Assis à son bureau, l’homme pianotait
fiévreusement sur le clavier de son ordinateur. Lorsqu’il eut fini
l’avant-dernier chapitre de son roman, il s’arrêta pour se relire
et corriger les fautes.
Tout en souriant de satisfaction, il repensa à la
première fois qu’il avait éprouvé l’envie d’écrire. Il avait
commencé à noircir du papier après avoir noyé le chien Nexus dans
la baignoire familiale. Il avait gardé le cahier d’écolier sur
lequel il avait consigné ses réflexions sur la mort. Aujourd’hui,
même si ses cogitations lui apparaissaient naïves, leur sincérité
avait quelque chose d’émouvant. Le passage le plus abouti de ce
journal intime concernait la mise à mort de Giana, sa petite amie
d’origine italienne. Il donnait des détails très précis, comme la
force qu’il avait déployée lors de la strangulation, l’épouvante
dans les yeux écarquillés de l’étudiante, la pâleur soudaine de son
visage, les soubresauts qui avaient précédé l’immobilité complète
de son corps.
Pour conclure, il vantait les mérites de la
strangulation manuelle.
Il avait tenu son journal jusqu’au jour où il
avait décidé de devenir écrivain, à l’âge de trente et un ans. Il
avait puisé dans son vécu pour rédiger sa première nouvelle
policière. Comme il avait déjà neuf meurtres à son actif, il
n’avait eu aucun mal à camper l’assassin. Depuis, ses promises lui fournissaient le
matériau de ses histoires. Mais l’écriture était une maîtresse
insatiable. Il ne serait pas délivré d’elle avant d’avoir trouvé
l’élue.
De nouveau concentré, il fit craquer ses doigts et
se remit au travail. Le lecteur de CD posé à même le plancher de
chêne diffusait La Marche funèbre de
Siegfried. Il ne pouvait pas travailler sans Wagner. La
Tétralogie du compositeur allemand était pour lui une source
d’inspiration permanente. Tandis que la musique allait crescendo,
il crut entendre un cri. Contrarié, il baissa le volume de la
chaîne hi-fi et tendit l’oreille.
Tamara appelait au secours.
— Je t’ai dit cent fois de ne pas faire de
bruit ! gronda-t-il, à bout de nerfs.
Incapable de réfréner sa colère, il bondit hors du
bureau et se jeta dans l’escalier, décidé à la punir. Parvenu au
premier étage, il traversa à grands pas le couloir menant à la
chambre de sa promise, introduisit la clé dans la serrure et ouvrit
la porte à la volée. Alors qu’il entrait dans la pièce, les poings
serrés de rage, il vit la chaise renversée. Couchée sur le flanc,
la jeune femme tentait de se libérer de ses liens, sans résultat.
La fureur de l’homme céda le pas à l’inquiétude.
— Chérie ! s’affola-t-il.
Terrifiée, elle cessa de bouger. Il la saisit par
les aisselles et la releva sans effort.
— Tu as mal quelque part ? s’enquit-il avec
un mélange de sollicitude et de tendresse.
Muette d’effroi, elle se contenta de secouer la
tête de droite à gauche. Débordant d’amour, il écarta une mèche de
son front et embrassa Tamara sur la joue. Puis il s’accroupit
devant elle pour lisser sa jupe froissée et la contempler à son
aise. Les cheveux noirs, longs et frisés, le visage régulier, égayé
par une bouche en forme de cœur et des yeux bleu clair fendus en
amande, Tamara était âgée de vingt-cinq ans. Son corps musclé et sa
peau mate indiquaient qu’elle abusait du sport et des UV.
— À ton avis, qu’est-ce qui fait la
différence entre une adolescente et une femme ? demanda-t-il en
effleurant sa cuisse du bout des doigts.
Elle le considéra avec perplexité.
— La beauté et la classe, poursuivit-il avec un
sourire angélique.
— Laissez-moi partir, supplia-t-elle dès que la
panique eut repris le dessus.
Il feignit de ne pas l’avoir entendue et articula
d’un ton rassurant :
— Je t’apprendrai à surmonter ta peur de la
vieillesse.
— Laissez-moi partir, répéta-t-elle avec un accent
de terreur. Je ferai tout ce que vous voudrez.
Exaspéré, il se redressa et la cingla d’un regard
réprobateur.
— Je te signale que nous nous marions dans deux
jours.
Elle roula des yeux hagards.
— Mais…
— Ne me dis pas que je précipite les choses !
la coupa-t-il avec autorité. À la seconde où je t’ai vue, j’ai
su que nous allions vivre le grand amour.
