5
Mary Ann s’attendait au pire. Quelque chose de
tragique. La mort, peut-être. Elle s’était préparée à un véritable
choc, au deuil, aux remords, au chagrin — ou bien à tout cela à la
fois. Ce qu’elle vit, au contraire, la surprise passée, l’emplit de
joie et de soulagement.
La chambre d’Aden était en ordre, parfaitement
rangée et propre. Les papiers sur le bureau étaient empilés avec
soin, et la pièce sentait extraordinairement bon, une odeur de
chèvrefeuille et de roses. Aden était étendu sur le lit, enfoncé
sous les couvertures. Son visage était un peu plus pâle qu’à
l’accoutumée ; des cernes soulignaient ses yeux, et ses
cheveux noirs — aux racines blondes — étaient emmêlés et collés à
son front par la sueur. Son corps était parcouru de frissons ;
mais à l’exception de ces signes, il avait l’air en bonne santé et
surtout, entier. Mary Ann porta une
main à son cœur — il battait à se rompre — et sourit.
Assise près d’Aden, Victoria lui tenait la main,
et des larmes coulaient sur ses joues. Pourquoi
pleurait-elle ? Il était vivant, pourtant !
— Je ne comprends pas ce qui se passe, dit
Mary Ann en se pelotonnant de plus belle contre Riley.
— Il pue le Faé, répliqua Victoria. Mon
pauvre bébé ! continua-t-elle en se
glissant sous les couvertures et en se lovant contre Aden. Tu es
gelé. Laisse-moi te réchauffer.
Endormi ou pas, Aden avait sans doute reconnu sa
belle vampire, car il se tourna vers elle, lui enlaça la taille et
la tint serrée contre lui. Peu à peu, ses frissons
s’estompèrent.
— Ça sent plutôt bon, le Faé, non ?
s’étonna Mary Ann.
Reniflant l’air autour d’elle, elle ne sentit de
nouveau que ces effluves de chèvrefeuille et de rose. Et c’était
délicieux.
Elle inspira profondément, savourant le parfum.
Elle s’imagina même mettre la senteur en bouteille, la rapporter
chez elle et la répandre dans sa chambre, comme pour s’y
baigner.
Car quand elle ferma les yeux, elle fut
instantanément transportée dans une prairie où elle courait et
dansait ; des pétales de rose voletaient autour d’elle en un
arc-en-ciel délicat et odorant. L’air était chaud, les oiseaux
chantaient, de doux nuages blancs décoraient le ciel. Ces images
apaisèrent Mary Ann. Pour la première fois de la journée, elle
oublia son estomac.
— Ça pue, et ça reste sur lui. Les nôtres ne
voudront jamais suivre un souverain qui sent le Faé. Ils se
rebelleront et réclameront un nouveau meneur, expliqua Victoria,
les larmes aux yeux. Seulement, pour avoir un nouveau roi, il leur
faudra tuer celui-ci… Et il est censé apparaître devant eux ce
soir !
Elle conclut sa phrase par un cri déchirant.
— Il y a pire, ajouta Riley gravement. Je ne
t’ai pas encore dit ce qui l’a mis dans cet état.
A contre-cœur, Mary Ann
ouvrit les yeux ; la prairie et les couleurs chaudes
s’évanouirent. Bizarre. Hyperbizarre. Pendant une seconde, elle
aurait juré qu’elle s’y trouvait vraiment.
Riley prononça quelques mots dans une langue que
Mary Ann ne connaissait pas, et termina par les mots
« M. Thomas pour les humains ». Victoria
pâlit.
— De qui s’agit-il ? s’enquit Mary Ann.
Et qu’est-ce que tu disais juste avant ?
— J’ai prononcé le nom du prince Faé qui a
entraîné Aden dans la dimension des Contes, expliqua Riley. La
langue humaine ne peut pas prononcer les mots Faé. C’est à cause de
cela que les fées utilisent des noms plus courts quand elles sont
dans notre dimension. Celui dont je parle avait juré, après la mort
de son frère, qu’il tuerait tous les membres de la famille royale
des vampires.
— Mais Aden fait maintenant partie de la
famille royale ! observa Victoria, alarmée.
— Il s’en est sorti, comme tu peux le voir.
