De retour chez lui, Élie se coucha tout habillé et
dormit à poings fermés.
Il ronflait, la bouche entrouverte et les mains
croisées sur le ventre, lorsque le carillon de l’entrée le tira du
sommeil. Le réveil indiquait sept heures moins dix. Il sortit du
lit en pestant contre l’importun qui osait le déranger d’aussi bon
matin. Il traîna les pieds jusqu’à la porte qu’il peina à
déverrouiller. Son frère se tenait sur le seuil, les traits tirés
et les yeux cernés.
Il en resta interdit.
— Tu t’es rasé la barbe ? finit-il par lâcher
en bâillant. Tu as bien fait, ça te rajeunit.
Michael se força à sourire et demanda d’un ton
embarrassé :
— Je peux entrer ?
Sagane ouvrit la porte toute grande et s’écarta
pour le laisser passer.
— Je t’en prie.
Michael referma derrière lui et le suivit. Élie
déchira le film plastique d’un paquet de cigarettes, en alluma une
et s’assit en tailleur sur le canapé du séjour.
— Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de ta visite,
frangin ? s’enquit-il avec une pointe d’ironie.
Michael prit place sur un fauteuil, face à lui. Il
avait l’air d’un raider new-yorkais avec ses cheveux gominés,
son attaché-case flambant
neuf et son complet noir tendance, dont le pantalon était retenu
par des bretelles.
— J’ai appris pour Morin, articula-t-il au bout
d’une minute. Je sais que vous étiez amis. Je suis désolé.
Sagane le jaugea d’un air suspicieux.
— C’est maman qui t’envoie ? Je croyais
qu’elle voulait plus voir le fils indigne.
— Elle s’inquiète pour toi.
Irrité, Élie attrapa un cendrier pour écraser la
clope.
— À d’autres ! fulmina-t-il. Pourquoi
elle n’est pas venue me le dire elle-même ?
— Tu la connais, elle a du mal à extérioriser ses
sentiments.
— Si cette mégère s’imagine que je vais me
réfugier dans le giron maternel pour calmer ma douleur, elle se
fait des illusions.
Michael s’offusqua de son insolence.
— Le mot « respect » a-t-il un sens pour
toi ? rétorqua-t-il en lissant nerveusement sa cravate. Je te
rappelle qu’elle nous a mis au monde et qu’elle a subvenu à tous
nos besoins !
Il poussa un soupir d’exaspération.
— Nous sommes du même sang, bordel de Dieu !
Essayons de nous entendre pour une fois !
L’emportement de Sagane retomba d’un coup.
— Tu as raison. J’suis sur les nerfs en ce
moment.
— Tu devrais faire une pause.
— Plus tard.
— Où en est l’enquête sur le Tueur de
mariées ? questionna Michael pour changer de sujet. Tu es sur
une piste ?
— Nous avons interrogé un suspect cette nuit. Je
ne suis pas autorisé à en parler.
— Les flics sont comme les toubibs, ils se
retranchent derrière le secret professionnel quand ça les
arrange.
Élie sourit à cette boutade.
— Tu bosses pas aujourd’hui ?
Le regard de Michael obliqua vers sa montre.
— J’ai rendez-vous avec une cliente dans deux
heures. Elle ne vit plus
depuis que son setter irlandais a une balano-posthite.
— Le jargon des vétos m’a toujours fasciné. Tu
peux traduire pour le profane ?
— Inflammation du gland et du fourreau.
Sagane gonfla les joues d’un air dépassé et
plaisanta :
— Encore une vieille fille qui reporte son
affection sur son chien.
— Bien vu.
Pour la première fois depuis longtemps, ils
échangèrent un regard complice et rirent aux éclats.
— Tu te souviens de notre dernière rigolade ?
lança Michael dès qu’ils se furent calmés.
— Comme si c’était hier, repartit Élie, le visage
empreint de nostalgie. Maman avait invité tous mes potes pour mes
dix-sept ans. Gilbert Langway était plein comme une barrique ce
jour-là. Il s’est endormi dans les toilettes.
— Cet abruti avait oublié de mettre le loquet. Les
invités se pressaient à l’entrée des chiottes pour voir le
phénomène. Les filles n’ont pas perdu une miette du
spectacle.
