18
Ils atteignirent le XVIe arrondissement vers cinq heures vingt-cinq.
Argento remonta la rue Charles-Lamoureux à toute allure, pila à l’intersection de la rue Benouville et de la rue de la Faisanderie. Élie n’attendit pas qu’elle coupe le moteur pour descendre de la moto et montrer sa carte aux policiers en uniforme qui filtraient les passants. Il allongea le pas en apercevant Dubreuil, devant le musée de la Contrefaçon. Emmitouflé dans un pardessus et coiffé du stetson qu’il avait rapporté du Texas, le divisionnaire observait les techniciens de la PTS placer des cavaliers autour de la poubelle. Les ordures répandues sur une bâche empuantissaient l’atmosphère. Grimaçant de dégoût sous son masque de chirurgien, un rouquin les examinait une à une, du bout des doigts.
Cécile arriva à temps pour voir une blouse blanche mettre la tête dans un sac en plastique. Les cloques pullulaient sur le visage de la victime. Des croûtes noirâtres menaçaient de se détacher des joues et du nez. La bouche n’avait plus de lèvres, les yeux plus de paupières. Glacée d’horreur, Argento fit face à Sagane qui l’avait rejointe.
— Il faut qu’on mette un terme à cette boucherie, articula-t-elle avec une moue vindicative.
— Je commence à désespérer qu’il commette une erreur, soupira son chef.
Il mit des gants de latex et s’avança vers le technicien qui pliait soigneusement la robe tachée de sang.
— Vous permettez que je jette un œil ?
L’autre lui tendit le vêtement. Élie alluma sa lampe de poche et la braqua sur l’étiquette du col.
— Même marque et même modèle que les précédentes, lança-t-il à son équipière.
Satisfait, il remit la pièce à conviction au technicien qui la rangea dans un sac de jute avant de s’éloigner. En voyant ses collaborateurs, Dubreuil prit congé du gardien de la paix avec lequel il s’entretenait en aparté et vint à leur rencontre.
— Jamais deux sans trois ! s’efforça-t-il de plaisanter.
— Quelqu’un a vu l’assassin ? lui demanda Sagane.
— À votre avis ?
— Je m’en doutais.
— C’est toujours la même rengaine : personne n’a rien vu, personne n’a rien entendu.
— Qui l’a trouvée ?
— Un clodo qui faisait les poubelles. Ses cris ont ameuté tout le quartier.
Dubreuil passa le bras droit autour des épaules d’Élie, le gauche autour de celles de Cécile. Il était si grand qu’ils devaient lever la tête pour pouvoir le regarder en face.
— Écoutez-moi bien, les enfants, marmonna-t-il sur le ton de la connivence. Ils flippent un max à la préfecture. J’ignorais que l’empaffé était chochotte à ce point.
Argento interrogea Sagane du regard.
— C’est le surnom du préfet, lui expliqua-t-il.
— Paraît qu’il dort plus depuis que ce dingo court les filles une cognée de bûcheron à la main, reprit le divisionnaire, un tantinet moqueur. Il a peur de perdre sa place. Du coup, je l’ai sur le dos. Pour compléter le tout, ce trouduc fout la merde dans mon couple. Il m’appelle tous les soirs à l’heure du dîner. Quand je raccroche, j’suis tellement énervé que j’ai du mal à digérer les bons petits plats de ma Josette. Vous la connaissez, Élie, elle est très susceptible. Conclusion, nous devons choper le frappadingue avant qu’il ne trucide une autre greluche.
D’un regard, il s’assura qu’on ne l’écoutait pas.
— Peu m’importent les moyens que vous emploierez. Je le veux. Est-ce clair ?
Ils acquiescèrent. Dubreuil reporta son attention sur le conteneur encerclé par les policiers et les blouses blanches. Il resta silencieux, sourcils froncés et bouche pincée. Sagane le connaissait suffisamment pour deviner sa pensée.
— Je me pose la même question.
— De quoi parlez-vous ? s’enquit le divisionnaire sans se retourner.
— Je me demande où se trouve le corps, répondit Élie.
Étonné d’avoir été percé à jour, Dubreuil pivota vers lui.
— Le tueur a choisi d’abandonner la victime dans cette rue, continua Sagane. Si la tête est ici, le corps ne doit pas être bien loin.
Sur ce, il promena son regard sur les poubelles disposées en rang d’oignons sur le trottoir. Cécile fut la première à comprendre où il voulait en venir.
— T’es un putain de bon flic ! s’exclama-t-elle en sautant à pieds joints.