Il l’avait repérée dans une supérette, une semaine
plus tôt. Sous le charme, il l’avait prise en filature. Elle
travaillait au Schéhérazade, une boîte à la mode située rue
Palatine, dans le VIe. Il s’y était
rendu tous les soirs, grimé et déguisé pour ne pas être reconnu. Le
job de Tamara consistait à monter sur un podium en petite tenue et
à danser devant un parterre de péquenots chauffés à blanc. Certains
lui mettaient la main au panier, d’autres exhibaient des billets
dans l’espoir d’acheter ses faveurs. La nuit précédente, l’homme
était intervenu car un soûlaud l’avait fait descendre de force de
l’estrade. D’un coup de poing bien senti, il avait envoyé le
malotru au tapis. Tamara l’avait invité à boire un verre pour le
remercier. À la fermeture de l’établissement, il avait proposé
de la raccompagner chez elle. Comme il avait su la mettre en
confiance, elle avait accepté. Prudent, il avait garé sa
fourgonnette dans une rue déserte. Il avait attendu que sa bien-aimée grimpe dans le véhicule
et qu’elle referme la portière pour la chloroformer.
Ensuite, il avait pris le chemin de sa
tanière.
— Vous faites erreur, se défendit Tamara. Je ne
suis pas celle que vous croyez.
Le geôlier la jaugea d’un air indulgent.
— Le mariage marque un tournant dans la vie d’une
personne. Ta nervosité est légitime.
Il se pencha vers elle et plongea son regard
amoureux dans le sien.
— Je passerai La Chevauchée
des Walkyries pendant la cérémonie. Tu seras ma Brünnhilde,
je serai ton Siegfried.
Tamara oscillait entre l’angoisse et
l’incompréhension.
— Tu ne connais pas Wagner ?
s’étonna-t-il.
Elle s’abstint de répondre de peur de l’énerver.
Amusé par son ignorance, il se mit en devoir de
l’éclairer :
— Brünnhilde désobéit à son père, le dieu Wotan.
Pour la punir, il l’emprisonne dans un cercle de feu. Seul
Siegfried est assez courageux pour traverser les flammes et la
sauver.
Il attrapa sa main et la baisa avec ferveur.
— Nos noces seront grandioses. Nous boirons du
champagne jusqu’à plus soif, nous danserons la valse jusqu’à
l’épuisement, nous resterons éveillés jusqu’au lever du soleil,
nous…
Il se tut en apercevant la flaque aux pieds de la
jeune femme.
— Pauvre chérie ! s’exclama-t-il. Pourquoi ne
m’as-tu pas demandé la permission d’aller aux
toilettes ?
Il se tapa le front avec la paume de sa main et
s’empressa de détacher Tamara. Elle tremblait comme une
feuille.
— C’est arrivé par ma faute, se sermonna-t-il,
bourrelé de remords. Je vais te faire couler un bain. J’ai des
vêtements en réserve, j’espère qu’ils t’iront.
Tandis qu’ils gagnaient la sortie, l’homme tomba
en arrêt devant les photos de Tamara punaisées au mur.
Nauséeuse, elle détourna les yeux.
— Viens, dit-il après avoir embrassé le
kaléidoscope du regard.
Des appliques fixées à égale distance les unes des
autres éclairaient les longs couloirs. Sans prévenir, l’homme
stoppa devant une porte entrebâillée. Il la poussa puis invita
Tamara à entrer dans la salle de bains carrelée, au centre de
laquelle trônait une baignoire sabot en marbre. Mal à l’aise, il se
racla la gorge et marcha vers un placard d’un pas hésitant. Avec
des gestes gauches, il en sortit un peignoir qu’il posa bien en
évidence sur un tabouret. Sans quitter sa fiancée des yeux, il
boucha la baignoire et ouvrit les robinets. Dès que l’eau fut à la
bonne température, il désigna la porte du menton.
— Je t’apporte des vêtements propres,
balbutia-t-il en reculant. Fais comme chez toi.
Il l’enferma dans la salle de bains. Tamara
chercha une issue. L’espoir illumina son visage quand elle vit le
Velux. Le cœur battant, elle ôta ses chaussures, monta sur le
tabouret et se haussa sur la pointe des pieds pour atteindre la
barre métallique. Elle était trop haute. La jeune femme ne se
laissa pas abattre et se mit en quête d’un objet coupant. Le
placard était plein de serviettes et de gants de crin. La pharmacie
regorgeait de savonnettes et de tubes de dentifrice. Dans tous ses
états, Tamara vida le contenu de la trousse de toilette sur le
carrelage. Ses yeux s’embuèrent lorsqu’elle constata qu’il n’y
avait ni rasoir ni ciseaux. Désespérée, elle se blottit dans un
coin et sanglota sans retenue.
