15
De retour chez lui, Élie se coucha tout habillé et dormit à poings fermés.
Il ronflait, la bouche entrouverte et les mains croisées sur le ventre, lorsque le carillon de l’entrée le tira du sommeil. Le réveil indiquait sept heures moins dix. Il sortit du lit en pestant contre l’importun qui osait le déranger d’aussi bon matin. Il traîna les pieds jusqu’à la porte qu’il peina à déverrouiller. Son frère se tenait sur le seuil, les traits tirés et les yeux cernés.
Il en resta interdit.
— Tu t’es rasé la barbe ? finit-il par lâcher en bâillant. Tu as bien fait, ça te rajeunit.
Michael se força à sourire et demanda d’un ton embarrassé :
— Je peux entrer ?
Sagane ouvrit la porte toute grande et s’écarta pour le laisser passer.
— Je t’en prie.
Michael referma derrière lui et le suivit. Élie déchira le film plastique d’un paquet de cigarettes, en alluma une et s’assit en tailleur sur le canapé du séjour.
— Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de ta visite, frangin ? s’enquit-il avec une pointe d’ironie.
Michael prit place sur un fauteuil, face à lui. Il avait l’air d’un raider new-yorkais avec ses cheveux gominés, son attaché-case flambant neuf et son complet noir tendance, dont le pantalon était retenu par des bretelles.
— J’ai appris pour Morin, articula-t-il au bout d’une minute. Je sais que vous étiez amis. Je suis désolé.
Sagane le jaugea d’un air suspicieux.
— C’est maman qui t’envoie ? Je croyais qu’elle voulait plus voir le fils indigne.
— Elle s’inquiète pour toi.
Irrité, Élie attrapa un cendrier pour écraser la clope.
— À d’autres ! fulmina-t-il. Pourquoi elle n’est pas venue me le dire elle-même ?
— Tu la connais, elle a du mal à extérioriser ses sentiments.
— Si cette mégère s’imagine que je vais me réfugier dans le giron maternel pour calmer ma douleur, elle se fait des illusions.
Michael s’offusqua de son insolence.
— Le mot « respect » a-t-il un sens pour toi ? rétorqua-t-il en lissant nerveusement sa cravate. Je te rappelle qu’elle nous a mis au monde et qu’elle a subvenu à tous nos besoins !
Il poussa un soupir d’exaspération.
— Nous sommes du même sang, bordel de Dieu ! Essayons de nous entendre pour une fois !
L’emportement de Sagane retomba d’un coup.
— Tu as raison. J’suis sur les nerfs en ce moment.
— Tu devrais faire une pause.
— Plus tard.
— Où en est l’enquête sur le Tueur de mariées ? questionna Michael pour changer de sujet. Tu es sur une piste ?
— Nous avons interrogé un suspect cette nuit. Je ne suis pas autorisé à en parler.
— Les flics sont comme les toubibs, ils se retranchent derrière le secret professionnel quand ça les arrange.
Élie sourit à cette boutade.
— Tu bosses pas aujourd’hui ?
Le regard de Michael obliqua vers sa montre.
— J’ai rendez-vous avec une cliente dans deux heures. Elle ne vit plus depuis que son setter irlandais a une balano-posthite.
— Le jargon des vétos m’a toujours fasciné. Tu peux traduire pour le profane ?
— Inflammation du gland et du fourreau.
Sagane gonfla les joues d’un air dépassé et plaisanta :
— Encore une vieille fille qui reporte son affection sur son chien.
— Bien vu.
Pour la première fois depuis longtemps, ils échangèrent un regard complice et rirent aux éclats.
— Tu te souviens de notre dernière rigolade ? lança Michael dès qu’ils se furent calmés.
— Comme si c’était hier, repartit Élie, le visage empreint de nostalgie. Maman avait invité tous mes potes pour mes dix-sept ans. Gilbert Langway était plein comme une barrique ce jour-là. Il s’est endormi dans les toilettes.
— Cet abruti avait oublié de mettre le loquet. Les invités se pressaient à l’entrée des chiottes pour voir le phénomène. Les filles n’ont pas perdu une miette du spectacle.