— Ce n’est pas Alain qui l’a
photographié ?
— Si. Je donnerais cher pour revoir ces
clichés.
— Ils ont fait le tour du lycée. Je n’ai pas
réussi à les récupérer.
Ils rirent de nouveau. Tandis qu’ils séchaient
leurs larmes, Sagane proposa un café à son frère qui accepta de bon
cœur.
— Bouge pas, dit-il en gagnant la cuisine.
Il revint avec un plateau qu’il déposa sur la
table basse. Planté devant la bibliothèque, la tête penchée de
côté, Michael survolait les titres des livres de poche serrés comme
des sardines.
— Je n’ai jamais rien lu de mieux, énonça-t-il en
prenant la tasse que lui tendait Élie.
— Hammett ou Chandler ?
— Les deux. Tu crois qu’il est possible de les
égaler, voire de les surpasser ?
Ils retournèrent s’asseoir.
— J’envisage d’arrêter de travailler un an pour
voyager, confia Michael avec une gravité inhabituelle.
— Maman est d’accord ? interrogea
spontanément Sagane.
Il n’en fallut pas plus pour refroidir Michael. Il
foudroya son frère du regard et reposa la tasse avec une telle
brutalité que le café gicla sur son pantalon.
— J’ai mûri ce projet tout seul, gronda-t-il,
rouge de colère contenue. Il ne la concerne en rien.
— Excuse-moi, je n’ai pas réfléchi, bredouilla
Élie, conscient de sa maladresse.
L’atmosphère devint pesante, la tension palpable.
Sagane résolut d’arrondir les angles.
— Où iras-tu ?
Michael remua dans son siège, de plus en plus mal
à l’aise.
— En Afrique, pour commencer, l’éclaira-t-il d’un
ton agressif.
— Tu rêves de ce continent depuis que t’es gosse,
se remémora Élie avec une mimique mélancolique.
Michael se leva et annonça d’une voix
glaciale :
— Je dois y aller.
Il mesura l’étendue de la tache de café avec un
froncement de sourcils puis marcha à grandes enjambées vers la
sortie. Pressé d’en finir, Sagane n’essaya pas de le retenir. Sur
le pas de la porte, Michael posa une main sur son épaule et le fixa
de ses yeux inexpressifs. À cet instant, le commissaire sut
que la réconciliation qu’il avait tant espérée était impossible. Un
fossé les séparait.
La voix de son frère aîné l’arracha à ses sombres
pensées.
— On se fait une bouffe un de ces quatre,
O.K. ?
— Bien sûr, répondit-il sans conviction.
Il referma la porte et, laminé par cette
confrontation, se laissa glisser le long du mur.
En arrivant
au Quai des Orfèvres, vers huit heures, Argento commanda un express
au percolateur et s’enferma dans son bureau.
Elle avait à peine dormi et se sentait exténuée.
Les cauchemars et les rêves s’étaient succédé toute la nuit. Elle
avait pensé à Nikolaev, aux femmes qu’il avait massacrées. Elle
avait entendu les hurlements de terreur et de souffrance des
victimes. Alors qu’elle était dans un demi-sommeil, elle avait vu
Sagane. Dans son rêve, ils étaient étendus sur un lit couvert de
roses sauvages, complètement nus. Il lui avait suffi de poser la
main sur elle pour la rendre folle de désir.
Elle s’était réveillée en nage, à la fois honteuse
et excitée.
Elle se mettait au travail quand quelqu’un toqua à
la porte.
— Entrez !
Un homme passa la tête dans
l’entrebâillement.
— Par exemple ! s’exclama Argento en le
reconnaissant. Que faites-vous ici ?
Un sourire conquérant aux lèvres, Richard Neville
s’avança dans la pièce.
— Le divisionnaire Dubreuil est au courant de ma
venue. J’ai quelque chose pour vous.
Cécile sentit l’odeur suave d’un parfum de luxe
lorsqu’il stoppa devant elle. D’un geste étudié, il lui tendit
l’objet qu’il cachait derrière son dos.
— Un exemplaire dédicacé de mon premier
roman.
