Ils atteignirent le XVIe arrondissement vers cinq heures
vingt-cinq.
Argento remonta la rue Charles-Lamoureux à toute
allure, pila à l’intersection de la rue Benouville et de la rue de
la Faisanderie. Élie n’attendit pas qu’elle coupe le moteur pour
descendre de la moto et montrer sa carte aux policiers en uniforme
qui filtraient les passants. Il allongea le pas en apercevant
Dubreuil, devant le musée de la Contrefaçon. Emmitouflé dans un
pardessus et coiffé du stetson qu’il avait rapporté du Texas, le
divisionnaire observait les techniciens de la PTS placer des
cavaliers autour de la poubelle. Les ordures répandues sur une
bâche empuantissaient l’atmosphère. Grimaçant de dégoût sous son
masque de chirurgien, un rouquin les examinait une à une, du bout
des doigts.
Cécile arriva à temps pour voir une blouse blanche
mettre la tête dans un sac en plastique. Les cloques pullulaient
sur le visage de la victime. Des croûtes noirâtres menaçaient de se
détacher des joues et du nez. La bouche n’avait plus de lèvres, les
yeux plus de paupières. Glacée d’horreur, Argento fit face à Sagane
qui l’avait rejointe.
— Il faut qu’on mette un terme à cette boucherie,
articula-t-elle avec une moue vindicative.
Il mit des gants de latex et s’avança vers le
technicien qui pliait soigneusement la robe tachée de sang.
— Vous permettez que je jette un œil ?
L’autre lui tendit le vêtement. Élie alluma sa
lampe de poche et la braqua sur l’étiquette du col.
— Même marque et même modèle que les précédentes,
lança-t-il à son équipière.
Satisfait, il remit la pièce à conviction au
technicien qui la rangea dans un sac de jute avant de s’éloigner.
En voyant ses collaborateurs, Dubreuil prit congé du gardien de la
paix avec lequel il s’entretenait en aparté et vint à leur
rencontre.
— Jamais deux sans trois ! s’efforça-t-il de
plaisanter.
— Quelqu’un a vu l’assassin ? lui demanda
Sagane.
— À votre avis ?
— Je m’en doutais.
— C’est toujours la même rengaine : personne
n’a rien vu, personne n’a rien entendu.
— Qui l’a trouvée ?
— Un clodo qui faisait les poubelles. Ses cris ont
ameuté tout le quartier.
Dubreuil passa le bras droit autour des épaules
d’Élie, le gauche autour de celles de Cécile. Il était si grand
qu’ils devaient lever la tête pour pouvoir le regarder en
face.
— Écoutez-moi bien, les enfants, marmonna-t-il sur
le ton de la connivence. Ils flippent un max à la préfecture.
J’ignorais que l’empaffé était chochotte à ce point.
Argento interrogea Sagane du regard.
— C’est le surnom du préfet, lui
expliqua-t-il.
— Paraît qu’il dort plus depuis que ce dingo court
les filles une cognée de bûcheron à la main, reprit le
divisionnaire, un tantinet moqueur. Il a peur de perdre sa place.
Du coup, je l’ai sur le dos. Pour compléter le tout, ce trouduc
fout la merde dans mon couple. Il m’appelle tous les soirs à
l’heure du dîner. Quand je raccroche, j’suis tellement énervé que
j’ai du mal à digérer les bons petits plats de ma Josette. Vous la connaissez,
Élie, elle est très susceptible. Conclusion, nous devons choper le
frappadingue avant qu’il ne trucide une autre greluche.
D’un regard, il s’assura qu’on ne l’écoutait
pas.
— Peu m’importent les moyens que vous emploierez.
Je le veux. Est-ce clair ?
Ils acquiescèrent. Dubreuil reporta son attention
sur le conteneur encerclé par les policiers et les blouses
blanches. Il resta silencieux, sourcils froncés et bouche pincée.
Sagane le connaissait suffisamment pour deviner sa pensée.
— Je me pose la même question.
— De quoi parlez-vous ? s’enquit le
divisionnaire sans se retourner.
— Je me demande où se trouve le corps, répondit
Élie.
Étonné d’avoir été percé à jour, Dubreuil pivota
vers lui.
— Le tueur a choisi d’abandonner la victime dans
cette rue, continua Sagane. Si la tête est ici, le corps ne doit
pas être bien loin.
Sur ce, il promena son regard sur les poubelles
disposées en rang d’oignons sur le trottoir. Cécile fut la première
à comprendre où il voulait en venir.
— T’es un putain de bon flic !
s’exclama-t-elle en sautant à pieds joints.
