5
Les parents de Diane habitaient un appartement fastueux situé rue du Ranelagh, dans le XVIe arrondissement.
Ancienne gérante du Sphinx, le night-club fréquenté par le Tout-Paris, Angélique Spitz était âgée de quarante-six ans. Avec son pull chaussette rouge vif, sa jupette en cuir noir et ses bottes cavalières, elle évoquait une poule de luxe. C’était elle qui avait informé la police de l’appel du kidnappeur, passant outre à l’interdiction de ce dernier et à la ferme opposition de son mari. Bien qu’il eût quarante-huit ans, Karl Spitz avait un physique de jeune premier et un costume deux-pièces à l’avenant. Sagane devina que les escarres présentes sur ses narines résultaient d’une consommation régulière de cocaïne.
Tout en observant les Spitz tour à tour, il pensa à ce que Dubreuil avait déclaré un jour au sujet des personnalités du show-business : « Ces gens-là meurent rarement de mort naturelle. »
Pour la énième fois, le père de Diane releva la manche de son complet puis consulta sa montre. N’y tenant plus, il quitta son siège et se frotta le visage avec des gestes compulsifs.
— Il a douze minutes de retard, souffla-t-il d’un ton désespéré en arpentant de long en large le séjour cosy, dont les murs étaient tapissés d’affiches et de photos de films produits par Cinémax. Pourquoi ne donne-t-il pas de ses nouvelles ?
Il planta ses yeux humides dans ceux de son épouse.
— Qu’allons-nous devenir ?
Les jambes flageolantes, Angélique Spitz s’effondra dans un fauteuil et fondit en larmes. Bientôt, l’appartement entier résonna de ses pleurs entrecoupés de hurlements de douleur. Cécile plongea son regard dans celui de Sagane, quêtant l’autorisation d’intervenir. Dès que le commissaire eut cligné des paupières pour manifester son approbation, elle s’agenouilla près d’Angélique et s’efforça de la rassurer.
— Il va appeler, laissa-t-elle tomber d’une voix douce et apaisante.
L’autre se ressaisit, la fixa d’un air irrité et gronda entre ses dents :
— Qu’en savez-vous ?
Cécile prit sa main dans la sienne.
— Je fais ce métier depuis quinze ans et j’ai travaillé sur plus de trente affaires de rapt, répondit-elle sans se départir de son calme. D’après mon expérience, le kidnapping est presque toujours d’origine crapuleuse. Il est question d’une guerre des nerfs. Les ravisseurs mènent la vie dure aux proches des victimes dans le but de briser leur moral et leur volonté. S’ils y parviennent, ils peuvent dicter leur loi et obtenir plus d’argent.
Karl Spitz attendit qu’elle termine pour grogner :
— Je suppose que vous tenez le même discours à tous les parents.
Il ôta son veston et le balança sur le canapé bordeaux.
— Diane n’est pas votre fille. Ce qui peut lui arriver vous est égal, alors ne faites pas semblant de vous inquiéter de son sort.
Heurté par son ton hargneux, Élie le prit à partie :
— Mesurez vos paroles, monsieur Spitz. La peine que vous éprouvez ne justifie pas une telle agressivité.
Il désigna sa collègue du menton.
— Le commandant Argento essaie seulement de vous aider.
Lorsque Spitz approcha son visage livide du sien, le commissaire lut de la détresse et de la colère dans ses yeux.
— Si mon épouse n’avait pas donné l’alarme, vous ne seriez pas ici, affirma le producteur avec des sanglots dans la voix. Votre présence met Diane en péril.
— Si j’étais à votre place, je…
— Vous n’êtes pas à notre place, l’interrompit sèchement Spitz.
— Karl ! cria sa femme à pleine gorge. Arrête, je t’en prie !
Il capitula et gagna un fauteuil, tête baissée et mains dans les poches. Sagane s’apprêtait à rompre le silence de mort quand le téléphone posé sur la table basse sonna. La pendule murale indiquait dix-sept heures vingt-neuf. L’espoir saisit le père de Diane et il bondit de son siège, imité par son épouse. Comme il se ruait vers l’appareil, Briard s’en empara et le tendit à son chef qui aperçut des étoiles sur l’afficheur.
Le correspondant avait commandé l’appel secret.
— Pas de précipitation, monsieur Spitz, conseilla Élie avec fermeté. Ne vous emportez pas, ne le suppliez pas. Soyez conciliant et tout ira bien. Vous êtes prêt ?
Spitz remua la tête en signe d’acquiescement. Sagane décrocha le combiné à la huitième sonnerie, le lui remit et appuya sur la touche de mise en service du haut-parleur. Dès leur arrivée, Briard avait placé un émetteur aléatoire dans le microphone pour que le lieutenant Emmanuel Charlier, l’informaticien du central technique et informatique du Quai des Orfèvres, puisse écouter et enregistrer la conversation de son bureau.