La jeune femme fit mine de s’y intéresser.
— Vous auriez dû l’envoyer par la poste,
laissa-t-elle tomber en tâchant d’être aimable.
Neville se cabra à cette manière d’agir contraire
à son éducation.
— Je tenais à vous le remettre en main
propre.
Argento déposa le livre sur le secrétaire placé à
côté de la fenêtre.
— C’est gentil de votre part. Quoi de neuf ?
Vous écrivez, en ce moment ?
— Tous les jours, avec plus ou moins de
bonheur.
Cette remarque vexa Neville.
— Les gens s’imaginent qu’il est facile de
raconter une histoire, se défendit-il. Deux choses différencient le
véritable auteur de l’écrivain amateur : le talent et le
travail. Un auteur digne de ce nom écrit avec ses tripes. Il lui
arrive de se lever en pleine nuit pour retoucher un chapitre,
changer la ponctuation d’une phrase ou remplacer un mot par un
autre. L’écriture est un sacerdoce, pas un passe-temps.
Désireuse d’abréger cet entretien, Cécile montra
du menton les dossiers qui s’empilaient sur la table et les
chaises.
— Si vous voulez bien m’excuser, je suis
débordée.
Il hocha la tête d’un air compréhensif.
— Vous finirez par le débusquer.
— Qui ?
— Le Tueur de mariées.
Argento eut un sourire forcé.
— Évidemment.
Neville s’arrêta sur le seuil et la considéra avec
l’impudence haïssable qui le caractérisait.
— Mon bouquin piétine, j’ai besoin d’infos.
Êtes-vous disposée à m’aider ?
Pressée de se débarrasser de lui, Argento lui fit
miroiter l’espoir d’une future collaboration.
— Téléphonez-moi la semaine prochaine. Je
m’arrangerai pour vous consacrer un peu de temps.
Le regard du romancier ne refléta pas la moindre
surprise, comme s’il n’avait jamais douté de son acceptation.
— Je savais que je pouvais compter sur vous.
— Au revoir, monsieur Neville, s’impatienta
Cécile.
L’autre afficha une expression charmeuse.
— Appelez-moi Richard.
Dès qu’il eut pris congé, Argento jeta un coup
d’œil sur la dédicace inscrite sur la page de garde du
livre :
À Cécile Argento, qui, j’en suis sûr, ne
restera pas insensible à cette histoire riche en
rebondissements.
Respectueusement, Richard
Neville
— Écrivain de mes deux, marmonna-t-elle en
balançant l’ouvrage à la poubelle.
À onze heures trente, elle reçut la visite de
Sagane. Il venait de se doucher car ses cheveux étaient mouillés et
sa peau sentait le savon. Un masque d’escrime et un fleuret
moucheté dépassaient de son sac à dos, dont la fermeture Éclair
était cassée.
— J’ignorais que vous étiez sportif, observa
Cécile avec étonnement sans cesser de mordiller son stylo.
— Mens sana in corpore
sano, repartit Élie, tout sourires.
Il s’entraînait au gymnase Caillaux, dans le
XIIIe, au moins trois fois par semaine.
Un maître d’armes le suivait et l’aidait dans sa quête du geste
parfait.
— Vous devez être craquant en tenue, le taquina sa
collègue.
— En effet… Barnavi m’a remis le rapport du
labo.
Il tira une enveloppe de la poche latérale du sac
et l’envoya dans la direction de Cécile qui l’attrapa in
extremis.
— Les marqueurs génétiques de Nikolaev ne
correspondent pas à ceux du Tueur de mariées, conclut-elle après
avoir parcouru le compte rendu.
— Charlier compare les voix, pour la forme. Vous
aviez raison.
— Pour une fois, j’aurais préféré me
planter.
— Par ailleurs, les victimes présumées de Nikolaev
sont enregistrées dans le Fichier des personnes disparues. Voyons
le bon côté des choses : ce cinglé va passer le reste de sa
vie derrière les barreaux.
— Il s’en sort bien. Il mériterait de
crever.
La mine de Sagane se rembrunit.
— Paraît que vous avez eu de la visite.