Si elle voulait vivre, elle devait se conformer
aux circonstances.
Elle n’avait pas le choix.
Résolue à s’en sortir, elle sécha ses larmes.
Après avoir remis de l’ordre, elle retira son pull et sa jupe.
Pendant qu’elle roulait son bas nylon, le pied posé sur le bord de
la baignoire, le bruit de l’eau qui bouillonnait étouffa le
couinement de la porte. Comme Tamara lui tournait le dos, l’homme passa la tête dans
l’embrasure et se délecta du spectacle. À la fois ému et
excité, il s’attarda sur la cambrure et les fesses sculpturales de
sa future épouse. Quand elle changea de position pour enlever
l’autre bas, l’homme la vit de profil.
Il en resta sidéré.
Sous le pubis, il y avait un pénis.
Horrifié, il lâcha la robe qu’il venait de
repasser avec amour et vacilla sur ses jambes. Comment cela
était-il possible ? Comment avait-il pu se laisser berner par
cette chose ?
— Saloperie, hoqueta-t-il en cognant son front
contre le mur. Tu t’es bien moqué de moi !
Tamara l’avait trompé. Elle méritait un châtiment
exemplaire.
Fou de colère, il ferma la porte à clé et dévala
l’escalier quatre à quatre. Une fois dans la cuisine, il passa en
revue les couteaux alignés sur le plan de travail. Il opta pour un
couteau en acier damassé qu’il avait rapporté du Japon. Il s’en
servait pour couper les viandes et hacher les légumes. En
ébullition, il affûta la lame sur la pierre à aiguiser. Avant de
remonter au premier étage, il enfila des gants de ménage en
caoutchouc.
Il colla son oreille à la porte de la salle de
bains, entendit l’eau de la baignoire clapoter. Le visage haineux,
il tourna la clé dans la serrure, ouvrit la porte en douceur et se
faufila dans la pièce à la faveur de la vapeur qui s’élevait
lentement. Les volutes se dispersèrent et il aperçut le monstre qui
sortait du bain, le corps dégoulinant d’eau. Alors que l’imposteur
attrapait le peignoir sur le tabouret, l’homme fonça sur lui et le
poussa, de façon qu’il tombe à la renverse. La violence du choc
étourdit Tamara, qui se mit à délirer.
Le regard fou, son agresseur s’agenouilla près de
lui et empoigna son membre.
— Je me suis trompé, dit-il, le souffle
saccadé.
Il brandit le couteau et, sans crier gare, trancha
la verge. Tamara poussa un hurlement déchirant et porta les mains à
son entrecuisse ensanglanté. Dégoûté, l’homme cracha sur l’organe et le fourra dans la
bouche de sa victime.
— Tu n’es pas l’élue, continua-t-il, de nouveau
maître de lui.
Tandis que Tamara se tordait de douleur sur le
carrelage gluant de sang, il ouvrit le robinet d’eau chaude de la
baignoire.
— Tu es le rebut du genre humain. Tu ne mérites
pas de vivre.
Il agrippa la chevelure de Tamara, la souleva et
plongea sa tête dans l’eau brûlante. Elle cria et se débattit, mais
elle n’était pas de taille à se défendre. Il répéta son geste
jusqu’à ce qu’elle n’oppose plus aucune résistance. Hors d’haleine,
il la sortit de l’eau et observa son visage à vif d’un air fasciné.
Elle n’avait plus de paupières ni de lèvres. Son nez et ses joues
partaient en lambeaux.
Dans un accès de fureur, il jeta à terre le corps
sans vie et prit Dieu à partie :
— Comment peux-tu engendrer de telles
aberrations ?
Écœuré, il enjamba le cadavre pour atteindre le
lavabo. Il rinça les gants et les balança à la poubelle. Il se
savonnait les mains depuis un bon quart d’heure lorsqu’un bruit de
verre brisé résonna.
— Vous vous êtes donné le mot ou quoi ?
vociféra-t-il.
Il se rua dans la chambre à coucher, prit le
revolver et le gourdin sur le dessus de marbre de la commode et
descendit au sous-sol. Il déverrouilla la porte de la cave,
l’ouvrit en cinq sec et entra, l’arme pointée droit devant lui. Les
prisonniers se tenaient au fond du local sombre et poussiéreux. Le
balafré faisait la courte échelle au junkie. Ce dernier venait de
casser la vitre du soupirail et tentait de se faufiler dans
l’ouverture.
L’homme donna un coup de trique sur le mur pour
attirer leur attention.
En le voyant, ils s’immobilisèrent et déglutirent
en chœur.
Il referma la porte et s’avança vers eux d’une
démarche menaçante.