Dubreuil la dévisagea d’un air à la fois réprobateur et soupçonneux. Confuse, elle s’immobilisa et se massa la nuque avec nervosité.
— Bien vu, commissaire, tenta-t-elle de se rattraper. Et si on se mettait au travail ?
Le patron de la Crim’ tapa dans ses mains pour manifester son assentiment.
— C’est parti, mon kiki !
Excité, il tira son portable de la poche intérieure du manteau.
— Je vais demander au commissariat de l’arrondissement de nous envoyer des renforts.
Il s’éloigna pour téléphoner. Élie baissa les yeux vers sa montre : six heures moins dix.
— À quelle heure débute la collecte des ordures ménagères ? questionna-t-il haut et fort, sans s’adresser à une personne en particulier.
— Elle est répartie sur toute la durée de la matinée, répliqua un gardien de la paix qui se tenait derrière lui. En général, la tournée commence à six heures et se termine à midi.
— Dites à la mairie de l’annuler.
L’agent ôta son képi et se gratta le sommet du crâne d’un air ennuyé.
— Les riverains ne vont pas être contents, déplora-t-il.
Sagane balaya cette remarque d’un geste expéditif.
— J’en ai rien à cirer. L’enquête prime sur leurs états d’âme. Vous les appelez où je m’en charge ?
Le policier sortit de sa léthargie.
— Tout de suite, monsieur, bafouilla-t-il en pianotant sur son mobile.
Dubreuil éteignit le sien et revint vers le commissaire, tout guilleret.
— Ils seront là dans dix minutes.
— Nous sommes obligés de les attendre ? râla Argento qui trépignait d’impatience.
En guise de réponse, le divisionnaire enfila des gants et souleva le couvercle de la poubelle la plus proche. Tout en la renversant pour la vider sur la chaussée, il réquisitionna les flics présents :
— Allons, remuez-vous ! Plus vite on aura terminé, plus vite vous pourrez rentrer au bercail et vous farcir bobonne !
Une heure plus tard, la rue était jonchée de détritus nauséabonds. Penchés aux fenêtres, les habitants du quartier assistaient au déballage en vitupérant contre la scandaleuse conduite des forces de l’ordre. Plus remonté que les autres, un homme en robe de chambre et en pantoufles, sec comme un coup de trique, demanda à parler au responsable de ce chantier. Un agent de police l’escorta jusqu’à Dubreuil qui l’écouta bon gré, mal gré. Dès que l’homme eut craché son venin, le divisionnaire ramassa une couche-culotte pleine et la lui fourra sous le nez pour le faire fuir. Blémissant d’écœurement, le râleur déguerpit en promettant d’en référer aux autorités concernées.
Sa réaction déclencha une explosion de rires.
— Assez rigolé, on se remet au boulot ! tempêta Dubreuil pour la forme.
Le corps de la victime était introuvable. Élie était dans le doute lorsque Cécile, qui fourrageait dans un conteneur au beau milieu de la rue, le héla :
— Par ici !
Il accourut, talonné par Dubreuil. À leur approche, la jeune femme brandit le tronc humain qu’elle tenait à deux mains. À la place des seins et du sexe, il y avait trois plaies béantes et noires comme du charbon.
— Comment peut-on faire une chose pareille ? s’apitoya Dubreuil, sous le choc.
Incapable de dire un mot, Argento déposa le buste à ses pieds et fit quelques pas pour décompresser. Sagane s’accroupit près de la deuxième pièce du puzzle. L’odeur des chairs brûlées se mêlait à celle des déchets éparpillés sur la chaussée.
— Il ne s’est pas contenté de la tuer, expliqua-t-il. Il a détruit tout ce qui faisait d’elle une femme.
Dubreuil le fixa d’un air incrédule.
— Mais enfin, pourquoi ?
La grimace du commissaire traduisit son incompréhension.
— Il est imprévisible. Je ne sais plus quoi penser de lui.
Un gardien de la paix les rejoignit.
— La fouille de la dernière poubelle n’a rien donné, annonça-t-il.
Cette nouvelle ne démonta pas Élie.
— Les parties manquantes sont forcément dans le secteur. Inspectez les conteneurs des rues voisines.
— Sauf votre respect, nous ne sommes pas assez…
— C’est un ordre, l’interrompit Sagane. Passez-y la journée s’il le faut, mais dégotez-les-moi.
