu pourrais peut-être me le présenter ? proposa Brittany sans cesser de se mordiller les lèvres.
— Il en a deux. Si tu veux, je lui demanderai s’ils sont libres.
Les deux frères de Riley, se souvint Mary Ann, étaient frappés de malédiction. Dès qu’ils étaient attirés par quelqu’un, cette personne les trouvait très laids. En revanche, celles qui leur étaient indifférentes les trouvaient magnifiques.
— Merci ! s’exclama Brittany avec un large sourire, avant de s’éloigner.
Mary Ann se précipita sur son casier, où elle fourra son sac et récupéra son livre et son classeur. Les couloirs étaient presque déserts à présent, et la fin de l’interclasse allait sonner d’une seconde à l’autre.
Voilà ce qui arrive quand on bavarde ! Sans compter qu’il lui fallait encore se bouger jusqu’à l’autre bout du lycée.
Elle partit dans les couloirs, quasiment au pas de course. Soudain, comme elle tournait à droite, une porte s’ouvrit à la volée devant elle. Elle tenta tant bien que mal de contourner l’obstacle, mais un bras jaillit de l’ouverture ; une main puissante se referma sur son poignet et l’entraîna dans une pièce obscure. La porte se referma sur elle et son agresseur.
Elle laissa tomber son classeur. Zut ! Elle aurait pu s’en servir comme d’une arme. Fais quelque chose, vite ! Luttant contre la panique, tremblante, Mary Ann frappa, lançant à toute volée la paume de sa main contre le nez de son agresseur, comme Aden le lui avait appris.
Il hurla.
Elle se figea. Elle connaissait ce son. Son cœur se mit à battre à se rompre.
— Riley ?
— Je crois que tu viens de me casser le nez, répondit celui-ci.
Il y avait un certain amusement dans sa voix, mais il ne dura pas longtemps. Il ralluma la lumière, chassant l’obscurité ; son visage affichait une expression effrayante. Ses yeux étaient plissés, ses lèvres retroussées et ses dents découvertes — sans compter le sang qui coulait de son nez.
— Je suis désolée, mais… tu m’as fait tellement peur !
La sonnerie retentit, et elle retint un juron.
— Ne sois pas désolée, grogna-t-il. Sois fière de toi. Et pardon de t’avoir effrayée.
Malgré ses excuses, sa voix était aussi agressive que son expression. Elle regarda ailleurs, le temps de se ressaisir et de se calmer. Ils se trouvaient dans un local d’entretien. Une odeur de désinfectant saturait l’air ; diverses fournitures de nettoyage étaient alignées sur les étagères.
Respirer à fond. Voilà. Peu à peu, ses tremblements s’estompèrent et son pouls reprit une allure normale.
— Pourquoi es-tu furieux ? demanda-t-elle sans oser le regarder.
— Je ne le suis pas.
Elle passa nerveusement la langue sur ses lèvres. Quelqu’un avait besoin d’un sortilège de vérité, et ce n’était pas elle.
— Où étais-tu, ce matin ? Je t’ai attendu.
Attendu si longtemps… Sa voix était vraiment suppliante. Pourvu qu’il ne s’en soit pas rendu compte !
— Après la réception chez les vampires, il m’a fallu raccompagner Aden au ranch. Comme il a rencontré une certaine opposition de la part de ses nouveaux sujets, je craignais que quelqu’un le suive et tente de s’en prendre à lui. Du coup, j’ai décidé de camper devant sa fenêtre toute la nuit et ce matin.
Effarée, elle porta une main à sa gorge et jeta un regard anxieux à Riley.
— Et c’est arrivé ? Quelqu’un s’en est pris à lui ?
— Non.
— Donc, il va bien ?
— Il va bien, sauf qu’il est fatigué. Il voit toujours le fantôme de la fée, qui l’empêche de dormir.
Fatigué et importuné par un fantôme, c’était toujours mieux que blessé à mort.
— Et où est-il maintenant ?
— Ici.
— Avec Victoria, acheva-t-elle.
C’était une affirmation, pas une question, dans la mesure où ils étaient toujours ensemble.
— Non. Victoria n’est pas venue au lycée ce matin.
— Pourquoi ? Elle est blessée ?
Et pourquoi Riley n’était-il pas avec elle ? En général, il la suivait comme son ombre ; sa priorité était de la protéger.
Un sentiment de jalousie s’empara de Mary Ann, immédiatement suivi d’un sentiment de culpabilité. La relation entre eux n’aurait pas dû l’inquiéter. Elle était princesse, il était son garde du corps. Si Victoria était blessée, Riley serait puni. Peut-être exécuté.
Encore que les choses avaient sans doute changé depuis qu’Aden était roi.
— Elle est saine et sauve, affirma Riley. Les membres du Conseil souhaitent simplement qu’elle se tienne à l’écart d’Aden afin que celui-ci puisse courtiser d’autres filles.
Pardon ?
— Et elle est d’accord avec ça ?