— Ce n’est pas Alain qui l’a photographié ?
— Si. Je donnerais cher pour revoir ces clichés.
— Ils ont fait le tour du lycée. Je n’ai pas réussi à les récupérer.
Ils rirent de nouveau. Tandis qu’ils séchaient leurs larmes, Sagane proposa un café à son frère qui accepta de bon cœur.
— Bouge pas, dit-il en gagnant la cuisine.
Il revint avec un plateau qu’il déposa sur la table basse. Planté devant la bibliothèque, la tête penchée de côté, Michael survolait les titres des livres de poche serrés comme des sardines.
— Je n’ai jamais rien lu de mieux, énonça-t-il en prenant la tasse que lui tendait Élie.
— Hammett ou Chandler ?
— Les deux. Tu crois qu’il est possible de les égaler, voire de les surpasser ?
— Il m’arrive de lire des auteurs contemporains. La relève est loin d’être assurée.
Ils retournèrent s’asseoir.
— J’envisage d’arrêter de travailler un an pour voyager, confia Michael avec une gravité inhabituelle.
— Maman est d’accord ? interrogea spontanément Sagane.
Il n’en fallut pas plus pour refroidir Michael. Il foudroya son frère du regard et reposa la tasse avec une telle brutalité que le café gicla sur son pantalon.
— J’ai mûri ce projet tout seul, gronda-t-il, rouge de colère contenue. Il ne la concerne en rien.
— Excuse-moi, je n’ai pas réfléchi, bredouilla Élie, conscient de sa maladresse.
L’atmosphère devint pesante, la tension palpable. Sagane résolut d’arrondir les angles.
— Où iras-tu ?
Michael remua dans son siège, de plus en plus mal à l’aise.
— En Afrique, pour commencer, l’éclaira-t-il d’un ton agressif.
— Tu rêves de ce continent depuis que t’es gosse, se remémora Élie avec une mimique mélancolique.
Michael se leva et annonça d’une voix glaciale :
— Je dois y aller.
Il mesura l’étendue de la tache de café avec un froncement de sourcils puis marcha à grandes enjambées vers la sortie. Pressé d’en finir, Sagane n’essaya pas de le retenir. Sur le pas de la porte, Michael posa une main sur son épaule et le fixa de ses yeux inexpressifs. À cet instant, le commissaire sut que la réconciliation qu’il avait tant espérée était impossible. Un fossé les séparait.
La voix de son frère aîné l’arracha à ses sombres pensées.
— On se fait une bouffe un de ces quatre, O.K. ?
— Bien sûr, répondit-il sans conviction.
Il referma la porte et, laminé par cette confrontation, se laissa glisser le long du mur.

 

En arrivant au Quai des Orfèvres, vers huit heures, Argento commanda un express au percolateur et s’enferma dans son bureau.
Elle avait à peine dormi et se sentait exténuée. Les cauchemars et les rêves s’étaient succédé toute la nuit. Elle avait pensé à Nikolaev, aux femmes qu’il avait massacrées. Elle avait entendu les hurlements de terreur et de souffrance des victimes. Alors qu’elle était dans un demi-sommeil, elle avait vu Sagane. Dans son rêve, ils étaient étendus sur un lit couvert de roses sauvages, complètement nus. Il lui avait suffi de poser la main sur elle pour la rendre folle de désir.
Elle s’était réveillée en nage, à la fois honteuse et excitée.
Elle se mettait au travail quand quelqu’un toqua à la porte.
— Entrez !
Un homme passa la tête dans l’entrebâillement.
— Par exemple ! s’exclama Argento en le reconnaissant. Que faites-vous ici ?
Un sourire conquérant aux lèvres, Richard Neville s’avança dans la pièce.
— Le divisionnaire Dubreuil est au courant de ma venue. J’ai quelque chose pour vous.
Cécile sentit l’odeur suave d’un parfum de luxe lorsqu’il stoppa devant elle. D’un geste étudié, il lui tendit l’objet qu’il cachait derrière son dos.
— Un exemplaire dédicacé de mon premier roman.
La jeune femme fit mine de s’y intéresser.
