5
Mary Ann s’attendait au pire. Quelque chose de tragique. La mort, peut-être. Elle s’était préparée à un véritable choc, au deuil, aux remords, au chagrin — ou bien à tout cela à la fois. Ce qu’elle vit, au contraire, la surprise passée, l’emplit de joie et de soulagement.
La chambre d’Aden était en ordre, parfaitement rangée et propre. Les papiers sur le bureau étaient empilés avec soin, et la pièce sentait extraordinairement bon, une odeur de chèvrefeuille et de roses. Aden était étendu sur le lit, enfoncé sous les couvertures. Son visage était un peu plus pâle qu’à l’accoutumée ; des cernes soulignaient ses yeux, et ses cheveux noirs — aux racines blondes — étaient emmêlés et collés à son front par la sueur. Son corps était parcouru de frissons ; mais à l’exception de ces signes, il avait l’air en bonne santé et surtout, entier. Mary Ann porta une main à son cœur — il battait à se rompre — et sourit.
Assise près d’Aden, Victoria lui tenait la main, et des larmes coulaient sur ses joues. Pourquoi pleurait-elle ? Il était vivant, pourtant !
— Je ne comprends pas ce qui se passe, dit Mary Ann en se pelotonnant de plus belle contre Riley.
— Il pue le Faé, répliqua Victoria. Mon pauvre bébé ! continua-t-elle en se glissant sous les couvertures et en se lovant contre Aden. Tu es gelé. Laisse-moi te réchauffer.
Endormi ou pas, Aden avait sans doute reconnu sa belle vampire, car il se tourna vers elle, lui enlaça la taille et la tint serrée contre lui. Peu à peu, ses frissons s’estompèrent.
— Ça sent plutôt bon, le Faé, non ? s’étonna Mary Ann.
Reniflant l’air autour d’elle, elle ne sentit de nouveau que ces effluves de chèvrefeuille et de rose. Et c’était délicieux.
Elle inspira profondément, savourant le parfum. Elle s’imagina même mettre la senteur en bouteille, la rapporter chez elle et la répandre dans sa chambre, comme pour s’y baigner.
Car quand elle ferma les yeux, elle fut instantanément transportée dans une prairie où elle courait et dansait ; des pétales de rose voletaient autour d’elle en un arc-en-ciel délicat et odorant. L’air était chaud, les oiseaux chantaient, de doux nuages blancs décoraient le ciel. Ces images apaisèrent Mary Ann. Pour la première fois de la journée, elle oublia son estomac.
— Ça pue, et ça reste sur lui. Les nôtres ne voudront jamais suivre un souverain qui sent le Faé. Ils se rebelleront et réclameront un nouveau meneur, expliqua Victoria, les larmes aux yeux. Seulement, pour avoir un nouveau roi, il leur faudra tuer celui-ci… Et il est censé apparaître devant eux ce soir !
Elle conclut sa phrase par un cri déchirant.
— Il y a pire, ajouta Riley gravement. Je ne t’ai pas encore dit ce qui l’a mis dans cet état.
A contre-cœur, Mary Ann ouvrit les yeux ; la prairie et les couleurs chaudes s’évanouirent. Bizarre. Hyperbizarre. Pendant une seconde, elle aurait juré qu’elle s’y trouvait vraiment.
Riley prononça quelques mots dans une langue que Mary Ann ne connaissait pas, et termina par les mots « M. Thomas pour les humains ». Victoria pâlit.
— De qui s’agit-il ? s’enquit Mary Ann. Et qu’est-ce que tu disais juste avant ?
— J’ai prononcé le nom du prince Faé qui a entraîné Aden dans la dimension des Contes, expliqua Riley. La langue humaine ne peut pas prononcer les mots Faé. C’est à cause de cela que les fées utilisent des noms plus courts quand elles sont dans notre dimension. Celui dont je parle avait juré, après la mort de son frère, qu’il tuerait tous les membres de la famille royale des vampires.
— Mais Aden fait maintenant partie de la famille royale ! observa Victoria, alarmée.
— Il s’en est sorti, comme tu peux le voir. Mais il y a eu une bagarre, continua Riley. Et j’étais en train de la perdre. Mais Aden a possédé le corps du Faé, et j’ai réussi à le tuer… A gagner, je veux dire.