Il leur fallut plus de deux heures pour trouver les jambes, rue du Général-Appert. En fin de matinée, un agent dénicha les bras au croisement du boulevard Flandrin et de la rue Cothenet. Les techniciens de la PTS remballèrent leur matériel et emportèrent le cadavre démembré. La mairie envoya un camion-benne pour ramasser les ordures. Les manches retroussées et les mains couvertes de crasse, Cécile, Élie et Dubreuil s’assirent sur le bord du trottoir tandis que les éboueurs s’activaient en poussant des cris. Trop exténués pour parler, ils observèrent la neige fondre au soleil.
Le divisionnaire se décida à rompre le silence :
— Il fut un temps où j’adorais patauger dans la boue et les viscères mais j’ai passé la limite d’âge pour ces conneries. Parfois, j’ai l’impression que je serais bien mieux chez moi, à lire ou à regarder ces émissions débiles avec ma Josette. Si seulement elle avait la tête aussi bien faite que le corps, nous aurions des choses à nous dire, des idées à échanger.
La sonnerie de son cellulaire mit fin à ses confidences.
— Comment allez-vous, Raoul ? Vous êtes au courant ? D’accord. Ils seront là.
Il coupa la communication et se tourna vers ses équipiers.
— Bietri pratiquera l’autopsie à seize heures tapantes. D’ici là, rentrez vous reposer.
Il se redressa, épousseta son pantalon et son manteau.
— Une dernière chose, laissa-t-il tomber d’un ton embarrassé. Votre vie privée ne regarde que vous, mais…
— Il fut un temps où vous appeliez un chat un chat, monsieur, l’interrompit Sagane, agacé. Dites ce que vous avez sur le cœur qu’on en finisse.
Dubreuil émit un vague grognement avant de lâcher :
— Faites en sorte que votre travail ne s’en ressente pas.
Mal à l’aise, il se dépêcha de regagner sa voiture. Argento ferma les yeux et exposa son visage au soleil.
— Qu’en penses-tu ? demanda-t-elle à son amant avec un sourire malicieux. Tu crois qu’on pourra coucher et bosser ensemble ?
— Et toi, tu crois que c’est jouable ?
Elle rouvrit les yeux et le considéra avec tendresse.
— J’en suis sûre.
Son assurance ravit Élie autant qu’elle l’intimida.
— Déjà midi, souffla-t-il pour changer de sujet. Tu as faim ?
— Oui.
Il l’aida à se relever et ils marchèrent jusqu’à la moto, sans se presser.
Comme elle se baissait pour ôter l’antivol, il l’attira dans ses bras et l’embrassa sur la bouche.

 

Après le déjeuner, ils se rendirent chez Sagane pour faire un somme.
Ils se réveillèrent fatigués, courbaturés et de mauvaise humeur. Élie leur prépara un café qu’ils burent à la hâte avant de filer à l’Institut médico-légal. Argento se rangea sur le parking du quai de la Rapée à dix-sept heures.
— Nous sommes en retard, déplora-t-elle.
— Bietri doit être furax, renchérit son supérieur.
Depuis son arrivée à Paris, Argento n’avait jamais mis les pieds à l’IML. La façade de briques lui donna la chair de poule, de même que l’entrée désinfectée à l’eau de Javel. Debout devant les percolateurs, les vivants raillaient sans retenue les morts qu’ils venaient de disséquer. Les claquements des casiers frigorifiques résonnaient dans les longs couloirs éclairés par des néons clignotants. Cécile hésitait à rebrousser chemin lorsque le commissaire poussa la porte à deux battants de la salle d’autopsie et s’écarta pour la laisser entrer, un sourire moqueur aux lèvres.
— Super-fliquette n’a pas l’air dans son assiette, lui glissa-t-il à l’oreille.
Vexée, elle lui donna un coup de coude dans le ventre.
— Tu m’as fait mal, se plaignit-il.
Cette remarque la remplit de joie.
— Super-flic serait-il un colosse aux pieds d’argile ? le nargua-t-elle.
Elle s’avança vers le légiste qui se tenait au milieu de la salle, sanglé dans sa combinaison. Sans cesser de masser son abdomen douloureux, Élie la suivit. Dès qu’ils furent à sa hauteur, Bietri les regarda avec mépris et pivota vers la table centrale. Il avait reconstitué le corps de la victime en disposant la tête, les bras et les jambes autour du tronc.
— Je viens de terminer, comme vous pouvez vous en douter, articula-t-il avec une agressivité contenue. Par quoi voulez-vous commencer ?
Sagane s’inclina pour examiner le visage en lambeaux.
— L’heure et la cause du décès, répliqua-t-il, mal à l’aise.