— Vous auriez dû l’envoyer par la poste, laissa-t-elle tomber en tâchant d’être aimable.
Neville se cabra à cette manière d’agir contraire à son éducation.
— Je tenais à vous le remettre en main propre.
Argento déposa le livre sur le secrétaire placé à côté de la fenêtre.
— C’est gentil de votre part. Quoi de neuf ? Vous écrivez, en ce moment ?
— Tous les jours, avec plus ou moins de bonheur.
— Les affres de la création, soupira-t-elle, un tantinet railleuse.
Cette remarque vexa Neville.
— Les gens s’imaginent qu’il est facile de raconter une histoire, se défendit-il. Deux choses différencient le véritable auteur de l’écrivain amateur : le talent et le travail. Un auteur digne de ce nom écrit avec ses tripes. Il lui arrive de se lever en pleine nuit pour retoucher un chapitre, changer la ponctuation d’une phrase ou remplacer un mot par un autre. L’écriture est un sacerdoce, pas un passe-temps.
Désireuse d’abréger cet entretien, Cécile montra du menton les dossiers qui s’empilaient sur la table et les chaises.
— Si vous voulez bien m’excuser, je suis débordée.
Il hocha la tête d’un air compréhensif.
— Vous finirez par le débusquer.
— Qui ?
— Le Tueur de mariées.
Argento eut un sourire forcé.
— Évidemment.
Neville s’arrêta sur le seuil et la considéra avec l’impudence haïssable qui le caractérisait.
— Mon bouquin piétine, j’ai besoin d’infos. Êtes-vous disposée à m’aider ?
Pressée de se débarrasser de lui, Argento lui fit miroiter l’espoir d’une future collaboration.
— Téléphonez-moi la semaine prochaine. Je m’arrangerai pour vous consacrer un peu de temps.
Le regard du romancier ne refléta pas la moindre surprise, comme s’il n’avait jamais douté de son acceptation.
— Je savais que je pouvais compter sur vous.
— Au revoir, monsieur Neville, s’impatienta Cécile.
L’autre afficha une expression charmeuse.
— Appelez-moi Richard.
Dès qu’il eut pris congé, Argento jeta un coup d’œil sur la dédicace inscrite sur la page de garde du livre :

 

À Cécile Argento, qui, j’en suis sûr, ne restera pas insensible à cette histoire riche en rebondissements.

 

Respectueusement, Richard Neville

 

— Écrivain de mes deux, marmonna-t-elle en balançant l’ouvrage à la poubelle.
À onze heures trente, elle reçut la visite de Sagane. Il venait de se doucher car ses cheveux étaient mouillés et sa peau sentait le savon. Un masque d’escrime et un fleuret moucheté dépassaient de son sac à dos, dont la fermeture Éclair était cassée.
— J’ignorais que vous étiez sportif, observa Cécile avec étonnement sans cesser de mordiller son stylo.
Mens sana in corpore sano, repartit Élie, tout sourires.
Il s’entraînait au gymnase Caillaux, dans le XIIIe, au moins trois fois par semaine. Un maître d’armes le suivait et l’aidait dans sa quête du geste parfait.
— Vous devez être craquant en tenue, le taquina sa collègue.
— En effet… Barnavi m’a remis le rapport du labo.
Il tira une enveloppe de la poche latérale du sac et l’envoya dans la direction de Cécile qui l’attrapa in extremis.
— Les marqueurs génétiques de Nikolaev ne correspondent pas à ceux du Tueur de mariées, conclut-elle après avoir parcouru le compte rendu.
— Charlier compare les voix, pour la forme. Vous aviez raison.
— Pour une fois, j’aurais préféré me planter.
— Par ailleurs, les victimes présumées de Nikolaev sont enregistrées dans le Fichier des personnes disparues. Voyons le bon côté des choses : ce cinglé va passer le reste de sa vie derrière les barreaux.
— Il s’en sort bien. Il mériterait de crever.
La mine de Sagane se rembrunit.
— Paraît que vous avez eu de la visite.
Argento perçut le mélange de contrariété et de jalousie dans sa voix.
