29
Un autre appel. Impérieux, irrésistible.
Tucker tenta de ne pas y répondre. Il y mit toutes
ses forces. Mais la voix de Vlad l’appelait — « Viens à moi ! » — et ses pieds se mirent
à bouger d’eux-mêmes, l’entraînant malgré tous ses efforts vers la
source de la voix.
Il se tenait sur le toit de la maison
familiale ; il avança… et sauta dans le vide. Quand il toucha
le sol, l’impact lui secoua tout le corps. Il venait de passer un
long moment à observer son petit frère de six ans qui jouait dans
le jardin. En grande discussion avec un ami imaginaire, l’enfant au
nez rougi et aux vêtements trempés agitait les mains dans le froid
glacial.
A deux reprises, Tucker avait failli le héler, lui
révéler sa présence ; chaque fois, il s’était ravisé, restant
caché, certain qu’Ethan était bien mieux sans lui.
Mais maintenant qu’il s’éloignait de la maison,
Tucker éprouvait une impression de grand vide au niveau du cœur. Il
ne reviendrait plus, jamais. Il venait de le décider. Ethan
représentait tout ce qu’il y avait de bon, de pur et
d’intact dans son existence ; or, à cet enfant qui avait
devant lui un avenir brillant, Tucker n’avait apporté que de la
souffrance.
La douleur lui transperça le cœur. Faisant de son
mieux pour l’ignorer, Tucker traversa en courant le quartier où
vivait sa famille et s’éloigna en direction de la ville. Là, il eut
l’impression que tous ses amis — ou plutôt ceux qui avaient été ses
amis, et ses connaissances — s’étaient donné rendez-vous. Et,
visiblement, c’était la fiesta. Depuis les voitures, les jeunes
balançaient leurs bouteilles vides contre les murs des
immeubles ; sur les trottoirs, d’autres dansaient au son d’une
musique qu’ils étaient les seuls à entendre. Circulant de groupe en
groupe, une belle femme se mêlait à eux. Une femme avec de longs
cheveux blonds et une peau si pâle et si parfaite qu’elle semblait
étinceler.
Elle s’arrêtait de temps à autre devant un des
fêtards, le regardait dans les yeux et lui adressait la parole. En
général, son interlocuteur faisait non de la tête. Alors, elle
ajoutait quelque chose et l’adolescent baissait les yeux,
visiblement vaincu, pour se mettre à nettoyer la rue autour de lui.
La femme s’éloignait et recommençait son manège un peu plus
loin.
La nuit était tombée depuis longtemps. Tucker
savait que le mythe selon lequel les vampires fuient la lumière du
jour était en partie infondé puisque Victoria pouvait l’affronter
sans en souffrir. Mais qu’en était-il pour Vlad ? Risquait-il
de tomber en cendres s’il voyait le soleil ? Tucker osait
l’espérer.
Viens à
moi !
La voix était toute proche maintenant. La panique
submergea Tucker. La joie, aussi. Vlad n’était plus dans sa
crypte ! Il était ici, quelque part en ville ! Il se
cachait.
Tucker dépassa le coin de la
laverie automatique, d’où lui semblait provenir la voix. D’abord,
il ne vit rien, sinon une pile de grands cartons entassés contre un
mur. Pourtant, Vlad était là, il le savait — il savait toujours où se trouvait le vampire. Il s’approcha
donc des cartons et se pencha pour les soulever.
Vlad était bel et bien là, qui l’attendait. Il
portait toujours d’affreuses traces de brûlures mais la peau, rose,
souple, avait commencé à se reconstituer. Contre lui, sur ses
genoux, il tenait le cadavre d’un humain. Et du sang dégoulinait de
son menton.
— La prochaine fois que tu me fais attendre,
c’est toi qui me serviras de repas, annonça le souverain déchu
d’une voix dangereusement froide. M’as-tu bien compris ?
Tucker fut parcouru d’un long frisson glacé, et
son regard s’attarda sur le cadavre. La gorge présentait une
blessure béante, une déchirure — comme s’il avait été attaqué par
un animal sauvage. Une horrible façon de mourir. Car les morsures
de Vlad étaient atroces ; Tucker en savait quelque chose, lui
que l’Empaleur avait récemment mordu pour se nourrir, à titre
d’avertissement.