Dubreuil la dévisagea d’un air à la fois
réprobateur et soupçonneux. Confuse, elle s’immobilisa et se massa
la nuque avec nervosité.
— Bien vu, commissaire, tenta-t-elle de se
rattraper. Et si on se mettait au travail ?
Le patron de la Crim’ tapa dans ses mains pour
manifester son assentiment.
— C’est parti, mon kiki !
Excité, il tira son portable de la poche
intérieure du manteau.
— Je vais demander au commissariat de
l’arrondissement de nous envoyer des renforts.
— À quelle heure débute la collecte des
ordures ménagères ? questionna-t-il haut et fort, sans
s’adresser à une personne en particulier.
— Elle est répartie sur toute la durée de la
matinée, répliqua un gardien de la paix qui se tenait derrière lui.
En général, la tournée commence à six heures et se termine à
midi.
— Dites à la mairie de l’annuler.
L’agent ôta son képi et se gratta le sommet du
crâne d’un air ennuyé.
— Les riverains ne vont pas être contents,
déplora-t-il.
Sagane balaya cette remarque d’un geste
expéditif.
— J’en ai rien à cirer. L’enquête prime sur leurs
états d’âme. Vous les appelez où je m’en charge ?
Le policier sortit de sa léthargie.
— Tout de suite, monsieur, bafouilla-t-il en
pianotant sur son mobile.
Dubreuil éteignit le sien et revint vers le
commissaire, tout guilleret.
— Ils seront là dans dix minutes.
— Nous sommes obligés de les attendre ? râla
Argento qui trépignait d’impatience.
En guise de réponse, le divisionnaire enfila des
gants et souleva le couvercle de la poubelle la plus proche. Tout
en la renversant pour la vider sur la chaussée, il réquisitionna
les flics présents :
— Allons, remuez-vous ! Plus vite on aura
terminé, plus vite vous pourrez rentrer au bercail et vous farcir
bobonne !
Une heure plus tard, la rue était jonchée de
détritus nauséabonds. Penchés aux fenêtres, les habitants du
quartier assistaient au déballage en vitupérant contre la
scandaleuse conduite des forces de l’ordre. Plus remonté que les
autres, un homme en robe de chambre et en pantoufles, sec comme un
coup de trique, demanda à parler au responsable de ce chantier. Un
agent de police l’escorta jusqu’à Dubreuil qui l’écouta bon gré,
mal gré. Dès que l’homme eut
craché son venin, le divisionnaire ramassa une couche-culotte
pleine et la lui fourra sous le nez pour le faire fuir. Blémissant
d’écœurement, le râleur déguerpit en promettant d’en référer aux
autorités concernées.
Sa réaction déclencha une explosion de
rires.
— Assez rigolé, on se remet au boulot !
tempêta Dubreuil pour la forme.
Le corps de la victime était introuvable. Élie
était dans le doute lorsque Cécile, qui fourrageait dans un
conteneur au beau milieu de la rue, le héla :
— Par ici !
Il accourut, talonné par Dubreuil. À leur
approche, la jeune femme brandit le tronc humain qu’elle tenait à
deux mains. À la place des seins et du sexe, il y avait trois
plaies béantes et noires comme du charbon.
— Comment peut-on faire une chose pareille ?
s’apitoya Dubreuil, sous le choc.
Incapable de dire un mot, Argento déposa le buste
à ses pieds et fit quelques pas pour décompresser. Sagane
s’accroupit près de la deuxième pièce du puzzle. L’odeur des chairs
brûlées se mêlait à celle des déchets éparpillés sur la
chaussée.
— Il ne s’est pas contenté de la tuer,
expliqua-t-il. Il a détruit tout ce qui faisait d’elle une
femme.
Dubreuil le fixa d’un air incrédule.
— Mais enfin, pourquoi ?
La grimace du commissaire traduisit son
incompréhension.
— Il est imprévisible. Je ne sais plus quoi penser
de lui.
Un gardien de la paix les rejoignit.
— La fouille de la dernière poubelle n’a rien
donné, annonça-t-il.
Cette nouvelle ne démonta pas Élie.
— Les parties manquantes sont forcément dans le
secteur. Inspectez les conteneurs des rues voisines.