— Les nouvelles vont vite.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Il m’a offert un exemplaire de son premier roman. Dédicacé, s’il vous plaît.
— Où est-il, ce chef-d’œuvre ?
Cécile ne répondit pas, mais ses yeux obliquèrent vers la poubelle à ses pieds. Son supérieur s’épanouit en voyant le livre écorné et taché de café.
— Chaque chose à sa place, se gaussa-t-il, regonflé à bloc.
— Je savais que vous seriez content de moi, renchérit-elle. On dîne ensemble ce soir ?
— C’est faisable, à condition que la racaille se tienne tranquille.
— Je croise les doigts.
Ils échangèrent un regard équivoque puis Élie se retira en chantonnant.

 

À peine se fut-il assis à son bureau qu’une femme entra comme une tornade.
Elle effleura sa joue d’un baiser furtif et déclara avec entrain :
— Je suis venue aussi vite que j’ai pu.
Rédactrice en chef de L’Européen, le quotidien le plus vendu en France, Cristal Kalache approchait de la cinquantaine. De taille moyenne, elle avait les cheveux blond cendré, ondulés et mi-longs. Les ridules au coin de ses yeux d’un bleu tirant sur le mauve n’enlevaient rien à la beauté classique de son visage, comparable à celle des héroïnes hitchcockiennes. Appétissante, elle avait une poitrine opulente et une croupe rebondie qu’elle mettait en valeur à grand renfort de décolletés plongeants et de jupes moulantes. Sagane l’avait rencontrée à un gala de bienfaisance, sept ans auparavant. Elle lui avait fait un rentre-dedans pas possible, allant jusqu’à lui proposer de finir la nuit chez elle. Insatiable, elle l’avait épuisé. Par la suite, ils étaient devenus amis.
Elle se laissa tomber sur une chaise, sortit un bloc-notes et un stylo-bille de sa sacoche.
— Si on en venait à la raison de ton appel ?
Après le départ de son frère, Élie avait téléphoné à Cristal pour lui dire qu’il y avait du nouveau dans l’enquête sur le Tueur de mariées. Alléchée, elle avait insisté pour le voir en fin de matinée.
— Hier après-midi, nous avons arrêté un suspect, répliqua-t-il.
La journaliste arbora une mine éberluée.
— Vous le tenez ?
Sagane se leva et marcha vers la fenêtre.
— Le gars a dessoudé une vingtaine de filles, annonça-t-il en promenant son regard sur les toits neigeux. Diane Spitz et Brigitte Drivaud ne sont pas du nombre.
L’incrédulité tordit la bouche de Kalache.
— Tu te fiches de moi.
Il pivota vers elle.
— Non.
Il raconta ce qui s’était passé chez Nikolaev, en prenant soin de taire les détails gênants pour lui et Argento, résuma l’interrogatoire de la nuit précédente et termina par les résultats des analyses. Remarquant que Cristal n’avait encore rien écrit, il désigna le bloc ouvert sur ses genoux.
— Je te signale que le cours a commencé.
Elle secoua la tête pour sortir de son hébétude et entreprit de sténographier la conversation.
— Tu crois que Spitz et Drivaud sont les premières victimes du Tueur de mariées ? demanda-t-elle, de nouveau professionnelle.
— Non. La planification des enlèvements démontre qu’il a de l’expérience.
— Vous avez des indices ?
Il ouvrit la bouche pour mentionner les fibres découvertes dans la Renault 19 de Richard Neville et celles arrachées à la perruque de l’assassin. Il se ravisa au dernier moment, se contentant de répondre par la négative.
— Comment fonctionne-t-il ? continua la journaliste.
— Il cherche la femme idéale, la princesse qui n’existe que dans le conte de fées qu’il a inventé de toutes pièces. Lorsqu’il pense l’avoir trouvée, il la traite avec tous les honneurs dus à son rang. Jusqu’au moment où elle le déçoit.
— Furieux, il la viole avant de la supprimer, compléta Kalache d’une voix aux inflexions fascinées.