Mais il y a eu une bagarre, continua Riley. Et j’étais en train de
la perdre. Mais Aden a possédé le corps du Faé, et j’ai réussi à le
tuer… A gagner, je veux dire.
Mary cessa d’écouter. Un détail l’avait
frappée.
— La dimension des Contes… Les contes de
fées, tu veux dire ? Est-ce que c’est… ?
— Une dimension parallèle à la nôtre. Tournée
vers la nôtre. En fait, ceux qui s’y trouvent peuvent nous voir,
mais la réciproque n’est pas vraie. Du coup, les Faé ont développé
un genre de complexe de supériorité : ils se prennent pour des dieux et se croient les maîtres
et les protecteurs de notre monde.
Une autre dimension…
« Pourquoi es-tu surprise ? »
Depuis quelque temps, Mary Ann découvrait que toutes les créatures
dont on parlait dans ces fameux « contes de fées »
existaient réellement, quelque part, tout près, en secret. Plus
tellement en secret, d’ailleurs.
Victoria dévisagea Riley, dont l’expression était
aussi sombre que le timbre de voix.
— Où se trouve le prince,
maintenant ?
— Il est mort, dans la dimension des Contes.
Mais comme Aden a le pouvoir de réveiller les morts, et que je
n’avais pas trop envie de me colleter avec un Faé zombie dans une
dimension parallèle, j’ai ramené Aden ici aussi vite que j’ai pu.
Seulement, il y a encore beaucoup à nettoyer là-bas, et il faut que
je me dépêche de le faire avant qu’un autre Faé ne tombe sur les
restes de… Enfin bon, se hâta-t-il de conclure après avoir glissé
un regard en direction de Mary Ann. Il faut que j’y aille, quoi.
J’en ai pour cinq minutes.
Il n’avait pas voulu terminer sa phrase.
Craignait-il sa réaction ? se demanda Mary Ann. Sa réaction si
elle découvrait la violence de sa nature et des actes qu’il avait
commis — sans parler de ceux qu’il commettrait à l’avenir. Elle
savait aussi que, si les « restes » étaient découverts,
une guerre éclaterait. Une guerre ouverte et sans merci, bien pire
que celle qui se déroulait déjà en ce moment.
Il n’y avait donc rien à redire : il avait
quelque chose à faire, et elle voulait qu’il le fasse. Elle
s’écarta de lui.
Riley, dont le corps s’était raidi en attente de
la réponse de Mary Ann, se détendit d’un coup.
— Merci, souffla-t-il.
Puis il l’embrassa — un baiser rapide, mais
profond et sincère.
— Fais attention à toi.
Il se glissa dans le placard. On entendit un bruit
d’étoffe, puis… plus rien. Mary Ann, curieuse, s’avança vers la
porte et jeta un coup d’œil.
Rien. Personne. Il était parti. Prise d’un nouveau
vertige, Mary Ann retourna dans la chambre en titubant et se laissa
tomber sur la seule chaise disponible. C’était bon de s’asseoir
même si, dans sa tête, les pensées ne cessaient de
tourbillonner.
Riley se trouvait-il maintenant dans les
Contes ? Y avait-il une porte vers cette dimension dans le
placard ? Si c’était le cas… tu parles d’un truc
bizarre !
— Il va s’en sortir, n’est-ce pas ?
demanda Mary Ann à Victoria.
La vampire était totalement concentrée sur
Aden ; elle caressait son visage du bout des doigts et
déposait de tendres baisers sur sa joue. L’anneau d’opale qu’elle
portait toujours au doigt scintillait comme s’il avait contenu des
éclats d’arc-en-ciel.
— Tout va bien se passer, assura-t-elle. Il
faut qu’il ouvre une porte vers l’autre dimension, et c’est pour ça
qu’il a dû se mettre à l’écart. Ensuite, il…
Victoria fut interrompue par la porte — celle de
la chambre — qui s’ouvrait à la volée. Un garçon que Mary Ann
n’avait jamais vu fit irruption dans la pièce. Quand il vit Victoria allongée au côté d’Aden et
Mary Ann assise au bureau, il s’arrêta net, stupéfait. Ses yeux
s’étrécirent ; de toute évidence, il essayait de comprendre la
situation. Il avait un côté un peu mauvais garçon, comme Riley,
comme s’il avait vécu des choses difficiles, dangereuses.