Le coin des lèvres de Riley frémit légèrement.
— Il faudra que tu le lui demandes.
— Mais si Aden est roi, comment se fait-il que les membres du Conseil puissent lui dicter la conduite de Victoria ? Il ne les laissera pas faire…
— Aden est un nouveau venu. Personne ne sait comment le traiter. Alors, les vampires s’en remettent aux conseillers, qui pour l’instant soutiennent Aden, et nous voulons que ça continue ; aussi nous nous rangeons à leur avis. S’opposer à eux sèmerait le trouble chez les vampires, ce qui pourrait être dangereux pour Aden.
Tout de même. Savoir que votre amoureux voit d’autres filles… et ne rien pouvoir dire ? Un vrai supplice ! Si Riley s’avisait de faire ça… Mary Ann serra les poings à s’en blesser les paumes.
— Tu aurais quand même pu m’appeler. Me dire que tu ne venais pas me chercher.
Il passa une main nerveuse dans ses cheveux. Toute trace d’amusement l’avait quitté ; la colère, au contraire, s’affichait de nouveau sur ses traits.
— Non, je n’aurais pas pu. J’aurais eu envie de crier contre toi.
— Mais c’est exactement ce que tu es en train de faire !
Et sans aucune bonne raison, elle le savait.
— C’est vrai, concéda-t-il.
La colère résonnait toujours dans sa voix, mais quelque chose d’autre y était apparu, une note basse et sensuelle. Ses yeux n’étaient plus qu’une fente verte ; il passa un doigt le long du nez de Mary Ann.
— Mais maintenant, je veux t’embrasser, murmura-t-il.
Oh oui ! elle ne demandait que cela…
— D’abord, je veux que tu me dises pourquoi tu aurais crié.
De toute évidence, on lui avait rapporté ce qu’elle avait fait la veille au soir, mais elle voulait l’entendre de sa propre bouche.
— Et ensuite, je ne peux pas t’embrasser, continua-t-elle en s’écartant de lui jusqu’à se coller à la porte.
Plus elle était proche de lui, plus son odeur enivrante lui montait à la tête, et plus elle pouvait sentir la chaleur animale qui irradiait de son corps. Oui, plus elle était proche de lui, plus elle voulait s’approcher encore.
— Je dois aller en cours, conclut-elle.
— Désolé, mais ça ne va pas être possible. On est en train de discuter.
Holà ! La menace contenue dans ces mots flotta un instant dans l’air.
— Riley, je ne peux pas me permettre de mettre mes études entre parenthèses. D’accord, je peux peut-être rater la géométrie, mais les cours d’après ? Pas question. Tu sais que l’espagnol est ma plus mauvaise matière, et que j’ai vraiment besoin de travailler.
— Je te donnerai des cours particuliers plus tard. De acuerdo ?
C’est ça, oui. Comme s’ils allaient s’occuper de leurs livres de classe une fois qu’ils se retrouveraient seuls dans sa chambre.
— No.
La seule autre phrase d’espagnol dont elle se souvenait à cet instant précis était No hay tenedor limpio, tenemos que lavar unos. « Il n’y a plus de fourchettes propres, il faut qu’on en lave. »
Ce qui n’était pas une réplique très appropriée dans ce cas.
— Ecoute, tu n’iras pas en classe avant que nous ayons discuté de deux ou trois petites choses. En particulier le fait que tu sois allée en ville hier soir, fit-il, mâchoires serrées.
On y était. L’aveu. Elle avala péniblement sa salive.
— Oui.
— Toute seule.
— Oui. Comment tu l’as su ?
— Mes frères. Ils t’ont suivie.
Les deux loups qui avaient filé la voiture de Penny. Bien sûr. Elle aurait dû s’en douter.
— Ils ont dit que tu avais rencontré une sorcière. Dis-moi, Mary Ann, qu’est-ce qui te pousse à te mettre en danger comme ça ?
— Est-ce que tes frères t’ont dit aussi que je suis restée dans la voiture ? Est-ce qu’ils t’ont raconté que Penny et moi nous sommes enfuies avant que Marie ne nous rattrape ?
Les narines de Riley frémirent sous l’effet de la colère.
— Parce que tu connais son nom, maintenant ?
Ouille.
— Tu lui as parlé.
Ce n’était pas une question.
— Oui, avoua-t-elle d’une petite voix.
Il abattit ses mains sur le mur, juste derrière sa tête. Ses bras formaient une cage dont elle ne pouvait sortir. Il avait déjà fait ce mouvement la veille, sur le chemin du lycée, et elle avait adoré ça. Il faut dire qu’alors, il l’avait embrassée. Aujourd’hui, il avait plutôt l’air de songer à l’étrangler. Etrangement, elle aimait toujours ça. Elle aurait pu, en se mettant sur la pointe des pieds, poser un baiser sur ses lèvres à lui.
— Une sorcière n’a pas besoin d’être près de toi pour te jeter un sort, Mary Ann.