Argento perçut le mélange de contrariété et de
jalousie dans sa voix.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Il m’a offert un exemplaire de son premier
roman. Dédicacé, s’il vous plaît.
— Où est-il, ce chef-d’œuvre ?
Cécile ne répondit pas, mais ses yeux obliquèrent
vers la poubelle à ses pieds. Son supérieur s’épanouit en voyant le
livre écorné et taché de café.
— Chaque chose à sa place, se gaussa-t-il,
regonflé à bloc.
— Je savais que vous seriez content de moi,
renchérit-elle. On dîne ensemble ce soir ?
— C’est faisable, à condition que la racaille se
tienne tranquille.
— Je croise les doigts.
Ils échangèrent un regard équivoque puis Élie se
retira en chantonnant.
À peine se fut-il assis à son bureau qu’une
femme entra comme une tornade.
Elle effleura sa joue d’un baiser furtif et
déclara avec entrain :
— Je suis venue aussi vite que j’ai pu.
Rédactrice en chef de L’Européen, le quotidien le plus vendu en France,
Cristal Kalache approchait de la cinquantaine. De taille moyenne,
elle avait les cheveux blond cendré, ondulés et mi-longs. Les
ridules au coin de ses yeux d’un bleu tirant sur le mauve
n’enlevaient rien à la beauté classique de son visage, comparable à
celle des héroïnes hitchcockiennes. Appétissante, elle avait une
poitrine opulente et une croupe rebondie qu’elle mettait en valeur
à grand renfort de décolletés plongeants et de jupes moulantes.
Sagane l’avait rencontrée à un gala de bienfaisance, sept ans
auparavant. Elle lui avait fait un rentre-dedans pas possible,
allant jusqu’à lui proposer de finir la nuit chez elle. Insatiable,
elle l’avait épuisé. Par la suite, ils étaient devenus amis.
Elle se laissa tomber sur une chaise, sortit un
bloc-notes et un stylo-bille de sa sacoche.
Après le départ de son frère, Élie avait téléphoné
à Cristal pour lui dire qu’il y avait du nouveau dans l’enquête sur
le Tueur de mariées. Alléchée, elle avait insisté pour le voir en
fin de matinée.
— Hier après-midi, nous avons arrêté un suspect,
répliqua-t-il.
La journaliste arbora une mine éberluée.
— Vous le tenez ?
Sagane se leva et marcha vers la fenêtre.
— Le gars a dessoudé une vingtaine de filles,
annonça-t-il en promenant son regard sur les toits neigeux. Diane
Spitz et Brigitte Drivaud ne sont pas du nombre.
L’incrédulité tordit la bouche de Kalache.
— Tu te fiches de moi.
Il pivota vers elle.
— Non.
Il raconta ce qui s’était passé chez Nikolaev, en
prenant soin de taire les détails gênants pour lui et Argento,
résuma l’interrogatoire de la nuit précédente et termina par les
résultats des analyses. Remarquant que Cristal n’avait encore rien
écrit, il désigna le bloc ouvert sur ses genoux.
— Je te signale que le cours a commencé.
Elle secoua la tête pour sortir de son hébétude et
entreprit de sténographier la conversation.
— Tu crois que Spitz et Drivaud sont les premières
victimes du Tueur de mariées ? demanda-t-elle, de nouveau
professionnelle.
— Non. La planification des enlèvements démontre
qu’il a de l’expérience.
— Vous avez des indices ?
Il ouvrit la bouche pour mentionner les fibres
découvertes dans la Renault 19 de Richard Neville et celles
arrachées à la perruque de l’assassin. Il se ravisa au dernier
moment, se contentant de répondre par la négative.
— Comment fonctionne-t-il ? continua la
journaliste.
— Il cherche
la femme idéale, la princesse qui n’existe que dans le conte de
fées qu’il a inventé de toutes pièces. Lorsqu’il pense l’avoir
trouvée, il la traite avec tous les honneurs dus à son rang.
Jusqu’au moment où elle le déçoit.
— Furieux, il la viole avant de la supprimer,
compléta Kalache d’une voix aux inflexions fascinées.
— Au contraire de Diane, Brigitte était déjà morte
quand il l’a…
Élie n’acheva pas sa phrase. Le comprenant à
demi-mot, Cristal pâlit.