— Les jolies filles, c’est toujours pour
Aden ! lança-t-il sèchement. Pourquoi ? Et vous êtes
qui ? Et qu’est-ce que vous fichez là ?
Zut. Coincées. Aden était censé se trouver au
lycée. Si Dan, son tuteur, apprenait qu’il avait séché les cours,
il pouvait le renvoyer du ranch. D’autre part, les filles n’étaient
pas admises dans les bâtiments. Si Dan les découvrait, pour Aden,
c’était la porte à coup sûr.
Donc, quoi qu’il arrive, il était fait comme un
rat.
Victoria se redressa sur le lit, les yeux rivés au
nouveau venu.
— Tu vas quitter cette chambre vide et
refermer la porte derrière toi. Tu n’as vu personne. Tu ne
remettras pas les pieds ici de la journée.
La voix de Victoria avait un pouvoir si intense
qu’elle semblait lancer des éclats blancs autour d’elle ; Mary
Ann dut se secouer pour dissiper l’impression qu’elle était la
destinataire du message, et qu’elle devait y obéir.
— Chambre vide. Quitter. Pas remettre les
pieds ici, répéta le garçon, les yeux vitreux.
Il fit volte-face et sortit.
Sans perdre une seconde, Victoria reporta son
attention sur Aden, et Mary Ann l’imita. Son état semblait s’être
amélioré : il était plus détendu, sa peau était moins pâle et
ses bleus commençaient à disparaître.
— Oui, approuva la vampire sans lever les
yeux.
L’amélioration ne semblait pas l’avoir entièrement
rassurée. May Ann décida de faire diversion.
— Je neutralise les pouvoirs, observa-t-elle.
Alors comment se fait-il que tu puisses utiliser ta voix quand je
suis là ?
— Tu n’empêches pas Riley de changer de
forme, si ?
— Non.
— C’est parce que c’est un pouvoir qui est
inné chez lui. Il fait partie de ce qu’il est. C’est la même chose
en ce qui me concerne. La plupart de mes pouvoirs sont naturels, je
les ai depuis ma naissance. Comme la téléportation. Tu n’as pas
neutralisé ce pouvoir non plus.
En ce qui concernait la téléportation, c’était
plutôt dommage… Et que voulait-elle dire par la plupart de mes pouvoirs ? Qu’elle en avait
beaucoup ? Combien de choses étranges pouvait-elle
réaliser ? Et lesquelles relevaient d’aptitudes
naturelles ? Mary Ann se garderait bien de poser ces
questions. Elle s’entendait assez bien avec Victoria en général,
mais à vrai dire c’étaient les garçons qui constituaient le ciment
de leur relation plutôt qu’une véritable amitié. Celle-ci viendrait
peut-être un jour, plus tard.
— Quelle affreuse semaine, murmura Victoria.
Mon père a été assassiné, une sorcière nous a lancé un sortilège de
mort, et Aden a été attaqué par une fée.
Les sorcières ! Comment Mary Ann avait-elle
pu les oublier, même une seconde ?
— Jamais. En général, les sorcières et les
vampires s’évitent les uns les autres. Elles sont… pour tout te
dire, leur sang est une véritable drogue pour nous. Une drogue très
puissante.
La vampire ferma les yeux et se passa la langue
sur les lèvres, comme si elle s’imaginait en train d’en
boire.
— Le goût en est… Je ne peux pas te le
décrire, poursuivit-elle. Il n’y a rien de comparable. Une seule
gorgée, et on peut devenir accro.
Donc, ni l’une ni l’autre ne savaient ce qui les
attendait.
— Nous nous tenons à distance les uns des
autres depuis toujours, continua Victoria. Il y a un pacte tacite
entre nos deux races : nous ne nous nourrissons pas de leur
sang, ils ne nous jettent pas de sorts. Enfin, c’était vrai jusqu’à
récemment.
— Donc, tu es mal à l’aise en présence des
sorcières ?
— Plutôt, oui.
— Et tu détestes les gobelins.
— Toute personne sensée les déteste.
Les vampires ne faisaient donc d’alliances avec
personne d’autre que les loups-garous, leurs protecteurs ?
Brutalement, une pensée lui vint : « Tu n’as peut-être
pas choisi la bonne équipe… »
Faux ! Archifaux. Elle avait choisi le bon
camp. Celui de Riley. Comment osait-elle penser
autrement ?