Mary cessa d’écouter. Un détail l’avait frappée.
— La dimension des Contes… Les contes de fées, tu veux dire ? Est-ce que c’est… ?
— Une dimension parallèle à la nôtre. Tournée vers la nôtre. En fait, ceux qui s’y trouvent peuvent nous voir, mais la réciproque n’est pas vraie. Du coup, les Faé ont développé un genre de complexe de supériorité : ils se prennent pour des dieux et se croient les maîtres et les protecteurs de notre monde.
Une autre dimension…
« Pourquoi es-tu surprise ? » Depuis quelque temps, Mary Ann découvrait que toutes les créatures dont on parlait dans ces fameux « contes de fées » existaient réellement, quelque part, tout près, en secret. Plus tellement en secret, d’ailleurs.
Victoria dévisagea Riley, dont l’expression était aussi sombre que le timbre de voix.
— Où se trouve le prince, maintenant ?
— Il est mort, dans la dimension des Contes. Mais comme Aden a le pouvoir de réveiller les morts, et que je n’avais pas trop envie de me colleter avec un Faé zombie dans une dimension parallèle, j’ai ramené Aden ici aussi vite que j’ai pu. Seulement, il y a encore beaucoup à nettoyer là-bas, et il faut que je me dépêche de le faire avant qu’un autre Faé ne tombe sur les restes de… Enfin bon, se hâta-t-il de conclure après avoir glissé un regard en direction de Mary Ann. Il faut que j’y aille, quoi. J’en ai pour cinq minutes.
Il n’avait pas voulu terminer sa phrase. Craignait-il sa réaction ? se demanda Mary Ann. Sa réaction si elle découvrait la violence de sa nature et des actes qu’il avait commis — sans parler de ceux qu’il commettrait à l’avenir. Elle savait aussi que, si les « restes » étaient découverts, une guerre éclaterait. Une guerre ouverte et sans merci, bien pire que celle qui se déroulait déjà en ce moment.
Il n’y avait donc rien à redire : il avait quelque chose à faire, et elle voulait qu’il le fasse. Elle s’écarta de lui.
— Vas-y. Pendant ce temps, on s’occupe d’Aden.
Riley, dont le corps s’était raidi en attente de la réponse de Mary Ann, se détendit d’un coup.
— Merci, souffla-t-il.
Puis il l’embrassa — un baiser rapide, mais profond et sincère.
— Fais attention à toi.
Il se glissa dans le placard. On entendit un bruit d’étoffe, puis… plus rien. Mary Ann, curieuse, s’avança vers la porte et jeta un coup d’œil.
Rien. Personne. Il était parti. Prise d’un nouveau vertige, Mary Ann retourna dans la chambre en titubant et se laissa tomber sur la seule chaise disponible. C’était bon de s’asseoir même si, dans sa tête, les pensées ne cessaient de tourbillonner.
Riley se trouvait-il maintenant dans les Contes ? Y avait-il une porte vers cette dimension dans le placard ? Si c’était le cas… tu parles d’un truc bizarre !
— Il va s’en sortir, n’est-ce pas ? demanda Mary Ann à Victoria.
La vampire était totalement concentrée sur Aden ; elle caressait son visage du bout des doigts et déposait de tendres baisers sur sa joue. L’anneau d’opale qu’elle portait toujours au doigt scintillait comme s’il avait contenu des éclats d’arc-en-ciel.
— Tout va bien se passer, assura-t-elle. Il faut qu’il ouvre une porte vers l’autre dimension, et c’est pour ça qu’il a dû se mettre à l’écart. Ensuite, il…
Victoria fut interrompue par la porte — celle de la chambre — qui s’ouvrait à la volée. Un garçon que Mary Ann n’avait jamais vu fit irruption dans la pièce. Quand il vit Victoria allongée au côté d’Aden et Mary Ann assise au bureau, il s’arrêta net, stupéfait. Ses yeux s’étrécirent ; de toute évidence, il essayait de comprendre la situation. Il avait un côté un peu mauvais garçon, comme Riley, comme s’il avait vécu des choses difficiles, dangereuses.