Il se recroquevilla sur lui-même ; il lui
semblait que, sur son corps, les blessures à peine refermées se
mettaient à palpiter au rythme de son cœur.
— Oui, j’ai compris.
— Revenons à nos affaires. Qu’as-tu appris de
nouveau ?
— Les sorcières ont pris Aden.
Tucker les avait vues au moment où elles avaient
fondu sur le garçon et l’avaient emporté avec elles. Il aurait pu se porter à sa rescousse. Peut-être. Il
en avait senti l’intention, tout au moins. Un peu. Pourtant, il
avait retenu l’illusion derrière laquelle il se dissimulait. Son
besoin de servir Vlad, d’obéir à ses ordres et de lui plaire, était
bien trop fort, même à ce moment crucial.
Un son étrange, pareil à un caquètement, s’éleva
soudain. C’était le vampire qui riait. Son rire mourut dans une
quinte de toux qui le fit se plier en deux. Quand il se calma, il
se redressa et regarda Tucker en dévoilant ses canines effilées,
encore rouges de sang.
— Retourne auprès d’elles, mais reste caché.
Il ne faut pas qu’elles sachent que tu les espionnes.
Parlait-il des sorcières ?
— Et comment vais-je faire pour les
trouver ? Elles ont disparu.
— Tu peux sentir l’appel d’Aden, non ?
Nous en sommes tous capables.
Vlad avait raison, hélas. D’ailleurs, Tucker se
souvenait parfaitement de ce qu’il avait éprouvé, la première fois
qu’il s’était trouvé en présence d’Aden. Une attirance si forte
qu’elle l’avait bouleversé. Soudain, lui qui avait toujours été
attiré par les filles, il s’était demandé ce qui lui arrivait.
D’autant que cette attirance, loin de le calmer comme la présence
de Mary Ann, attisait en lui des pulsions violentes. L’envie de
faire mal, de devenir plus mauvais encore qu’il ne l’était
déjà.
— Très bien. Et maintenant, voici qu’approche
ta tâche la plus importante. Tu vas tuer Aden. Tu lui planteras un
couteau en plein cœur, comme le font les sorcières pour les
sacrifices.
— Je… je ne peux pas.
***
Mary Ann avait peur. Terriblement peur. Selon
toute vraisemblance, Aden avait enlevé la sorcière ; une
sorcière qu’ils avaient eux-mêmes kidnappée ! Personne ne
savait où ils étaient partis ensemble. Mais ce n’était pas tout.
Victoria avait raconté à Riley ce qui venait de se produire,
prenant soin de se téléporter immédiatement après, sans laisser au
loup-garou le temps de réagir. Et sans dire si Vlad l’Empaleur
était toujours en vie. Où la princesse avait-elle disparu ?
Etait-elle partie à la rescousse d’Aden ?
Bon sang ! Comment allait-elle réagir en
apprenant la nouvelle ? Mary Ann, qui n’avait jamais rencontré
Vlad, était encore sous le choc de son incroyable résurrection.
Après avoir appris la vérité, elle et Riley avaient fouillé la
crypte de fond en comble, sans trouver aucune trace du roi des
vampires. Une mauvaise nouvelle pour Riley ; son nouveau
souverain — si tant est qu’Aden soit encore roi — et la princesse
sous sa protection étaient tous deux en danger, et, une fois de
plus, il n’était pas auprès d’eux. Seul point positif, ses frères —
qui eux aussi ressentaient l’attraction qui émanait d’Aden, au
moins tant que Mary Ann ne se trouvait pas dans les parages —
s’étaient lancés sur la piste des disparus.
Que faire du temps qui lui restait ? s’était
demandé Mary Ann. Elle avait envisagé de partir à la recherche de
Victoria, mais y avait rapidement renoncé : elle ne savait
même pas quelle piste remonter. Il ne lui était pas possible de retourner seule au manoir des vampires.
Patrouiller en voiture, alors ? Non, aucune chance que ce soit
utile.