« Dis voir, tu es vraiment en train de te
mettre en colère contre ton propre cerveau ? »
Elle détestait cette voix intérieure et son
cynisme. De toute façon, quel choix avait-elle eu ? Quel parti
aurait-elle pu prendre ? Celui des
sorcières ? Super idée ! Après tout, elles ne balançaient
pas des sorts à droite et à gauche dès qu’elles étaient en colère,
si ?
Si, justement.
Nom d’un chien, si seulement elle avait pu parler
avec une sorcière ! Lui poser deux ou trois questions, pour
mieux comprendre la situation générale… Mais comment faire ?
Il fallait déjà les repérer. Ces créatures n’étaient pas du genre à
se promener avec un écriteau « sorcière » autour du cou,
ni à pointer leur nez au lycée ou au ranch pour offrir leurs
services.
Victoria et Riley, pourtant, savaient les
distinguer au premier coup d’œil. Et s’ils se rendaient tous
ensemble en ville dans l’intention de kidnapper une sorcière ?
En ce moment, la plupart des créatures étaient en train de s’y
rassembler, en se demandant pourquoi diable elles avaient été
appelées par magie à Crossroads. Elles ignoraient encore qu’Aden
était responsable de cela.
May Ann s’illumina. Bien sûr ! Kidnapper une
sorcière, poser des questions, obtenir les réponses, et boum !
Le tour était joué. Défait, le sortilège de mort.
Elle en aurait dansé de joie.
Bon, évidemment, elle n’avait jamais kidnappé
personne, et n’avait pas la moindre idée de la façon de procéder.
Mais elle trouverait bien quelque chose.
« Mais qui es-tu, au fond ? »
L’ancienne Mary Ann n’aurait jamais envisagé un
plan aussi risqué. Seulement, à présent, elle vivait dans un monde
nouveau, et elle devait s’y adapter. Ou mourir. Et elle ne se
sentait pas prête à mourir.
— Pour en revenir aux sorcières…,
reprit-elle.
Elle exposa en quelques mots
son plan à Victoria. Quand elle eut terminé, et pour la première
fois depuis qu’elles étaient entrées dans la chambre, la vampire la
dévisagea et hocha la tête, pensive.
— Excellente idée !
Mary Ann rayonna de fierté. Elle ne put s’empêcher
de sourire.
— Je ne t’avais jamais vue sous ce jour. Tu
es une vraie mercenaire, ajouta la vampire.
Le sourire de Mary Ann faiblit un peu.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Juste que je trouve ton plan génial.
Obtenir des informations par le kidnapping et la torture. Et, une
fois le rassemblement passé, on pourra même négocier la vie de
l’otage. Si les sorcières acceptent de ne plus lancer de sorts
contre nous, on le relâche.
Mary Ann sentit son estomac se nouer. Elle
refusait de commettre un meurtre. Et la torture ?
Jamais ! Jusque-là, elle n’avait eu qu’une idée vague des
conséquences de son plan ; elle s’imaginait que la sorcière
captive répondrait à leurs questions en échange de sa liberté, ni
plus ni moins. Mais de toute évidence, Victoria voyait les choses
différemment. Et envisageait le recours à la violence sans la
moindre hésitation.
« Victoria est un vampire, au cas où ça
t’aurait échappé. » Qui plus est, un vampire qui avait été
élevé par l’un des hommes les plus sanguinaires qui soit. Pendant
quatre-vingts ans, elle n’avait vu les humains que comme une source
de nourriture. La vie n’avait pas grande valeur à ses yeux. Surtout
pas la vie des sorcières, car celles-ci irritaient considérablement
les vampires, qui, en général, n’étaient pas
du genre à se laisser irriter sans réagir.
Ils réagissaient même très violemment.
C’était très probablement ainsi, en tout cas, que
s’était comporté Vlad l’Empaleur, et ainsi que Victoria pensait
devoir agir. A moins que quelqu’un ne lui montre qu’il pouvait en
aller autrement.
D’accord. Encore une tâche à ajouter à la liste
interminable des choses à faire pour Mary Ann : apprendre à
Victoria à respecter les autres espèces. Heureusement, Riley, de
son côté, n’en aurait sans doute pas besoin ; mais si c’était
le cas, Mary Ann s’en occuperait aussi. Il n’y aurait pas de
meurtre, ou seulement si c’était absolument nécessaire.