Peut-être que Riley devinait à quoi elle était en train de penser, mais, franchement, il n’en donnait aucun signe.
— Il suffit qu’elle puisse te voir. Tu t’es mise en danger rien qu’en sortant de chez toi. Tu te souviens de ce que je t’ai dit au sujet des sortilèges ?
— Oui.
— Redis-le.
Un frisson lui courut le long de l’échine. Elle récita :
— Quand un sort est lancé, il acquiert une vie propre, jusqu’à ce qu’il se soit accompli. Il n’y a aucun moyen pour le rompre. Jamais. Même la sorcière qui l’a lancé n’y peut rien.
Tout le temps qu’elle avait parlé, les yeux de Riley étaient restés rivés à ses lèvres. Son corps n’était plus que tension. Il planta de nouveau son regard dans celui de Mary Ann.
— C’est ça, approuva-t-il d’une voix rauque. Et qu’est-ce qui se passerait si un autre sortilège de mort était lancé sur toi ?
— Je mourrais deux fois ? dit-elle d’une voix étranglée.
— Exactement, Einstein. C’est bien ce qui arriverait. Et les deux fois seraient aussi horribles l’une que l’autre.
Elle n’avait jamais vu Riley aussi tendu, aussi sérieux, mais elle avait la ferme intention de lui tenir tête comme elle avait tenu tête à Marie. L’enjeu était beaucoup trop important.
— Tu sais quoi ? dit-elle en posant ses mains à plat sur la poitrine de Riley.
Elle constata que son cœur battait aussi vite que le sien.
— Je prends le risque. Je fais partie de cette équipe, et je veux apporter mon aide. En quoi le fait que je sois en danger est-il plus important que le fait que tu le sois, toi ?
Riley la serra d’encore plus près.
— Je guéris.
— Moi aussi !
— Pas de la mort.
Parce que les loups-garous, eux, pouvaient revenir à la vie ?
Sûrement pas.
Un instant. Lui était bel et bien revenu à la vie. Elle se souvint de la nuit où il lui avait exposé le sortilège qui pesait sur ses frères. Riley avait été frappé par le même sort — paraître repoussant aux yeux de ceux qu’il aimait — et il s’en était sorti. Il s’en était sorti en mourant. Ce qui tenait lieu de médecine chez les loups-garous l’avait ramené à la vie. Peut-être que la science moderne pouvait faire de même pour elle, alors ?
Elle se sentit pleine d’assurance, à cette pensée.
Quoi que… non, en fait, penser à la mort la remplissait de terreur. Sa propre mort, comme celle de Riley. Elle ne voulait pas le perdre. Elle avait besoin de lui.
Elle passa les bras autour du cou de Riley et adopta un ton plus conciliant.
— Je ne veux pas qu’on se dispute à ce sujet, Riley. Je suis allée en ville, d’accord, mais je n’ai pas à me sentir désolée. Marie y sera de nouveau ce soir. Je sais même où exactement.
Marie l’avait menacée et lui avait ordonné de ne pas revenir. Ce qui signifiait qu’il lui faudrait vérifier que Mary Ann lui ait obéi, et donc se rendre elle-même au même endroit que la veille.
— Nous pouvons la capturer, conclut-elle.
— Non, c’est impossible. Elle se tiendra sur ses gardes, maintenant. Ce serait aller au-devant d’une embuscade.
Mary Ann secoua la tête en signe de dénégation, refusant de se taire.
— Elle pense qu’elle m’a suffisamment intimidée pour me tenir à distance.
Elle lui raconta une partie de leur conversation, en omettant l’accusation de la sorcière sur le fait que Mary Ann se nourrissait d’elle. Elle ne comprenait toujours pas ce que cela signifiait, et elle n’en dirait rien à personne tant qu’elle n’aurait pas d’autres informations. Et même si, au début, elle avait pensé parler à Riley des paroles de Marie concernant « ce qu’elle était », elle choisit de les passer sous silence. Ce n’était pas le bon moment.
— Elle ne s’y attendra pas, acheva-t-elle.
— C’est toi qui le dis, répondit-il, son étreinte s’accentuant encore.
— Je le dis, et je le maintiens. Même si, comme tu le crois, elle s’attend à nous voir, nous aurons tout de même l’avantage du nombre. Nous nous tiendrons sur nos gardes pour éviter une embuscade. De toute façon, on verra ça ce soir. Et, Riley, n’espère pas me laisser de côté cette fois-ci.
— Je ferai ce que j’ai à faire, Mary Ann.
Enfin, elle se haussa sur la pointe des pieds et l’embrassa. Il ne répondit pas à son baiser, mais elle tenta de ne pas s’en formaliser.
— Moi aussi, je ferai ce que j’ai à faire. Et devine quoi ? J’ai changé d’avis. Je vais bel et bien assister à mon cours de géométrie.
Sur ce, elle tourna les talons et ouvrit la porte. Il la laissa partir sans protester, et elle s’en fut dans le couloir, sans se retourner.