Alors elle était tout simplement rentrée chez
elle. Une heure plus tôt, Riley l’avait conduite et laissée devant
le perron, après lui avoir donné un baiser — rapide, superficiel,
distrait. Depuis, elle demeurait auprès de son père. Elle en
profitait pour le câliner comme elle y avait tant aspiré. Pour lui
dire à quel point elle l’aimait. Cela l’avait fait rire, et il
s’était mis à plaisanter avec elle, comme avant. Oui, toute cette
tendresse la renvoyait soudain à l’époque où elle ne savait encore
rien de sa mère, la véritable. De toute évidence, la voix de
Victoria avait rempli son office car son père ne lui posait aucune
question sur l’endroit où elle était allée.
Néanmoins, la nervosité de Mary Ann croissait à
chaque minute. Aden était-il sain et sauf ? Et Riley et
Victoria ? Etait-ce le dernier soir de sa propre
vie ?
— Te revoilà dans les nuages, lui lança son
père avec un sourire patient.
Assis à la table de la cuisine, ils jouaient aux
cartes. Elle reporta son attention sur le jeu, saisit la carte sur
le dessus de sa pile et la retourna. Huit de cœur. Son père venait
de jouer un trois de carreaux. Elle ramassa le pli et le rangea
sous sa pile.
— Est-ce que tu as envie de me parler de ce
que tu as dans la tête ? demanda son père. Tu sembles
absente…
— Tout va bien, je te remercie.
Un mensonge, bien entendu. Comme elle détestait
tromper son père ! Mais comment faire autrement, vu la
situation ? Elle ne se sentait pas d’humeur à se battre contre le rationalisme obtus d’un père qui refusait
de croire à l’existence du surnaturel, quand bien même il en aurait
eu les preuves sous le nez. Pas plus qu’à polémiquer sur la
nécessité de faire une thérapie, ce qu’il ne manquerait pas de lui
proposer si elle se risquait à lui parler de ses aventures dans
l’outre-monde.
Hélas, il insista.
— Des problèmes avec Riley ?
Riley, son Riley à elle. Son amoureux. Le garçon
qu’elle aimait. Jusqu’à quand ? Bientôt, elle renoncerait à
lui pour toujours.
A cette pensée, elle sentit son cœur
sombrer.
— Papa… Quand tu ne peux faire que du mal à
la personne que tu aimes, comment dois-tu agir ?
Il posa sur elle un regard intense puis, avec un
soupir, carra ses coudes sur la table, le menton dans les
mains.
— Je n’avais pas compris que, Riley et toi,
vous en étiez déjà à vous dire « je t’aime ».
Elle sentit ses joues s’empourprer.
— Non. Nous n’en sommes pas encore là.
— Dans ce cas, mon trésor, pourquoi
t’imagines-tu qu’il peut te faire du mal en t’aimant ?
C’était demandé avec douceur. Mal à l’aise, Mary
Ann se rencogna dans son fauteuil. Comment dire à son père qu’il
avait mal compris ? Que c’était elle qui risquait de faire du mal à Riley ? Il
n’allait pas la croire…
— Que répondrais-tu à un patient, s’il te
posait la même question ?
Un sourire flotta sur les lèvres de son père
— Petite maligne, tu me renvoies ma question.
C’est moi qui t’ai appris ça, n’est-ce pas ? Donc, que
dirais-je à une patiente, même si celle-ci
refusait de me donner tous les détails ?
Mary Ann opina.
— Eh bien, je lui dirais de se poser une
autre question au moins aussi importante : l’autre risque-t-il
de la blesser ? Son cœur, son corps sont-ils en
danger ?
La réponse était évidente : oui. Autrement
dit, Mary Ann avait eu raison de rompre avec Riley ; en
revanche, elle avait eu tort de revenir sur sa décision. Mais
qu’importait ? Elle était incapable de regretter ses décisions
tant la nuit qu’elle avait passée avec Riley lui avait laissé des
souvenirs merveilleux. A présent, elle pouvait bien mourir.
Heureuse.
Enfin presque.
Mourir. Elle chassa péniblement la boule
d’angoisse que faisait naître cette perspective.
— Si la réponse est oui, poursuivit son père,
je conseille à mes patientes de mettre un terme à la
relation.
Il se pencha, lui prit la main et
acheva :
— Toujours. Et immédiatement. Dis-moi… Ai-je
besoin d’aller chercher mon fusil à pompe ? Ce garçon,
qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Mary Ann rit tristement.
— Papa, tu détestes les armes, et tu n’as pas
de fusil à pompe. De toute façon, Riley ne m’a pas blessée ;
cela ne lui viendrait même pas à l’idée. Il se montre très
protecteur, au contraire.