— La victime est morte hier soir, aux alentours de dix-huit heures, l’éclaira sèchement le toubib. Elle a été ébouillantée. Le démembrement est post mortem.
La dernière phrase était destinée à Argento qui le fixait d’un air horrifié.
— Combien de temps faut-il pour découper un cadavre ? se ressaisit-elle en soutenant le regard dédaigneux de Bietri.
— Une dizaine d’heures, au bas mot.
Il entreprit de leur expliquer comment le tueur s’y était pris.
— Tout d’abord, il a tranché la tête et arraché les bras. Ensuite, il a coupé les jambes en plusieurs morceaux, sans doute pour pouvoir les caser dans le conteneur. Concrètement, il a retiré la rotule avant de séparer le fémur du tibia et du péroné d’un coup de scalpel. Il faut des années de pratique pour inciser avec une telle précision. La perfection du geste me conforte dans l’idée que votre homme est un chirurgien.
— Venons-en à ces brûlures, continua Élie en montrant les taches noires au niveau du sexe et des seins.
Bietri se tourna vers Cécile.
— Nous entrons dans le vif du sujet. Vous n’êtes pas obligée de rester.
Elle arqua les sourcils d’un air offusqué.
— Vous me cherchez des crosses depuis le premier jour, s’énerva-t-elle. Encore une remarque désobligeante et je vous décalque, vu ?
— Si vous saviez l’effet que me font les femmes qui tapent du poing sur la table ! s’exclama Bietri que cette joute avait détendu. Dieu bénisse les dominatrices !
Argento réprima un fou rire.
— Vous êtes barge.
— Complètement, s’empressa-t-il d’approuver.
D’un raclement de gorge, Sagane le rappela à l’ordre.
— L’acide chlorhydrique est à l’origine de ces tissus cicatriciels post mortem, poursuivit le légiste, de nouveau concentré. Le bonhomme a un comportement bizarre, vous ne trouvez pas ?
Élie plissa les yeux d’un air interrogateur.
— Le fait qu’il ait violé Spitz et Drivaud sans préservatif démontre qu’il se fiche pas mal qu’on prélève des échantillons de son sperme, développa Bietri. Si ce n’est pas pour détruire la semence susceptible de le trahir, pour quelle raison a-t-il réduit en cendres le vagin de la victime ?
— Il voulait la désexualiser, répondit Cécile à la place du commissaire.
— Pourquoi celle-ci et pas les autres ? enchaîna Bietri que cette incohérence semblait avoir perturbé.
— Nous l’ignorons, admit Sagane dans un souffle.
Le toubib afficha soudain une mine victorieuse.
— Moi, je le sais ! exulta-t-il.
Il fit un clin d’œil à Argento qui sourit pour se donner une contenance.
— L’acide n’a pas tout rongé, reprit-il avec sérieux. Le microscope à balayage a mis en relief des quantités infinitésimales de collagène et de résine de silicone.
— La victime a subi plusieurs opérations de chirurgie esthétique, en déduisit Élie.
— Elle n’était pas tout à fait une femme comme les autres.
L’incompréhension des policiers l’amusa, et il ajouta :
— Si seulement vous pouviez voir vos tronches ! Approchez que j’éclaire vos lanternes.
Il se pencha vers ce qui restait de l’appareil génital et ouvrit la plaie à l’aide d’un écarteur. Cécile pâlit à la vue des chairs calcinées.
— La lésion est très profonde, souligna Bietri tandis qu’elle s’éloignait de quelques pas. Devinez ce que j’ai trouvé à la place des ovaires ? Une prostate.
Cette révélation abasourdit Sagane.
— Vous déconnez ?
— Pas le moins du monde.
Estomaquée, Argento surmonta sa répugnance et revint vers la table de dissection.
— Vous êtes en train de nous dire que la victime était… un homme ?
Le légiste acquiesça.
— Voilà pourquoi il l’a coupée en rondelles ! s’écria Élie, excité comme une puce. Il a découvert le pot aux roses et ça l’a rendu dingue ! La PTS a dégoté des indices ?
Bietri tira un sachet zippé de la poche de sa combinaison.
— Une fibre synthétique, comme la dernière fois, conclut Sagane en apercevant le filament qu’elle contenait.
Le toubib fit non de la tête.
— Un cheveu naturel dont l’ADN ne correspond pas à celui du sperme prélevé dans les vagins de Spitz et Drivaud.
— Vous n’avez pas une information plus consistante ? le relança Cécile sur le ton de l’ironie.
Il sortit deux autres pochettes et les lui tendit.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, méfiante.