— Tu es en train de me… Quelle
horreur !
— Il n’est pas passé à l’acte du jour au
lendemain, enchaîna Sagane. Les désillusions à répétition ont
attisé sa frustration et libéré ses pulsions meurtrières.
Kalache se ressaisit et énonça, avec une
intonation admirative :
— Au cours de ma carrière, je n’ai rencontré que
deux flics qui en connaissent un rayon sur les serial killers. Le
commissaire Paul Legac et toi.
— Les verbes « rencontrer » et
« coucher » ont-ils toujours la même signification pour
toi ? la titilla Élie.
Elle lui décocha le sourire ravageur qu’elle
réservait à ses futures conquêtes.
— Tu es impayable ! Il ne s’est rien passé
entre Legac et moi. Il est de la vieille école.
— Ce qui veut dire ?
— Il est fidèle à sa compagne.
— Que peut-elle avoir de plus que toi ?
plaisanta le commissaire.
— Des jambes parfaites. Revenons à
l’épouseur.
Sagane recouvra son sérieux.
— Tu en sais autant que nous à présent.
Cristal survola ses notes et lui adressa un regard
plein de gratitude.
— J’ai de quoi travailler.
— J’aimerais que tu me rendes un service,
articula-t-il tandis qu’elle rangeait ses affaires.
Elle s’immobilisa et le considéra avec
défiance.
Il haussa les épaules d’un air coupable. Elle
soupira d’écœurement et se rassit.
— Qu’attends-tu de moi ? râla-t-elle.
— Trois fois rien.
Elle rit nerveusement.
— Je sens que tu vas me demander la
lune !
Les traits du policier se durcirent.
— Aide-moi à coincer cette ordure, assena-t-il
d’un ton résolu.
— De quelle manière ?
— Si nous parvenons à le déstabiliser, il
commettra une erreur et nous aurons une chance de le
cueillir.
— En somme, tu veux que je rédige un article sur
les mariées pour le culpabiliser.
Contre toute attente, Élie rejeta cette
proposition d’un geste.
— Notre homme n’éprouve aucune empathie pour ses
victimes. Un papier larmoyant ne l’attendrira pas.
— Arrête de tourner autour du pot et dis-moi ce
que tu as dans la tête, s’agaça Kalache qui perdait patience.
Il retourna à son bureau et expliqua avec
véhémence :
— Nous allons le provoquer pour qu’il sorte de ses
gonds. Trace un portrait avilissant de sa personne, de façon qu’il
se sente attaqué dans sa virilité. Écris que les femmes lui font
peur. Mets sa mère sur le tapis.
Avec des mouvements prompts, il tira une feuille
du troisième tiroir et la lui remit.
— Ceci est le diagnostic établi par un psychiatre
dans une affaire de meurtres en série jugée l’année dernière. Tu
n’as qu’à t’en inspirer.
Elle lut à voix haute le paragraphe surligné au
feutre orange :
— « La mère du prévenu a des tendances
maniaco-dépressives et paranoïaques. Sa conduite à la fois abusive
et séductrice a entraîné la déstructuration de la personnalité et
de l’identité sexuelle de son fils. Incapable d’avoir des relations
normales avec autrui, celui-ci s’est accompli dans la déviance et
la violence. »
— Eh bien, c’est réjouissant ! Monsieur a
d’autres exigences ?
Cette pique glissa sur Sagane qui poursuivit avec
la même détermination :
— Il faut que l’assassin soit sous pression. Dis
que la police a dégoté des indices sur les scènes de crime, sans
toutefois préciser lesquels, et qu’un témoin a vu un type louche
entrer dans l’immeuble de Brigitte Drivaud le soir de son
enlèvement.
— Je présume que ce témoin est actuellement
interrogé dans les locaux de la Brigade criminelle et qu’il aide
les enquêteurs à dresser le portrait-robot du suspect, anticipa
Cristal dans la foulée.
Un sourire satisfait découvrit les dents bien
rangées du commissaire.
— Tu comprends vite.
Kalache planta son regard inquisiteur dans le
sien.