C’est de moi qu’il faut le
protéger.
— Mais alors, où est le problème ? Tu
peux m’en parler. Tu peux me parler de tout.
Elle rit de nouveau, un rire forcé.
Car elle était sa fille, pas sa patiente. Alors,
non, elle ne pouvait pas tout lui dire.
— Ecoute, reprit-elle pour détourner
l’attention du sujet, je me pose une autre question : s’il ne
te restait qu’un jour à vivre, un seul, que choisirais-tu de
faire ?
— Pourquoi me demandes-tu ça ? Tu
envisages de m’assassiner ?
Elle leva les yeux au ciel :
— Sois sérieux, papa !
— Je t’ai rarement connue d’humeur si sombre…
Mais bon, si tu insistes, je vais te répondre.
Il lâcha sa main et se mit à réfléchir.
— Alors, d’abord, je te mettrais à l’abri du
besoin, pour être certain que tu ne manques jamais de rien ;
puis je te consacrerais tout le temps qui me reste.
Mary Ann sentit des larmes brûlantes lui monter
aux yeux.
— Et je veux ajouter quelque chose. Parce que
je ne veux plus avoir de secrets pour toi. J’ai bien retenu ma
leçon…
A ces mots, Mary Ann se figea ; une vague de
panique la submergea et son cœur s’affola.
— Que… que veux-tu me dire ?
— Eh bien… J’ai rencontré quelqu’un,
avoua-t-il.
Mary Ann écarquilla les yeux,
stupéfaite :
— Une femme ? C’est vrai ? Mais
qui ? Quand ? Où ? Raconte-moi tout !
Son père se mit à rire.
— Ça fait beaucoup de questions à la fois… Je
l’ai rencontrée hier soir, en faisant des
courses. Je… eh bien, je l’ai invitée à sortir.
— Papa ! Tu as osé !
— Je sais, ça fait des années que je n’ai pas
invité une femme. Je n’ai pas pu résister ; elle est
tellement… jolie… et intelligente !
Mary Ann hésita. Que ressentait-elle
exactement ? Voyons… elle était contente pour son père. Il
méritait d’être heureux. Tout particulièrement si elle devait… si
elle… Non. Ne pas penser à ça.
— C’est génial. Donne-moi des détails !
Elle est comment ? Où est-ce que tu vas l’emmener dîner, et
est-ce que…
La sonnette de la porte d’entrée l’interrompit.
Mary Ann bondit, et son père en fit autant. Il eut un sourire
penaud.
— Nous reprendrons cette conversation plus
tard. Je vais ouvrir.
Il repoussa sa chaise et se dirigea vers la porte
d’entrée. Pendant ce temps, Mary Ann rassembla les cartes.
Incroyable ! Son père avait un rendez-vous galant !
D’accord, cela avait bien dû lui arriver une ou deux fois au cours
des dernières années, mais sans jamais rien donner de
sérieux ; en tout cas, elle ne l’avait jamais vu aussi
enthousiaste ! Lui qui se montrait souvent distant, voire
détaché, il en était brusquement… humain.
Quelques secondes plus tard, elle entendit une
voix de femme et un rire. Le rire de son père. Comme c’était doux à
entendre !
— Mary Ann ? lança-t-il depuis l’entrée.
Tu peux venir ici, s’il te plaît ?
Les mains enfoncées dans les
poches de son jean, elle sortit de la cuisine et gagna le salon —
ce salon que sa mère avait décoré de toutes les couleurs de
l’arc-en-ciel. Là, elle trouva son père, le visage fendu d’un
sourire ravi — trop ravi ? —, et
en grande conversation avec une jeune femme blonde. Vêtue d’un
chemisier de soie et d’une jupe droite blanche, elle était tout
simplement magnifique. Sa peau était parfaite ; elle avait des
traits d’une délicatesse exquise, adorable.
Pouvait-il s’agir de la mystérieuse jeune femme du
supermarché ?
Mary Ann toussota pour signaler sa présence.
Son père tourna la tête vers elle. Son visage
radieux exprimait la joie et l’excitation, au point que Mary Ann en
fut un peu gênée.
— Mary Ann, dit-il, voici la jeune femme dont
j’étais en train de te parler.