— Les jolies filles, c’est toujours pour Aden ! lança-t-il sèchement. Pourquoi ? Et vous êtes qui ? Et qu’est-ce que vous fichez là ?
Zut. Coincées. Aden était censé se trouver au lycée. Si Dan, son tuteur, apprenait qu’il avait séché les cours, il pouvait le renvoyer du ranch. D’autre part, les filles n’étaient pas admises dans les bâtiments. Si Dan les découvrait, pour Aden, c’était la porte à coup sûr.
Donc, quoi qu’il arrive, il était fait comme un rat.
Victoria se redressa sur le lit, les yeux rivés au nouveau venu.
— Tu vas quitter cette chambre vide et refermer la porte derrière toi. Tu n’as vu personne. Tu ne remettras pas les pieds ici de la journée.
La voix de Victoria avait un pouvoir si intense qu’elle semblait lancer des éclats blancs autour d’elle ; Mary Ann dut se secouer pour dissiper l’impression qu’elle était la destinataire du message, et qu’elle devait y obéir.
— Chambre vide. Quitter. Pas remettre les pieds ici, répéta le garçon, les yeux vitreux.
Il fit volte-face et sortit.
Sans perdre une seconde, Victoria reporta son attention sur Aden, et Mary Ann l’imita. Son état semblait s’être amélioré : il était plus détendu, sa peau était moins pâle et ses bleus commençaient à disparaître.
— Il est en train de guérir, fit Mary Ann avec un soulagement palpable.
— Oui, approuva la vampire sans lever les yeux.
L’amélioration ne semblait pas l’avoir entièrement rassurée. May Ann décida de faire diversion.
— Je neutralise les pouvoirs, observa-t-elle. Alors comment se fait-il que tu puisses utiliser ta voix quand je suis là ?
— Tu n’empêches pas Riley de changer de forme, si ?
— Non.
— C’est parce que c’est un pouvoir qui est inné chez lui. Il fait partie de ce qu’il est. C’est la même chose en ce qui me concerne. La plupart de mes pouvoirs sont naturels, je les ai depuis ma naissance. Comme la téléportation. Tu n’as pas neutralisé ce pouvoir non plus.
En ce qui concernait la téléportation, c’était plutôt dommage… Et que voulait-elle dire par la plupart de mes pouvoirs ? Qu’elle en avait beaucoup ? Combien de choses étranges pouvait-elle réaliser ? Et lesquelles relevaient d’aptitudes naturelles ? Mary Ann se garderait bien de poser ces questions. Elle s’entendait assez bien avec Victoria en général, mais à vrai dire c’étaient les garçons qui constituaient le ciment de leur relation plutôt qu’une véritable amitié. Celle-ci viendrait peut-être un jour, plus tard.
— Quelle affreuse semaine, murmura Victoria. Mon père a été assassiné, une sorcière nous a lancé un sortilège de mort, et Aden a été attaqué par une fée.
Les sorcières ! Comment Mary Ann avait-elle pu les oublier, même une seconde ?
— Tu as déjà été convoquée à un rassemblement de sorcières ? s’enquit-elle.
— Jamais. En général, les sorcières et les vampires s’évitent les uns les autres. Elles sont… pour tout te dire, leur sang est une véritable drogue pour nous. Une drogue très puissante.
La vampire ferma les yeux et se passa la langue sur les lèvres, comme si elle s’imaginait en train d’en boire.
— Le goût en est… Je ne peux pas te le décrire, poursuivit-elle. Il n’y a rien de comparable. Une seule gorgée, et on peut devenir accro.
Donc, ni l’une ni l’autre ne savaient ce qui les attendait.
— Nous nous tenons à distance les uns des autres depuis toujours, continua Victoria. Il y a un pacte tacite entre nos deux races : nous ne nous nourrissons pas de leur sang, ils ne nous jettent pas de sorts. Enfin, c’était vrai jusqu’à récemment.
— Donc, tu es mal à l’aise en présence des sorcières ?
— Plutôt, oui.
— Et tu détestes les gobelins.
— Toute personne sensée les déteste.