Absolument nécessaire ? « Mais qui es-tu
vraiment ? » se demanda-t-elle de nouveau. Et comment
pouvait-elle s’imaginer en train de donner des leçons à un vampire
et à un loup-garou, tous deux bien plus âgés qu’elle, et dont
l’expérience passait tout ce qu’elle pouvait imaginer ?
— Quand se réveillera-t-il ? demanda
soudain Victoria, la tirant de ses pensées.
— Quand son corps sera prêt, je suppose,
répondit Mary Ann. Seul le repos peut le guérir.
— J’aimerais… j’aimerais le transformer en
vampire. Sa peau deviendrait indestructible.
Indestructible.
Franchement, il fallait que Victoria raye ce mot de son
vocabulaire. La peau d’un vampire pouvait être brûlée par de la
je-la-nune — si c’était bien ainsi
qu’Aden avait appelé cette étrange substance contenue dans la bague
de Victoria et qui, selon sa description, était quelque chose comme
« du feu soufflé dans de l’acide puis
entouré de poison et agrémenté de radiations ».
Une façon horrible de mourir, donc ; Mary Ann
n’était pas certaine qu’Aden aurait apprécié de s’y risquer plutôt
que d’avoir à guérir de quelques bleus et égratignures.
— Il va mourir, tu sais ? fit Victoria
doucement.
Elle posa la tête sur la poitrine d’Aden, comme
pour écouter les battements de son cœur. Ses longs cheveux soyeux
se répandaient sur les couvertures et sur le bras qu’elle avait
passé autour de la taille du garçon. L’image, avec ses drapés et
ses couleurs, était frappante de beauté.
— Il te l’a déjà dit ? reprit la
vampire.
— Qu’est-ce que tu veux que je te
réponde ? Tous les hommes meurent.
— Non. Tu ne comprends pas. Il va mourir
bientôt.
May Ann la dévisagea, stupéfaite, incapable de
réagir. Puis les mots firent leur chemin dans son esprit,
il va mourir bientôt, et elle prit
conscience avec horreur de ce qu’ils signifiaient. Son cœur se mit
à cogner dans sa poitrine, et ses jambes faillirent se
dérober.
— Comment le sait-il ? demanda-t-elle,
la bouche soudain sèche.
— L’une des âmes qu’il a dans la tête est un
médium. Il peut prédire la mort des gens.
— Et… et… c’est censé arriver quand ?
Comment ?
— Un couteau en plein cœur. Quant au moment
où ça se produira… ça, il l’ignore encore. Il sait simplement que
c’est pour bientôt, comme je te l’ai dit.
Bientôt. C’était quoi, bientôt ? Un
jour ? Une semaine ? Un an ? Et un couteau dans le
cœur… Quelle horreur ! C’était sans
doute pire que la mort par la je-la-nune. Finalement, qu’Aden ait une peau de
vampire n’était sans doute pas une mauvaise idée.
Pourquoi ne lui en avait-il pas parlé ?
— Et si tu le changeais en
vampire ?
— Cela a déjà été essayé sur des humains par
le passé. Jamais avec succès.
— Est-ce qu’on ne peut pas… ?
— Empêcher que ça arrive, maintenant qu’on
est prévenus ? termina Victoria avec un rire sans joie. Non,
apparemment pas. Il semblerait même que ça ne puisse qu’aggraver
les choses pour lui. Il m’a raconté que toutes les tentatives
faites pour changer une mort qui a été prédite ne peuvent que
rendre les conditions de cette mort plus douloureuses encore.
Aden. Mort. Bientôt.
Non, par pitié ! Les yeux de Mary Ann
s’emplirent de larmes.
— Comment peut-il vivre en le
sachant ?
« Ne parle pas ainsi. On peut y faire quelque
chose. On doit pouvoir. »
— Je ne sais pas. A sa place, j’en serais
incapable. Il est humain, mais il est plus fort que je ne le serai
jamais.
Tout en parlant, Victoria dessinait un signe avec
ses doigts sur la poitrine d’Aden. Mary Ann était trop loin pour
distinguer, mais elle aurait donné sa main à couper que c’était le
même signe que la vampire avait tracé un peu plus tôt sur la table
de la cafétéria.
— Et tu es certaine de ne pas pouvoir le
transformer ? insista-t-elle.