— Un poil de chat et un poil de chien.
Élie jugea cette découverte sans intérêt.
— Elle… Il avait des animaux domestiques, voilà tout.
— Lui ou l’assassin, rectifia sa collègue dont les yeux pétillaient d’enthousiasme.
Cette hypothèse requinqua Sagane.
— Récapitulons : le gus que nous recherchons est médecin ou chirurgien. Il aime les tapis d’Orient, les chats et les chiens. Il déteste les femmes qui lui résistent et les transsexuels.
— Ce ne sont que des suppositions, contra Bietri.
Élie le cingla d’un regard hargneux.
— Nous pataugeons, doc. Nous avons besoin de nous raccrocher à des suppositions.
Le légiste n’insista pas.
— Il y a un point que j’aimerais éclaircir, annonça Argento comme il se lavait les mains en fredonnant une mélodie.
— Lequel ? s’enquit le commissaire.
— C’est le deuxième paquet qu’il dépose dans le XVIe arrondissement. Si tu veux mon avis, ce n’est pas un hasard.
— Peut-être que l’endroit l’inspire.
— À moins qu’il n’habite à proximité.
— Tu ne trouves pas ça un peu gros ?
— Vous vous tutoyez, maintenant ? intervint Bietri d’un ton gouailleur.
Cécile prit une pose belliqueuse.
— De quoi je me mêle ? le rabroua-t-elle.
Intimidé, il capitula.
— J’ai rien dit.
Sagane décocha une œillade à Argento, puis demanda à Bietri :
— Les techniciens ont mis la main sur le sac ou les papiers de la victime ?
— Il répondait au nom de Patrick Donofrio.
La surprise se lut sur le visage du flic.
— Comment le savez-vous ?
Bietri balança son masque et ses gants à la poubelle.
— Le chirurgien plasticien qui le suivait est un ami. Il a opéré tous les transsexuels de Paris. Il est passé avant que vous arriviez. Il a reconnu Donofrio aux tatouages qu’il avait sur l’épaule et la fesse gauches. Ce pauvre type était gogo dancer au Schéhérazade. Sur scène, il se faisait appeler Tamara.
— Vous avez son adresse ?
Bietri tira une chemise en carton d’un classeur.
— Voici une photocopie de son dossier médical.
Cécile et Élie le parcoururent.
— Nous allons pouvoir fouiller son appartement, se réjouit le commissaire. En avons-nous terminé avec M. Donofrio ?
— Je crois que oui, repartit le légiste.
Argento considéra le défunt d’un air compatissant.
— Comment peut-on en arriver là ?
— En règle générale, les candidats au changement de sexe sont mal dans leur peau et maniaco-dépressifs, expliqua Bietri avec gravité. Ils cherchent leur salut dans la transformation. Mais la chirurgie n’efface pas les troubles névrotiques qui remontent à la petite enfance.
— C’est effrayant.
Bietri approuva et déclama :
— « Il arrive souvent que le sexe de l’âme ne soit point pareil à celui du corps, et c’est une contradiction qui ne peut manquer de produire beaucoup de désordre. »
— Légiste, chanteur et poète, énonça Élie d’un ton admiratif. Décidément, vous êtes un homme plein de surprises.
— Ce n’est pas de moi mais de ce cher Théophile.
L’étonnement se peignit sur les traits de Sagane. Le toubib lui jeta le regard consterné qu’il réservait aux ignares.
— Théophile Gautier, quoi !
Élie se sentit ridicule.
— J’avais compris, rétorqua-t-il pour sauver la face.
Bietri eut un rire silencieux.
— Dire qu’il devait monter sur le billard la semaine prochaine ! soupira-t-il en recouvrant le mort d’un drap. D’un coup de baguette magique, Tamara aurait remplacé Patrick. Mon ami m’a longuement parlé de cette opération. Dans un premier temps, le chirurgien pratique une cystotomie suprapubienne pour permettre la miction. Ensuite, il procède à l’ablation des testicules. Le troisième et dernier acte est la pénisectomie. Elle consiste à retirer ce qui reste de tissu pénien. Savez-vous ce que le médecin place dans le néo-vagin pour éviter qu’il se rétracte pendant la cicatrisation ? Des cordes de piano. L’élasticité du…
— Ça va, doc, le coupa Sagane qui en avait assez entendu. Vous avez le rapport sur les pendus ?
— Je ne les ai pas encore autopsiés.
— Faxez-le-moi quand il sera prêt.
Pressé de partir, le commissaire agrippa son équipière par le poignet et l’entraîna vers la sortie.