Les vampires ne faisaient donc d’alliances avec personne d’autre que les loups-garous, leurs protecteurs ? Brutalement, une pensée lui vint : « Tu n’as peut-être pas choisi la bonne équipe… »
Faux ! Archifaux. Elle avait choisi le bon camp. Celui de Riley. Comment osait-elle penser autrement ?
« Dis voir, tu es vraiment en train de te mettre en colère contre ton propre cerveau ? »
Elle détestait cette voix intérieure et son cynisme. De toute façon, quel choix avait-elle eu ? Quel parti aurait-elle pu prendre ? Celui des sorcières ? Super idée ! Après tout, elles ne balançaient pas des sorts à droite et à gauche dès qu’elles étaient en colère, si ?
Si, justement.
Nom d’un chien, si seulement elle avait pu parler avec une sorcière ! Lui poser deux ou trois questions, pour mieux comprendre la situation générale… Mais comment faire ? Il fallait déjà les repérer. Ces créatures n’étaient pas du genre à se promener avec un écriteau « sorcière » autour du cou, ni à pointer leur nez au lycée ou au ranch pour offrir leurs services.
Victoria et Riley, pourtant, savaient les distinguer au premier coup d’œil. Et s’ils se rendaient tous ensemble en ville dans l’intention de kidnapper une sorcière ? En ce moment, la plupart des créatures étaient en train de s’y rassembler, en se demandant pourquoi diable elles avaient été appelées par magie à Crossroads. Elles ignoraient encore qu’Aden était responsable de cela.
May Ann s’illumina. Bien sûr ! Kidnapper une sorcière, poser des questions, obtenir les réponses, et boum ! Le tour était joué. Défait, le sortilège de mort.
Elle en aurait dansé de joie.
Bon, évidemment, elle n’avait jamais kidnappé personne, et n’avait pas la moindre idée de la façon de procéder. Mais elle trouverait bien quelque chose.
« Mais qui es-tu, au fond ? »
L’ancienne Mary Ann n’aurait jamais envisagé un plan aussi risqué. Seulement, à présent, elle vivait dans un monde nouveau, et elle devait s’y adapter. Ou mourir. Et elle ne se sentait pas prête à mourir.
— Pour en revenir aux sorcières…, reprit-elle.
Elle exposa en quelques mots son plan à Victoria. Quand elle eut terminé, et pour la première fois depuis qu’elles étaient entrées dans la chambre, la vampire la dévisagea et hocha la tête, pensive.
— Excellente idée !
Mary Ann rayonna de fierté. Elle ne put s’empêcher de sourire.
— Je ne t’avais jamais vue sous ce jour. Tu es une vraie mercenaire, ajouta la vampire.
Le sourire de Mary Ann faiblit un peu.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Juste que je trouve ton plan génial. Obtenir des informations par le kidnapping et la torture. Et, une fois le rassemblement passé, on pourra même négocier la vie de l’otage. Si les sorcières acceptent de ne plus lancer de sorts contre nous, on le relâche.
Mary Ann sentit son estomac se nouer. Elle refusait de commettre un meurtre. Et la torture ? Jamais ! Jusque-là, elle n’avait eu qu’une idée vague des conséquences de son plan ; elle s’imaginait que la sorcière captive répondrait à leurs questions en échange de sa liberté, ni plus ni moins. Mais de toute évidence, Victoria voyait les choses différemment. Et envisageait le recours à la violence sans la moindre hésitation.
« Victoria est un vampire, au cas où ça t’aurait échappé. » Qui plus est, un vampire qui avait été élevé par l’un des hommes les plus sanguinaires qui soit. Pendant quatre-vingts ans, elle n’avait vu les humains que comme une source de nourriture. La vie n’avait pas grande valeur à ses yeux. Surtout pas la vie des sorcières, car celles-ci irritaient considérablement les vampires, qui, en général, n’étaient pas du genre à se laisser irriter sans réagir.
Ils réagissaient même très violemment.
C’était très probablement ainsi, en tout cas, que s’était comporté Vlad l’Empaleur, et ainsi que Victoria pensait devoir agir. A moins que quelqu’un ne lui montre qu’il pouvait en aller autrement.