— Au contraire de Diane, Brigitte était déjà morte quand il l’a…
Élie n’acheva pas sa phrase. Le comprenant à demi-mot, Cristal pâlit.
— Tu es en train de me… Quelle horreur !
— Il n’est pas passé à l’acte du jour au lendemain, enchaîna Sagane. Les désillusions à répétition ont attisé sa frustration et libéré ses pulsions meurtrières.
Kalache se ressaisit et énonça, avec une intonation admirative :
— Au cours de ma carrière, je n’ai rencontré que deux flics qui en connaissent un rayon sur les serial killers. Le commissaire Paul Legac et toi.
— Les verbes « rencontrer » et « coucher » ont-ils toujours la même signification pour toi ? la titilla Élie.
Elle lui décocha le sourire ravageur qu’elle réservait à ses futures conquêtes.
— Tu es impayable ! Il ne s’est rien passé entre Legac et moi. Il est de la vieille école.
— Ce qui veut dire ?
— Il est fidèle à sa compagne.
— Que peut-elle avoir de plus que toi ? plaisanta le commissaire.
— Des jambes parfaites. Revenons à l’épouseur.
Sagane recouvra son sérieux.
— Tu en sais autant que nous à présent.
Cristal survola ses notes et lui adressa un regard plein de gratitude.
— J’ai de quoi travailler.
— J’aimerais que tu me rendes un service, articula-t-il tandis qu’elle rangeait ses affaires.
Elle s’immobilisa et le considéra avec défiance.
— Ces infos n’étaient pas gratuites ?
Il haussa les épaules d’un air coupable. Elle soupira d’écœurement et se rassit.
— Qu’attends-tu de moi ? râla-t-elle.
— Trois fois rien.
Elle rit nerveusement.
— Je sens que tu vas me demander la lune !
Les traits du policier se durcirent.
— Aide-moi à coincer cette ordure, assena-t-il d’un ton résolu.
— De quelle manière ?
— Si nous parvenons à le déstabiliser, il commettra une erreur et nous aurons une chance de le cueillir.
— En somme, tu veux que je rédige un article sur les mariées pour le culpabiliser.
Contre toute attente, Élie rejeta cette proposition d’un geste.
— Notre homme n’éprouve aucune empathie pour ses victimes. Un papier larmoyant ne l’attendrira pas.
— Arrête de tourner autour du pot et dis-moi ce que tu as dans la tête, s’agaça Kalache qui perdait patience.
Il retourna à son bureau et expliqua avec véhémence :
— Nous allons le provoquer pour qu’il sorte de ses gonds. Trace un portrait avilissant de sa personne, de façon qu’il se sente attaqué dans sa virilité. Écris que les femmes lui font peur. Mets sa mère sur le tapis.
Avec des mouvements prompts, il tira une feuille du troisième tiroir et la lui remit.
— Ceci est le diagnostic établi par un psychiatre dans une affaire de meurtres en série jugée l’année dernière. Tu n’as qu’à t’en inspirer.
Elle lut à voix haute le paragraphe surligné au feutre orange :
— « La mère du prévenu a des tendances maniaco-dépressives et paranoïaques. Sa conduite à la fois abusive et séductrice a entraîné la déstructuration de la personnalité et de l’identité sexuelle de son fils. Incapable d’avoir des relations normales avec autrui, celui-ci s’est accompli dans la déviance et la violence. »
La journaliste passa une main dans ses cheveux d’un air désorienté.
— Eh bien, c’est réjouissant ! Monsieur a d’autres exigences ?
Cette pique glissa sur Sagane qui poursuivit avec la même détermination :
— Il faut que l’assassin soit sous pression. Dis que la police a dégoté des indices sur les scènes de crime, sans toutefois préciser lesquels, et qu’un témoin a vu un type louche entrer dans l’immeuble de Brigitte Drivaud le soir de son enlèvement.
— Je présume que ce témoin est actuellement interrogé dans les locaux de la Brigade criminelle et qu’il aide les enquêteurs à dresser le portrait-robot du suspect, anticipa Cristal dans la foulée.
Un sourire satisfait découvrit les dents bien rangées du commissaire.
— Tu comprends vite.