— Qu’est-ce qui me garantit que tu n’as pas mis
quelqu’un d’autre dans la combine ?
— Je t’ai déjà menti ?
— Non, admit-elle dans un souffle.
— La balle est dans ton camp.
La perspective d’un scoop donna un coup de fouet à
Cristal.
— Si cet allumé est aussi sûr de lui que tu le
prétends, cela ne suffira pas à le déboussoler, reprit-elle.
— Son stress ne résultera pas du sentiment de
culpabilité mais de la crainte d’être identifié et arrêté. Il est
possible que cette peur l’amène à faire une bourde.
— Un détail me chiffonne : pour quelle
raison, alors qu’il n’a jamais eu l’intention de libérer Diane
Spitz, a-t-il exigé une rançon ?
— Au début, cet état de fait m’a induit en erreur.
D’un côté, nous avions le kidnappeur ; de l’autre, le criminel
sexuel enclin au fétichisme. Le monde du ravisseur se limite à
l’argent et aux choses qu’il lui permet d’acquérir, celui du
meurtrier psychopathe à sa proie et au plaisir qu’elle lui procure. D’après mon
expérience, les sociopathes ne dérogent jamais à la règle de
conduite qu’ils ont adoptée.
— Quand le Tueur de mariées a enlevé Spitz, il a
pensé au fantasme qu’il allait réaliser, pas à l’argent qu’elle
pouvait lui rapporter.
Élie acquiesça.
— L’idée de se remplir les poches lui est venue
par la suite, au moment où il a décidé de se débarrasser d’elle. En
résumé, il n’a pas réclamé de rançon pour mener joyeuse vie aux
Bahamas mais par opportunisme.
— S’il a liquidé d’autres femmes, il les a
probablement déguisées en mariées. Tu as vérifié ?
— Ce mode opératoire n’est pas répertorié dans les
bases de données disponibles. Quoi qu’il en soit, je suis persuadé
que de nombreuses victimes figurent dans son tableau de chasse et
qu’il ne va pas tarder à remettre le couvert.
Tout en se grattant l’arête du nez, Kalache
formula la question qui lui brûlait les lèvres :
— Et s’il ne lit pas cet article ?
— Les tueurs en série lisent la presse et
regardent les journaux télévisés, répliqua Sagane du tac au tac. Il
a dû découper les papiers et enregistrer les reportages concernant
cette affaire.
Cependant que Cristal se préparait à partir, il la
rejoignit au centre de la pièce.
— Je compte sur toi pour ne pas reléguer notre
travail à la rubrique faits divers.
Elle se rapprocha et lui caressa la joue du
pouce.
— Tu sais bien que je ne peux rien te refuser. Il
sera à la une demain après-midi. Une chose me turlupine
depuis…
— Laquelle ? l’interrompit Élie qui avait
deviné sa pensée.
— Tu aurais accepté de vivre avec moi, si je te
l’avais demandé ?
La circonspection brilla dans les yeux du
commissaire.
— Tu étais prête à renoncer à ton
indépendance ?
Un instant troublé, Sagane se ressaisit et éclata
de rire.
— J’ai failli marcher ! s’écria-t-il en lui
donnant une tape sur le crâne. Tu n’es qu’une incorrigible
baratineuse !
Elle approuva en silence et déposa un baiser sur
son front.
— Au revoir, beau gosse.
À peine eut-elle quitté le bureau que la
porte se rouvrit sur Argento.
— Le parfum de cette pimbêche a empesté
le 36, grogna-t-elle avant qu’il puisse parler. Qui
est-ce ?
Il la dévisagea d’un air ébahi.
— Une journaliste. Pourquoi ?
Elle inspira et dit d’une seule
traite :
— Je n’aime pas sa façon de parader. Elle se
conduit comme en pays conquis. Vous avez vu ses seins ? Il y a
de quoi remplir trois soutiens-gorge comme le mien !
Élie se détendit et sourit.
— Seriez-vous en train de me faire une scène,
commandant ?
— Qu’est-ce que vous croyez ? Les hommes
n’ont pas l’apanage de la jalousie.
Sur ce, elle lui décocha un clin d’œil et sortit
en se déhanchant.