Il devait y avoir moyen de le sauver !
— J’en suis certaine.
Notre sang est… différent du vôtre. A haute dose — et il en
faudrait pour changer quelqu’un —, le sang de vampire conduit les
humains à la folie et à la mort. Parfois, même, le vampire qui
tente de changer un humain en meurt lui aussi. On n’a jamais su
pourquoi.
Aden ne ferait rien qui pourrait mettre en danger
la vie de Victoria ; de cela, Mary Ann était certaine.
— Mais toi, comment es-tu devenue un vampire,
alors ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.
— Je suis née comme ça. Mon père a été le
premier à se transformer, tu comprends. Il buvait du sang, même
quand il était humain, et il s’est transformé progressivement. Sa
peau est devenue plus épaisse, son appétit pour tout autre aliment
a disparu. Il a cessé de vieillir. Il a contraint ses meilleurs
hommes et leurs compagnes à boire du sang à leur tour, et eux aussi
se sont transformés. Alors, il a offert du sang à ses animaux
favoris, les loups. Et ça les a changés à leur tour. Ils sont
devenus plus féroces. Ce sont leurs descendants que tu vois
maintenant qui, comme Riley, peuvent changer de forme.
— Alors, pourquoi Aden ne boirait-il pas de
ce sang ? Le sang que ton père et ses hommes ont
consommé ?
— Il le buvait à même la gorge des gens, Mary
Ann. Des gens qui sont morts depuis des siècles. Réduits en
poussière.
— Mais si Aden faisait de même ? S’il
buvait le sang de personnes vivantes, est-ce que,
peut-être… ?
— On a essayé cela aussi. Et ça a échoué
pareillement.
Alors quoi ? Etaient-elles censées abandonner
tout espoir ? Accepter qu’Aden meure
très bientôt ? Non. Hors de question. Mary Ann s’y refusait de
tout cœur.
Soudain, Riley fit irruption dans la pièce. Il
sortit du placard en s’essuyant les mains sur une serviette. Ses
vêtements étaient froissés, déchirés et tachés de sang ; des
traces de boue maculaient ses bras et son visage. Les filles se
tournèrent vers lui.
— C’est fait, dit-il sans la moindre trace
d’émotion dans la voix. Personne ne saura qu’un prince Faé a été
abattu dans la maison où vit Aden.
Il dévisagea Mary Ann pour s’assurer que tout
allait bien, avant de poser les yeux sur Aden et Victoria.
— Est-ce qu’il va mieux ?
— Oui.
Comme s’il avait entendu la question, Aden poussa
un gémissement.
Riley et Mary Ann se figèrent en même temps, avant
de se précipiter à son chevet. Mary Ann lui prit les mains et les
serra dans les siennes.
Victoria se redressa puis se mit à genoux près de
lui, lui tapotant les joues :
— Aden ? Tu nous entends ?
Lentement, très lentement, Aden battit des
paupières, ouvrit les yeux. Les trois autres retinrent leur souffle
et attendirent… attendirent… Il parvint enfin à garder le regard
fixe.
— Victoria ? murmura-t-il dans un
souffle d’épuisement.
— Je suis là. Comment te sens-tu ?
Groggy, il tourna la tête vers elle. De nouveau,
ses prunelles multicolores, aux reflets bruns, bleus et verts,
tentèrent de faire le point. Et soudain, à la
surprise générale, il se dressa sur les genoux, saisit Victoria par
les épaules et la serra violemment contre lui, en
hurlant :
— Non ! Ne t’avise pas de la
toucher !
Effarée, Mary Ann tenta de suivre la direction de
son regard. Il regardait… dans le vide.
— Aden ? Qu’est-ce qui se
passe ?
— Comment peux-tu être en vie ? cria
celui-ci. Riley t’a tué ! Je t’ai senti mourir !
— Aden ?
Victoria le saisit par le poignet et tenta de
l’obliger à se rasseoir.
— A qui parles-tu ?
— Au prince, répondit-il, luttant pour rester
debout.
Il ferma les poings et se mit en garde.
— Je parle au prince Faé, et il a intérêt à
vider le camp vite fait.
— Il est ici ? demanda Riley,
effaré.
— Oui.
— Mais c’est impossible. Complètement
impossible ! Je viens de l’enterrer.