D’accord. Encore une tâche à ajouter à la liste interminable des choses à faire pour Mary Ann : apprendre à Victoria à respecter les autres espèces. Heureusement, Riley, de son côté, n’en aurait sans doute pas besoin ; mais si c’était le cas, Mary Ann s’en occuperait aussi. Il n’y aurait pas de meurtre, ou seulement si c’était absolument nécessaire.
Absolument nécessaire ? « Mais qui es-tu vraiment ? » se demanda-t-elle de nouveau. Et comment pouvait-elle s’imaginer en train de donner des leçons à un vampire et à un loup-garou, tous deux bien plus âgés qu’elle, et dont l’expérience passait tout ce qu’elle pouvait imaginer ?
— Quand se réveillera-t-il ? demanda soudain Victoria, la tirant de ses pensées.
— Quand son corps sera prêt, je suppose, répondit Mary Ann. Seul le repos peut le guérir.
— J’aimerais… j’aimerais le transformer en vampire. Sa peau deviendrait indestructible.
Indestructible. Franchement, il fallait que Victoria raye ce mot de son vocabulaire. La peau d’un vampire pouvait être brûlée par de la je-la-nune — si c’était bien ainsi qu’Aden avait appelé cette étrange substance contenue dans la bague de Victoria et qui, selon sa description, était quelque chose comme « du feu soufflé dans de l’acide puis entouré de poison et agrémenté de radiations ».
Une façon horrible de mourir, donc ; Mary Ann n’était pas certaine qu’Aden aurait apprécié de s’y risquer plutôt que d’avoir à guérir de quelques bleus et égratignures.
— Il va mourir, tu sais ? fit Victoria doucement.
Elle posa la tête sur la poitrine d’Aden, comme pour écouter les battements de son cœur. Ses longs cheveux soyeux se répandaient sur les couvertures et sur le bras qu’elle avait passé autour de la taille du garçon. L’image, avec ses drapés et ses couleurs, était frappante de beauté.
— Il te l’a déjà dit ? reprit la vampire.
— Qu’est-ce que tu veux que je te réponde ? Tous les hommes meurent.
— Non. Tu ne comprends pas. Il va mourir bientôt.
May Ann la dévisagea, stupéfaite, incapable de réagir. Puis les mots firent leur chemin dans son esprit, il va mourir bientôt, et elle prit conscience avec horreur de ce qu’ils signifiaient. Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine, et ses jambes faillirent se dérober.
— Comment le sait-il ? demanda-t-elle, la bouche soudain sèche.
— L’une des âmes qu’il a dans la tête est un médium. Il peut prédire la mort des gens.
— Et… et… c’est censé arriver quand ? Comment ?
— Un couteau en plein cœur. Quant au moment où ça se produira… ça, il l’ignore encore. Il sait simplement que c’est pour bientôt, comme je te l’ai dit.
Bientôt. C’était quoi, bientôt ? Un jour ? Une semaine ? Un an ? Et un couteau dans le cœur… Quelle horreur ! C’était sans doute pire que la mort par la je-la-nune. Finalement, qu’Aden ait une peau de vampire n’était sans doute pas une mauvaise idée.
Pourquoi ne lui en avait-il pas parlé ?
— Et si tu le changeais en vampire ?
— Cela a déjà été essayé sur des humains par le passé. Jamais avec succès.
— Est-ce qu’on ne peut pas… ?
— Empêcher que ça arrive, maintenant qu’on est prévenus ? termina Victoria avec un rire sans joie. Non, apparemment pas. Il semblerait même que ça ne puisse qu’aggraver les choses pour lui. Il m’a raconté que toutes les tentatives faites pour changer une mort qui a été prédite ne peuvent que rendre les conditions de cette mort plus douloureuses encore.
Aden. Mort. Bientôt.
Non, par pitié ! Les yeux de Mary Ann s’emplirent de larmes.
— Comment peut-il vivre en le sachant ?
« Ne parle pas ainsi. On peut y faire quelque chose. On doit pouvoir. »
— Je ne sais pas. A sa place, j’en serais incapable. Il est humain, mais il est plus fort que je ne le serai jamais.
Tout en parlant, Victoria dessinait un signe avec ses doigts sur la poitrine d’Aden. Mary Ann était trop loin pour distinguer, mais elle aurait donné sa main à couper que c’était le même signe que la vampire avait tracé un peu plus tôt sur la table de la cafétéria.