— Sauf votre respect, nous ne sommes pas
assez…
Il leur fallut plus de deux heures pour trouver
les jambes, rue du Général-Appert. En fin de matinée, un agent
dénicha les bras au croisement du boulevard Flandrin et de la rue
Cothenet. Les techniciens de la PTS remballèrent leur matériel et
emportèrent le cadavre démembré. La mairie envoya un camion-benne
pour ramasser les ordures. Les manches retroussées et les mains
couvertes de crasse, Cécile, Élie et Dubreuil s’assirent sur le
bord du trottoir tandis que les éboueurs s’activaient en poussant
des cris. Trop exténués pour parler, ils observèrent la neige
fondre au soleil.
Le divisionnaire se décida à rompre le
silence :
— Il fut un temps où j’adorais patauger dans la
boue et les viscères mais j’ai passé la limite d’âge pour ces
conneries. Parfois, j’ai l’impression que je serais bien mieux chez
moi, à lire ou à regarder ces émissions débiles avec ma Josette. Si
seulement elle avait la tête aussi bien faite que le corps, nous
aurions des choses à nous dire, des idées à échanger.
La sonnerie de son cellulaire mit fin à ses
confidences.
— Comment allez-vous, Raoul ? Vous êtes au
courant ? D’accord. Ils seront là.
Il coupa la communication et se tourna vers ses
équipiers.
— Bietri pratiquera l’autopsie à seize heures
tapantes. D’ici là, rentrez vous reposer.
Il se redressa, épousseta son pantalon et son
manteau.
— Une dernière chose, laissa-t-il tomber d’un ton
embarrassé. Votre vie privée ne regarde que vous, mais…
— Il fut un temps où vous appeliez un chat un
chat, monsieur, l’interrompit Sagane, agacé. Dites ce que vous avez
sur le cœur qu’on en finisse.
Dubreuil émit un vague grognement avant de
lâcher :
— Faites en sorte que votre travail ne s’en
ressente pas.
Mal à l’aise, il se dépêcha de regagner sa
voiture. Argento ferma les yeux et exposa son visage au
soleil.
— Qu’en
penses-tu ? demanda-t-elle à son amant avec un sourire
malicieux. Tu crois qu’on pourra coucher et bosser
ensemble ?
— Et toi, tu crois que c’est jouable ?
Elle rouvrit les yeux et le considéra avec
tendresse.
— J’en suis sûre.
Son assurance ravit Élie autant qu’elle
l’intimida.
— Déjà midi, souffla-t-il pour changer de sujet.
Tu as faim ?
— Oui.
Il l’aida à se relever et ils marchèrent jusqu’à
la moto, sans se presser.
Comme elle se baissait pour ôter l’antivol, il
l’attira dans ses bras et l’embrassa sur la bouche.
Après le déjeuner, ils se rendirent chez Sagane
pour faire un somme.
Ils se réveillèrent fatigués, courbaturés et de
mauvaise humeur. Élie leur prépara un café qu’ils burent à la hâte
avant de filer à l’Institut médico-légal. Argento se rangea sur le
parking du quai de la Rapée à dix-sept heures.
— Nous sommes en retard, déplora-t-elle.
— Bietri doit être furax, renchérit son
supérieur.
Depuis son arrivée à Paris, Argento n’avait jamais
mis les pieds à l’IML. La façade de briques lui donna la chair de
poule, de même que l’entrée désinfectée à l’eau de Javel. Debout
devant les percolateurs, les vivants raillaient sans retenue les
morts qu’ils venaient de disséquer. Les claquements des casiers
frigorifiques résonnaient dans les longs couloirs éclairés par des
néons clignotants. Cécile hésitait à rebrousser chemin lorsque le
commissaire poussa la porte à deux battants de la salle d’autopsie
et s’écarta pour la laisser entrer, un sourire moqueur aux
lèvres.
— Super-fliquette n’a pas l’air dans son assiette,
lui glissa-t-il à l’oreille.
Vexée, elle lui donna un coup de coude dans le
ventre.
— Tu m’as fait mal, se plaignit-il.
Cette remarque la remplit de joie.
Elle s’avança vers le légiste qui se tenait au
milieu de la salle, sanglé dans sa combinaison. Sans cesser de
masser son abdomen douloureux, Élie la suivit. Dès qu’ils furent à
sa hauteur, Bietri les regarda avec mépris et pivota vers la table
centrale. Il avait reconstitué le corps de la victime en disposant
la tête, les bras et les jambes autour du tronc.
— Je viens de terminer, comme vous pouvez vous en
douter, articula-t-il avec une agressivité contenue. Par quoi
voulez-vous commencer ?
Sagane s’inclina pour examiner le visage en
lambeaux.
— L’heure et la cause du décès, répliqua-t-il, mal
à l’aise.