Kalache planta son regard inquisiteur dans le sien.
— Qu’est-ce qui me garantit que tu n’as pas mis quelqu’un d’autre dans la combine ?
— Je t’ai déjà menti ?
— Non, admit-elle dans un souffle.
— La balle est dans ton camp.
La perspective d’un scoop donna un coup de fouet à Cristal.
— Si cet allumé est aussi sûr de lui que tu le prétends, cela ne suffira pas à le déboussoler, reprit-elle.
— Son stress ne résultera pas du sentiment de culpabilité mais de la crainte d’être identifié et arrêté. Il est possible que cette peur l’amène à faire une bourde.
— Un détail me chiffonne : pour quelle raison, alors qu’il n’a jamais eu l’intention de libérer Diane Spitz, a-t-il exigé une rançon ?
— Au début, cet état de fait m’a induit en erreur. D’un côté, nous avions le kidnappeur ; de l’autre, le criminel sexuel enclin au fétichisme. Le monde du ravisseur se limite à l’argent et aux choses qu’il lui permet d’acquérir, celui du meurtrier psychopathe à sa proie et au plaisir qu’elle lui procure. D’après mon expérience, les sociopathes ne dérogent jamais à la règle de conduite qu’ils ont adoptée.
— Quand le Tueur de mariées a enlevé Spitz, il a pensé au fantasme qu’il allait réaliser, pas à l’argent qu’elle pouvait lui rapporter.
Élie acquiesça.
— L’idée de se remplir les poches lui est venue par la suite, au moment où il a décidé de se débarrasser d’elle. En résumé, il n’a pas réclamé de rançon pour mener joyeuse vie aux Bahamas mais par opportunisme.
— S’il a liquidé d’autres femmes, il les a probablement déguisées en mariées. Tu as vérifié ?
— Ce mode opératoire n’est pas répertorié dans les bases de données disponibles. Quoi qu’il en soit, je suis persuadé que de nombreuses victimes figurent dans son tableau de chasse et qu’il ne va pas tarder à remettre le couvert.
Tout en se grattant l’arête du nez, Kalache formula la question qui lui brûlait les lèvres :
— Et s’il ne lit pas cet article ?
— Les tueurs en série lisent la presse et regardent les journaux télévisés, répliqua Sagane du tac au tac. Il a dû découper les papiers et enregistrer les reportages concernant cette affaire.
Cependant que Cristal se préparait à partir, il la rejoignit au centre de la pièce.
— Je compte sur toi pour ne pas reléguer notre travail à la rubrique faits divers.
Elle se rapprocha et lui caressa la joue du pouce.
— Tu sais bien que je ne peux rien te refuser. Il sera à la une demain après-midi. Une chose me turlupine depuis…
— Laquelle ? l’interrompit Élie qui avait deviné sa pensée.
— Tu aurais accepté de vivre avec moi, si je te l’avais demandé ?
La circonspection brilla dans les yeux du commissaire.
— Tu étais prête à renoncer à ton indépendance ?
— Oui.
Un instant troublé, Sagane se ressaisit et éclata de rire.
— J’ai failli marcher ! s’écria-t-il en lui donnant une tape sur le crâne. Tu n’es qu’une incorrigible baratineuse !
Elle approuva en silence et déposa un baiser sur son front.
— Au revoir, beau gosse.
À peine eut-elle quitté le bureau que la porte se rouvrit sur Argento.
— Le parfum de cette pimbêche a empesté le 36, grogna-t-elle avant qu’il puisse parler. Qui est-ce ?
Il la dévisagea d’un air ébahi.
— Une journaliste. Pourquoi ?
Elle inspira et dit d’une seule traite :
— Je n’aime pas sa façon de parader. Elle se conduit comme en pays conquis. Vous avez vu ses seins ? Il y a de quoi remplir trois soutiens-gorge comme le mien !
Élie se détendit et sourit.
— Seriez-vous en train de me faire une scène, commandant ?
— Qu’est-ce que vous croyez ? Les hommes n’ont pas l’apanage de la jalousie.
Sur ce, elle lui décocha un clin d’œil et sortit en se déhanchant.