La blonde lui fit un signe de tête, mais ne la
regarda pas ; elle ne quittait pas son père des yeux, lui
caressant doucement la joue du bout de ses doigts fins, comme si
elle grattait un chaton derrière l’oreille pour le faire
ronronner.
— Mary Ann, murmura-t-elle, les yeux toujours
rivés à son père, j’ai déjà tant entendu parler de toi !
En une simple et unique conversation, qui plus est
au supermarché ?
— Enchantée de vous rencontrer, répondit Mary
Ann.
Alors, et seulement alors, l’inconnue se détourna
de son père et fit face à Mary Ann.
Qui fut pétrifiée d’horreur.
Cette femme était une fée.
Un hurlement lui échappa :
— Eloignez-vous de mon père !
— Mary Ann !
De toute évidence choqué, son père venait de
s’interposer. La fée ne le laissa pas poursuivre.
— Sois gentil, mon chéri, va dans ta chambre,
lui dit-elle, et, quoi que tu entendes, restes-y.
Docilement, il disparut dans l’escalier, sans plus
adresser un mot ni un regard à sa fille.
Effondrée, Mary Ann crut que son cœur allait
exploser. Devait-elle s’enfuir ? Devait-elle rester pour
protéger son père de cette créature maléfique ? Jamais
auparavant elle n’avait eu à traiter avec une fée. Des Faé, elle ne
savait que ce que Riley et Victoria lui avaient dit.
Elle récapitula… A la différence des vampires, les
fées n’étaient pas capables de contrôler les humains à la seule
force de leur voix ; en revanche, elles exerçaient sur eux une
immense fascination, du fait de leur beauté, et, devant elles, ils
abdiquaient de toute volonté, obéissant soudain comme des enfants
ou de petits chiots. Les Faé adoraient le pouvoir et ne
supportaient pas qu’on en ait plus qu’eux. A l’intérieur, ils
étaient froids, froids comme la mort, et ils n’aspiraient qu’à la
chaleur offerte par la puissance de la magie.
En dépit de tout, les Faé se considéraient comme
les protecteurs de l’humanité.
La fée brisa le silence.
— Ce serait une
mauvaise idée d’appeler ton petit copain le loup-garou,
lança-t-elle avec mépris. En ce moment, ses congénères sont occupés
à se battre avec une troupe de gobelins. Je m’en suis assurée
personnellement. Tu ne ferais que les distraire dans leur combat.
Et tu ne voudrais pas être responsable d’un carnage, n’est-ce
pas ?
— Je n’avais pas l’intention de crier,
répliqua Mary Ann.
Elle n’était pas lâche. Faible, peut-être, mais
pas lâche.
— Qu’êtes-vous venue faire ?
reprit-elle. Qui êtes-vous ? Que voulez-vous à mon
père ?
La fée sourit — un sourire sans joie, un sourire
glacial.
— Je m’appelle Brendal. Et je pensais que la
raison de ma visite était évidente. Je suis venue te
chercher.
— Pourquoi ?
— Les réponses viendront plus tard.
— Est-ce que vous avez séduit mon père pour
pouvoir m’approcher ?
— Bien entendu. Nous faisons ce qui est
nécessaire, toujours.
C’était dit avec le plus parfait cynisme. Quelle
garce ! La colère envahit Mary Ann à l’idée que son père avait
été leurré.
— Allons-y, maintenant, fit Brendal
impérieusement.
Mary Ann redressa le menton dans une attitude de
défi. Qui l’obligeait à obéir ? Personne. Rien.
Rien… Cela signifiait-il qu’elle était en mesure
de résister à l’influence de la fée ? Qu’elle parvenait à
neutraliser ses pouvoirs ? Peut-être, mais pas totalement,
puisque son père, lui, était sous influence. Souviens-toi de ce qu’a dit
Victoria. Ta capacité de neutralisation est mise en échec par les
dons naturels.
Comme Mary Ann ne bougeait pas d’un pouce, la fée
la regarda d’un œil noir.
— Tu veux des réponses, oui on non ?
Suis-moi, j’ai besoin de toi. Tu repousses les créatures que ton
ami Aden attire. Tu annihiles les pouvoirs qu’il aiguise. Ce qui
veut dire que tu es toi aussi une arme, même si tu n’as rien.