Spitz prit une profonde inspiration avant de lâcher :
— Allô !
— Monsieur Spitz ? s’enquit une voix puissante, au timbre métallique.
Élie et Briard échangèrent un regard entendu : le type utilisait un modulateur vocal.
— Lui-même.
Le kidnappeur entra dans le vif du sujet :
— L’échange se déroulera de la façon suivante. Vous…
— Nous n’irons pas plus loin tant que je n’aurai pas la preuve que vous détenez bien ma fille et qu’elle est vivante, le coupa Spitz avec détermination.
Les policiers se raidirent, conscients que cet impair pouvait fâcher son interlocuteur et l’amener à revoir ses exigences à la hausse. La figure dégoulinante de larmes et de maquillage, Angélique fut la seule à approuver la conduite de son mari.
— C’est de bonne guerre, Karl, ricana l’homme. Vous permettez que je vous appelle Karl ? Vous avez cinq secondes.
Le téléphone crachota puis la voix faible et hésitante de Diane succéda à la sienne.
— Papa ?
L’espace d’un instant, les yeux de son père s’illuminèrent de joie.
— Comment vas-tu, ma chérie ?
— J’ai peur, papa, pleurnicha Diane.
Tremblante d’émotion, Angélique appliqua sa main sur sa bouche pour étouffer le sanglot qu’elle sentait monter dans sa gorge.
— Sors-moi de là, implora la jeune femme. Je…
Il y eut un crépitement et le ravisseur reprit la parole :
— Maintenant que vous avez votre preuve, passez-moi la police.
Le cœur serré par l’angoisse, Sagane fixa Argento puis Briard. Ils semblaient aussi désarçonnés que lui.
— J’ai agi conformément à vos ordres, protesta Spitz, blême d’appréhension. Personne n’est au courant.
— Je ne vous crois pas, le contra l’homme. J’aimerais causer avec l’enquêteur qui s’occupe de cette affaire.
Désemparé, Spitz interrogea Sagane du regard.
Tout de suite, s’impatienta le ravisseur d’une voix qui ne souffrait aucune opposition.
Élie fit signe à Spitz d’obtempérer.
— À l’avenir, ne me mentez plus, Karl, avertit le kidnappeur cependant que Sagane empoignait le combiné et le portait à son oreille.
— Je suis le commissaire Sagane, de la Brigade criminelle, annonça-t-il.
Un sifflement de surprise mêlée d’admiration jaillit de l’écouteur.
— Je n’en crois pas mes oreilles ! s’extasia le maître du jeu. Vous êtes bien Élie Sagane, le flic qui a résolu l’énigme du « Samouraï qui pleure1 » et aidé les Stups à démasquer le trafiquant de drogue Jason ?
— Oui, répliqua Élie avec une mimique exaspérée.
— Ravi de travailler avec vous. Repassez le téléphone à M. Spitz.
Sagane s’exécuta, communiqua avec Briard par gestes. Le capitaine acquiesça et tira un carnet ainsi qu’un portemine de la poche de son sweater, prêt à prendre en note les prétentions du ravisseur.
— Voici mes conditions, Karl, continua le gars, de nouveau glacial. Primo : retirez deux cent mille euros du compte que vous avez ouvert au Crédit parisien, en grosses coupures usagées et non marquées. Deusio : demandez à la Banque de Zurich de vous expédier Lady in blue, le diamant de trente carats que Mme Spitz a acquis l’année dernière à la Chaterhouse Street de Londres.
— Les joailliers et les lapidaires du monde entier connaissent cette pierre, allégua Spitz. Vous ne pourrez pas la vendre.
— Ce que j’ai l’intention de faire avec le brillant ne regarde que moi, s’agaça l’autre. Tertio : mettez l’argent et le diam dans un sac étanche. Quarto : déposez le tout dans la fontaine située en face du théâtre Marigny demain à seize heures pétantes. Venez seul. Quinto : rentrez chez vous et attendez mon coup de fil.
Il se tut un instant.
— Je vous recommande d’observer ces instructions à la lettre. Si les poulets traînent dans les parages, s’il y a un mouchard dans le sac, si les billets sont numérotés ou si le solitaire est faux, votre fille mourra.
Angélique se liquéfia à cette précision. Incapable d’en supporter davantage, elle se retira dans sa chambre d’une démarche vacillante, tout en pleurs.
— Je vous souhaite une bonne fin de journée, conclut le kidnappeur d’un ton où perçait la volupté du tortionnaire sadique.
Il raccrocha brutalement.
Élie alluma son portable et appela Emmanuel Charlier sur sa ligne directe. À peine le lieutenant eut-il décroché qu’il s’enquit avec une intonation pressante :
— Tu as sa position ?
— Non, répondit Charlier.
La déception remplaça l’espérance sur les traits du commissaire.