— Et tu es certaine de ne pas pouvoir le transformer ? insista-t-elle.
Il devait y avoir moyen de le sauver !
— J’en suis certaine. Notre sang est… différent du vôtre. A haute dose — et il en faudrait pour changer quelqu’un —, le sang de vampire conduit les humains à la folie et à la mort. Parfois, même, le vampire qui tente de changer un humain en meurt lui aussi. On n’a jamais su pourquoi.
Aden ne ferait rien qui pourrait mettre en danger la vie de Victoria ; de cela, Mary Ann était certaine.
— Mais toi, comment es-tu devenue un vampire, alors ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.
— Je suis née comme ça. Mon père a été le premier à se transformer, tu comprends. Il buvait du sang, même quand il était humain, et il s’est transformé progressivement. Sa peau est devenue plus épaisse, son appétit pour tout autre aliment a disparu. Il a cessé de vieillir. Il a contraint ses meilleurs hommes et leurs compagnes à boire du sang à leur tour, et eux aussi se sont transformés. Alors, il a offert du sang à ses animaux favoris, les loups. Et ça les a changés à leur tour. Ils sont devenus plus féroces. Ce sont leurs descendants que tu vois maintenant qui, comme Riley, peuvent changer de forme.
— Alors, pourquoi Aden ne boirait-il pas de ce sang ? Le sang que ton père et ses hommes ont consommé ?
— Il le buvait à même la gorge des gens, Mary Ann. Des gens qui sont morts depuis des siècles. Réduits en poussière.
— Mais si Aden faisait de même ? S’il buvait le sang de personnes vivantes, est-ce que, peut-être… ?
— On a essayé cela aussi. Et ça a échoué pareillement.
Alors quoi ? Etaient-elles censées abandonner tout espoir ? Accepter qu’Aden meure très bientôt ? Non. Hors de question. Mary Ann s’y refusait de tout cœur.
Soudain, Riley fit irruption dans la pièce. Il sortit du placard en s’essuyant les mains sur une serviette. Ses vêtements étaient froissés, déchirés et tachés de sang ; des traces de boue maculaient ses bras et son visage. Les filles se tournèrent vers lui.
— C’est fait, dit-il sans la moindre trace d’émotion dans la voix. Personne ne saura qu’un prince Faé a été abattu dans la maison où vit Aden.
Il dévisagea Mary Ann pour s’assurer que tout allait bien, avant de poser les yeux sur Aden et Victoria.
— Est-ce qu’il va mieux ?
— Oui.
Comme s’il avait entendu la question, Aden poussa un gémissement.
Riley et Mary Ann se figèrent en même temps, avant de se précipiter à son chevet. Mary Ann lui prit les mains et les serra dans les siennes.
Victoria se redressa puis se mit à genoux près de lui, lui tapotant les joues :
— Aden ? Tu nous entends ?
Lentement, très lentement, Aden battit des paupières, ouvrit les yeux. Les trois autres retinrent leur souffle et attendirent… attendirent… Il parvint enfin à garder le regard fixe.
— Victoria ? murmura-t-il dans un souffle d’épuisement.
— Je suis là. Comment te sens-tu ?
Groggy, il tourna la tête vers elle. De nouveau, ses prunelles multicolores, aux reflets bruns, bleus et verts, tentèrent de faire le point. Et soudain, à la surprise générale, il se dressa sur les genoux, saisit Victoria par les épaules et la serra violemment contre lui, en hurlant :
— Non ! Ne t’avise pas de la toucher !
Effarée, Mary Ann tenta de suivre la direction de son regard. Il regardait… dans le vide.
— Aden ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Comment peux-tu être en vie ? cria celui-ci. Riley t’a tué ! Je t’ai senti mourir !
— Aden ?
Victoria le saisit par le poignet et tenta de l’obliger à se rasseoir.
— A qui parles-tu ?
— Au prince, répondit-il, luttant pour rester debout.
Il ferma les poings et se mit en garde.
— Je parle au prince Faé, et il a intérêt à vider le camp vite fait.
— Il est ici ? demanda Riley, effaré.
— Oui.
— Mais c’est impossible. Complètement impossible ! Je viens de l’enterrer.