— Il va falloir vous montrer plus
convaincante.
— Il les attire à lui, et tu les
achèves.
— Qui ? Qui donc suis-je censée
achever ?
— Les ennemis, évidemment.
Pour les fées, les ennemis, c’était les vampires
et les loups-garous.
— Et voilà pourquoi vous êtes venue ?
Vous imaginez que je vais vous aider ?
— Pas moi, non, répondit Brendal.
Elle se déplaça, creusant la distance entre Mary
Ann et elle. Puis elle se mit à jouer avec la collection de
bibelots disposées sur un meuble.
— Mais ton ami Aden, tu veux l’aider,
non ?
Aussitôt, l’angoisse gagna Mary Ann.
— Que voulez-vous dire ?
— Les sorcières le tiennent, et elles ne sont
pas contentes. Eh oui… je suis tout à fait au courant de la réunion
qui est censée se tenir, ainsi que de ta mort prochaine. Peu
importe… Aden t’aime, et il refuse de donner aux sorcières ce
qu’elles exigent de lui tant qu’elles n’ont pas convoqué leur
assemblée. Il veut te sauver la vie, rien ne
compte davantage à ses yeux. Et il refuse aussi de me donner ce que
je veux.
Ne montre rien. Ne réagis
pas. Ne lui donne aucun signe.
— Et que voulez-vous ?
— Savoir ce qui est arrivé à mon frère. Je
suis prête à tout pour connaître la vérité. Tout, tu
m’entends ? Y compris à trahir mes alliées.
Mary Ann avait-elle bien entendu ? Brendal
venait-elle de lui dire qu’en échange d’informations sur son frère,
elle était prête à trahir les sorcières ? C’est-à-dire à
sauver Aden ?
— C’est pour cette raison que tu dois venir
avec moi, jeune fille.
Et accorder sa confiance à cette créature sur de
simples paroles ? Impossible.
— Je reste ici.
Brendal plissa les yeux ; son visage
exprimait le calme même. Et pourtant :
— Si je dis à ton père de se donner la mort,
il le fera. Sans poser de question, et avec joie. Et si tu crois
que ta capacité à neutraliser mes pouvoirs va m’en empêcher, tu te
trompes ; car il me suffit d’appeler mes sœurs à la rescousse
et elles me débarrasseront de toi.
Un instant, Mary Ann songea à se jeter sur la fée,
telle une furie, toutes griffes et dents dehors. Qui était cette
créature, pour oser ainsi menacer son père ! Elle ne
laisserait personne s’en prendre à lui ! Mais à l’idée que
Brendal mette à exécution sa menace et appelle en effet d’autres
fées à la rescousse, elle se contint. En duel, elle avait ses
chances ; contre plusieurs adversaires, rien n’était moins
sûr…
La fée afficha sa frustration ; c’était
la première fois qu’elle exprimait un sentiment.
— Je te l’ai dit. Tu vas venir avec moi. Tu
vas affaiblir les sorcières, ce qui me permettra d’enlever le
garçon.
— Et c’est tout ?
— Oui.
Savait-elle que Mary Ann était capable de drainer
tout le pouvoir des sorcières, ou pensait-elle qu’elle ne ferait
que neutraliser leur magie ?
— Et pour Aden ?
— Dès qu’il m’aura dit ce que je veux savoir,
je le relâcherai.
Ou bien elle tenterait de le tuer. Mary Ann
connaissait la réponse à la question que la fée se posait ;
cette réponse la rendrait folle de rage : son frère était
mort, et il était mort par la faute d’Aden.
— Vous le relâcherez ? C’est
promis ? Vous le relâcherez quoi qu’il arrive ?
La fée acquiesça.
— Quoi qu’il arrive.
— Puis-je faire confiance à votre
parole ?
— Je ne vois pas quel autre choix tu
as.
Comme elle aurait aimé que Riley soit là ! Il
aurait pu la conseiller, lui dire si les fées tenaient ou non leurs
promesses.
— Et pour l’assemblée des
sorcières ?
A ces mots, la frustration de la fée disparut et
céda au triomphe.
Au moins se montrait-elle honnête sur ce
point.
— C’est bon, conclut alors Mary Ann. Je vais
vous aider.
Et ce qui se passerait ensuite…