— La victime est morte hier soir, aux alentours de
dix-huit heures, l’éclaira sèchement le toubib. Elle a été
ébouillantée. Le démembrement est post mortem.
La dernière phrase était destinée à Argento qui le
fixait d’un air horrifié.
— Combien de temps faut-il pour découper un
cadavre ? se ressaisit-elle en soutenant le regard dédaigneux
de Bietri.
— Une dizaine d’heures, au bas mot.
Il entreprit de leur expliquer comment le tueur
s’y était pris.
— Tout d’abord, il a tranché la tête et arraché
les bras. Ensuite, il a coupé les jambes en plusieurs morceaux,
sans doute pour pouvoir les caser dans le conteneur. Concrètement,
il a retiré la rotule avant de séparer le fémur du tibia et du
péroné d’un coup de scalpel. Il faut des années de pratique pour
inciser avec une telle précision. La perfection du geste me
conforte dans l’idée que votre homme est un chirurgien.
— Venons-en à ces brûlures, continua Élie en
montrant les taches noires au niveau du sexe et des seins.
Bietri se tourna vers Cécile.
— Nous entrons dans le vif du sujet. Vous n’êtes
pas obligée de rester.
— Vous me cherchez des crosses depuis le premier
jour, s’énerva-t-elle. Encore une remarque désobligeante et je vous
décalque, vu ?
— Si vous saviez l’effet que me font les femmes
qui tapent du poing sur la table ! s’exclama Bietri que cette
joute avait détendu. Dieu bénisse les dominatrices !
Argento réprima un fou rire.
— Vous êtes barge.
— Complètement, s’empressa-t-il d’approuver.
D’un raclement de gorge, Sagane le rappela à
l’ordre.
— L’acide chlorhydrique est à l’origine de ces
tissus cicatriciels post mortem, poursuivit le légiste, de nouveau
concentré. Le bonhomme a un comportement bizarre, vous ne trouvez
pas ?
Élie plissa les yeux d’un air interrogateur.
— Le fait qu’il ait violé Spitz et Drivaud sans
préservatif démontre qu’il se fiche pas mal qu’on prélève des
échantillons de son sperme, développa Bietri. Si ce n’est pas pour
détruire la semence susceptible de le trahir, pour quelle raison
a-t-il réduit en cendres le vagin de la victime ?
— Il voulait la désexualiser, répondit Cécile à la
place du commissaire.
— Pourquoi celle-ci et pas les autres ?
enchaîna Bietri que cette incohérence semblait avoir
perturbé.
— Nous l’ignorons, admit Sagane dans un
souffle.
Le toubib afficha soudain une mine
victorieuse.
— Moi, je le sais ! exulta-t-il.
Il fit un clin d’œil à Argento qui sourit pour se
donner une contenance.
— L’acide n’a pas tout rongé, reprit-il avec
sérieux. Le microscope à balayage a mis en relief des quantités
infinitésimales de collagène et de résine de silicone.
— La victime a subi plusieurs opérations de
chirurgie esthétique, en déduisit Élie.
— Elle n’était pas tout à fait une femme comme les
autres.
L’incompréhension des policiers l’amusa, et il
ajouta :
Il se pencha vers ce qui restait de l’appareil
génital et ouvrit la plaie à l’aide d’un écarteur. Cécile pâlit à
la vue des chairs calcinées.
— La lésion est très profonde, souligna Bietri
tandis qu’elle s’éloignait de quelques pas. Devinez ce que j’ai
trouvé à la place des ovaires ? Une prostate.
Cette révélation abasourdit Sagane.
— Vous déconnez ?
— Pas le moins du monde.
Estomaquée, Argento surmonta sa répugnance et
revint vers la table de dissection.
— Vous êtes en train de nous dire que la victime
était… un homme ?
Le légiste acquiesça.
— Voilà pourquoi il l’a coupée en rondelles !
s’écria Élie, excité comme une puce. Il a découvert le pot aux
roses et ça l’a rendu dingue ! La PTS a dégoté des
indices ?
Bietri tira un sachet zippé de la poche de sa
combinaison.
— Une fibre synthétique, comme la dernière fois,
conclut Sagane en apercevant le filament qu’elle contenait.
Le toubib fit non de la tête.
— Un cheveu naturel dont l’ADN ne correspond pas à
celui du sperme prélevé dans les vagins de Spitz et Drivaud.
— Vous n’avez pas une information plus
consistante ? le relança Cécile sur le ton de l’ironie.
Il sortit deux autres pochettes et les lui
tendit.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle,
méfiante.
— Un poil de chat et un poil de chien.
Élie jugea cette découverte sans intérêt.