— Ne me dis pas que la compagnie du téléphone n’est pas en mesure de débloquer l’appel masqué, bougonna-t-il. Cette manipulation est de leur compétence.
— Le mec utilise un appareil qui brouille la réception des signaux radioélectriques, objecta Charlier.
Argento et Briard grimacèrent à cette nouvelle. Sagane tapa du pied sur le sol et maugréa, défaitiste :
— Je suppose que le modulateur vocal rend impossible le nettoyage de sa voix.
— Qu’importe qu’elle soit déguisée ! proclama Charlier triomphalement. Dans chaque voix humaine, il existe toujours un rapport d’intensité entre les ondes émises et les sons enregistrés. Le cas échéant, nous pourrons comparer celle de notre homme avec d’autres voix.
Sagane le remercia puis coupa la communication.
— Je ne m’attendais pas à ça, admit-il en pivotant vers ses équipiers.
— Que voulez-vous dire ? s’inquiéta Karl Spitz avant que Briard et Argento puissent s’exprimer.
— Ce type est un pro, repartit Briard à la place de son chef. Il ne laisse rien au hasard.
Spitz accueillit cette réponse avec une moue incrédule.
— Il est bien renseigné, précisa Élie. Il peut s’agir d’une personne de votre entourage.
Spitz arqua les sourcils d’un air ébahi.
— Qui ?
— Une relation, conjectura Argento.
— J’ai des tas de relations, lâcha Spitz dans un soupir.
— Quelqu’un qui bosse pour vous, insista-t-elle.
— Entre les employés de maison et le personnel de Cinémax, plus de soixante-dix péquins travaillent pour moi, la découragea Spitz avec un zeste de sarcasme.
— Nous ne pourrons pas tous les interroger d’ici demain, râla Briard.
Sagane réfléchit un instant avant de s’adresser à Spitz :
— Avez-vous des ennemis ?
Le producteur leva les yeux au ciel.
— Les gens du show-biz n’ont que des ennemis ! Ces jacasseries nous font perdre un temps précieux. Vous avez un plan, oui ou non ?
Élie se renfrogna. Malgré le drame qu’il vivait, Spitz lui était profondément antipathique.
— Nous l’épinglerons dès qu’il se pointera, décida-t-il.
— Vous l’avez entendu ? se rebiffa Spitz.
— Nous nous fondrons dans la masse, tenta de le rassurer Argento.
Spitz la fusilla du regard et tonna :
— Il tuera ma fille si vous intervenez !
— Nous devons l’alpaguer, décréta Briard. Si on le laisse partir avec la rançon, vous ne reverrez jamais Diane.
Cette vérité eut raison de Karl Spitz, qui baissa la tête en signe de reddition.
— Parlons affaires, enchaîna Sagane. Aurez-vous le fric et le solitaire dans le délai fixé ?
Spitz saisit le téléphone.
— Je m’en occupe de suite.
Dix minutes plus tard, il reposa le combiné sur son support et expliqua :
— J’ai parlé au directeur du Crédit parisien. J’aurai le liquide à onze heures demain matin.
— Et le diamant ? s’enquit le commissaire tandis que Spitz attrapait son veston sur le canapé et l’enfilait avec des mouvements saccadés.
— Je m’envole pour Zurich à vingt et une heures.
Sagane lui donna sa carte.
— Prévenez-moi quand vous serez de retour.
Il fit un signe du menton à ses collègues.
— Allons-y.
Après une brève hésitation, Cécile demanda à Spitz :
— Puis-je voir votre femme avant de partir ?
Il haussa les épaules.
— Notre chambre est au fond du couloir.
Cécile se tourna vers Élie.
— Je vous rejoins.
Cette initiative le surprit autant qu’elle le contraria, néanmoins il n’en montra rien et quitta l’appartement sans un mot, Briard sur les talons. Cécile traversa le long couloir, s’arrêta devant la chambre des Spitz et toqua à la porte. N’obtenant pas de réponse, elle entra et trouva Angélique Spitz allongée sur le lit, en train de tamponner ses yeux mouillés avec des mouchoirs en papier qu’elle tirait par intermittence de la boîte posée sur la table de chevet. La lueur qui brillait dans son regard était familière à Argento. Les mères dont l’enfant s’était fait kidnapper avaient ce regard à la fois épouvanté et accusateur. Contenant son émotion, Cécile s’assit sur le bord du lit et articula :
— Nous ferons notre possible pour ramener Diane. Je vous le promets.
Angélique se rapprocha d’elle et, comme une adolescente délaissée ou apeurée, se blottit dans ses bras.
— Sauvez-la, supplia-t-elle. Sauvez-la.
— Je vous le promets, répéta Cécile en lui caressant les cheveux avec une douceur infinie.

1. Le samouraï qui pleure, Pygmalion, 2000.