— Elle… Il avait des animaux domestiques, voilà
tout.
— Lui ou l’assassin, rectifia sa collègue dont les
yeux pétillaient d’enthousiasme.
Cette hypothèse requinqua Sagane.
—
Récapitulons : le gus que nous recherchons est médecin ou
chirurgien. Il aime les tapis d’Orient, les chats et les chiens. Il
déteste les femmes qui lui résistent et les transsexuels.
— Ce ne sont que des suppositions, contra
Bietri.
Élie le cingla d’un regard hargneux.
— Nous pataugeons, doc. Nous avons besoin de nous
raccrocher à des suppositions.
Le légiste n’insista pas.
— Il y a un point que j’aimerais éclaircir,
annonça Argento comme il se lavait les mains en fredonnant une
mélodie.
— Lequel ? s’enquit le commissaire.
— C’est le deuxième paquet qu’il dépose dans le
XVIe arrondissement. Si tu veux mon
avis, ce n’est pas un hasard.
— Peut-être que l’endroit l’inspire.
— À moins qu’il n’habite à proximité.
— Tu ne trouves pas ça un peu gros ?
— Vous vous tutoyez, maintenant ? intervint
Bietri d’un ton gouailleur.
Cécile prit une pose belliqueuse.
— De quoi je me mêle ? le
rabroua-t-elle.
Intimidé, il capitula.
— J’ai rien dit.
Sagane décocha une œillade à Argento, puis demanda
à Bietri :
— Les techniciens ont mis la main sur le sac ou
les papiers de la victime ?
— Il répondait au nom de Patrick Donofrio.
La surprise se lut sur le visage du flic.
— Comment le savez-vous ?
Bietri balança son masque et ses gants à la
poubelle.
— Le chirurgien plasticien qui le suivait est un
ami. Il a opéré tous les transsexuels de Paris. Il est passé avant
que vous arriviez. Il a reconnu Donofrio aux tatouages qu’il avait
sur l’épaule et la fesse gauches. Ce pauvre type était gogo dancer
au Schéhérazade. Sur scène, il se faisait appeler Tamara.
Bietri tira une chemise en carton d’un
classeur.
— Voici une photocopie de son dossier
médical.
Cécile et Élie le parcoururent.
— Nous allons pouvoir fouiller son appartement, se
réjouit le commissaire. En avons-nous terminé avec
M. Donofrio ?
— Je crois que oui, repartit le légiste.
Argento considéra le défunt d’un air
compatissant.
— Comment peut-on en arriver là ?
— En règle générale, les candidats au changement
de sexe sont mal dans leur peau et maniaco-dépressifs, expliqua
Bietri avec gravité. Ils cherchent leur salut dans la
transformation. Mais la chirurgie n’efface pas les troubles
névrotiques qui remontent à la petite enfance.
— C’est effrayant.
Bietri approuva et déclama :
— « Il arrive souvent que le sexe de l’âme ne
soit point pareil à celui du corps, et c’est une contradiction qui
ne peut manquer de produire beaucoup de désordre. »
— Légiste, chanteur et poète, énonça Élie d’un ton
admiratif. Décidément, vous êtes un homme plein de surprises.
— Ce n’est pas de moi mais de ce cher
Théophile.
L’étonnement se peignit sur les traits de Sagane.
Le toubib lui jeta le regard consterné qu’il réservait aux
ignares.
— Théophile Gautier, quoi !
Élie se sentit ridicule.
— J’avais compris, rétorqua-t-il pour sauver la
face.
Bietri eut un rire silencieux.
— Dire qu’il devait monter sur le billard la
semaine prochaine ! soupira-t-il en recouvrant le mort d’un
drap. D’un coup de baguette magique, Tamara aurait remplacé
Patrick. Mon ami m’a longuement parlé de cette opération. Dans un
premier temps, le chirurgien pratique une cystotomie suprapubienne
pour permettre la miction. Ensuite, il procède à l’ablation des
testicules. Le troisième et
dernier acte est la pénisectomie. Elle consiste à retirer ce qui
reste de tissu pénien. Savez-vous ce que le médecin place dans le
néo-vagin pour éviter qu’il se rétracte pendant la
cicatrisation ? Des cordes de piano. L’élasticité du…
— Ça va, doc, le coupa Sagane qui en avait assez
entendu. Vous avez le rapport sur les pendus ?
— Je ne les ai pas encore autopsiés.
— Faxez-le-moi quand il sera prêt.
Pressé de partir, le commissaire agrippa son
équipière par le poignet et l’entraîna vers la sortie.