26
Dès son arrivée au 36, Sagane enferma Neville dans une cellule du dépôt.
Tandis qu’il gagnait son bureau, il croisa Cécile dans le couloir. La jeune femme lâcha la chemise en papier qu’elle tenait à la main et se jeta dans ses bras.
— J’ai eu si peur ! s’exclama-t-elle, haletante d’émotion. Où étais-tu ?
— Chez Richard Neville.
Elle pâlit en voyant la tache de sang sur son jean.
— Qu’est-ce que…, balbutia-t-elle avec une intonation affolée.
— Du calme, ce n’est rien, la rassura-t-il.
Il l’entraîna dans le bureau.
— Je vais tout t’expliquer.
— Tu te rends compte que tu aurais pu te faire tuer ? gronda-t-elle lorsqu’il eut terminé.
Il soupira d’agacement.
— Rien ne se serait produit si tu n’étais pas partie en douce.
Cette remarque la prit au dépourvu.
— J’ai déconné, je le reconnais, concéda-t-elle dans un souffle. Il n’empêche que tu as enfreint la règle numéro un : on ne se rend pas chez un suspect sans couverture. Tu aurais dû mettre le boss au parfum.
La porte s’ouvrit à la volée.
— Quand on parle du loup, marmonna Élie.
Le divisionnaire s’avança dans la pièce et lui adressa un regard plein de sévérité.
— Je viens d’apprendre que Neville est ici, gronda-t-il. Pourquoi l’avez-vous bouclé ?
Sagane sortit la photo chiffonnée de la poche de sa parka et la lui tendit. L’irritation de Dubreuil céda le pas à la surprise.
— Il couchait avec l’Américaine ?
Un sourire s’épanouit sur son visage chafouin.
— On le tient, les enfants ! jubila-t-il.
D’un geste, Élie tempéra son enthousiasme.
— Il y a un truc qui ne colle pas.
Les autres le fixèrent d’un air ahuri.
— Il a eu l’occasion de me supprimer mais il ne l’a pas fait, continua-t-il.
Dubreuil fronça les sourcils.
— J’aimerais comprendre.
Sagane résuma ce qui s’était passé en quelques phrases. Dubreuil examina sa blessure et insista pour qu’il voie un médecin dans les plus brefs délais.
— Ce n’est pas parce qu’il t’a épargné qu’il est innocent, intervint Argento. Depuis le début, le Tueur de mariées éprouve un malin plaisir à se jouer de nous.
Dubreuil abonda dans son sens.
— Il doit s’agir d’un coup fourré.
— Selon vous, Neville voulait que je l’arrête et que je le conduise ici ? interrogea Élie avec une pointe de scepticisme.
Ils acquiescèrent de conserve.
— Au risque de finir sa vie derrière les barreaux ? renchérit Sagane.
— À mon avis, il s’est mis au défi de te berner et de passer à travers les mailles du filet, répliqua Cécile. Mais pour que son plan fonctionne, il fallait que tu le coffres. Comme tu étais à cent lieues de le soupçonner, il t’a mâché le travail.
— Il a glissé le cliché dans votre boîte aux lettres pour que vous remontiez jusqu’à lui, poursuivit Dubreuil.
— Le danger l’excite, conclut Argento. Il se shoote à l’adrénaline.
Le commissaire les considéra tour à tour avec amusement.
— Vous avez la mémoire courte, tous les deux. Je vous rappelle que l’assassin a piégé Grasko. Il a très bien pu recommencer avec Neville.
Cécile leva le doigt, signe qu’elle s’apprêtait à formuler une objection.
— Sauf que l’amant est le meurtrier. La photo démontre clairement que Neville se tapait Mavis Graskovich.
Le doute s’insinua dans l’esprit de Sagane.
— Ce baiser ne constitue pas une preuve assez solide pour que le juge le mette en examen, décréta-t-il au bout d’une minute. Il va falloir trouver des arguments plus consistants si nous voulons le confondre.
Il s’achemina vers la porte d’une démarche boitillante.
— Où allez-vous ? s’enquit Dubreuil.
— Chez le médecin. Que tous les hommes disponibles nous retrouvent chez Neville dans une heure.
— Vous le connaissez, monsieur le divisionnaire, articula Argento avec un haussement d’épaules. Lorsqu’il s’est mis en tête de faire quelque chose, rien ne peut l’arrêter. On vous tient au courant, comme d’hab.
Elle sourit à Dubreuil puis courut après Élie.

 

Neville feuilletait un exemplaire défraîchi de Fahrenheit 451 quand un gardien de la paix ouvrit la cellule. Il posa le livre, s’étira et quitta le banc de bois.
— Ce n’est pas trop tôt ! s’exclama-t-il.
D’un geste de la main, le policier l’invita à le suivre.
— Vous avez l’heure ? lui demanda Neville. Le responsable du dépôt m’a confisqué ma montre. Il craignait que je ne m’ouvre les veines avec le verre du cadran.
Imperturbable, le policier lui passa les menottes et l’entraîna vers la sortie.
— Je vous ai posé une question, s’agaça l’écrivain. Vous pourriez avoir la politesse de me répondre.
— Il est l’heure qu’il est, lâcha l’agent avec une mimique provocatrice. Pour être plus précis, il est bientôt l’heure de rentrer chez moi.
Neville le toisa, s’attardant sur son œil bovin et sa bouche tordue.
— Allons, activons ! le pressa l’agent.
Les deux hommes marchèrent jusqu’à la salle d’interrogatoire de la Crim’. Debout près de la table, Argento et Sagane parlaient à voix basse. L’agent fit asseoir Neville sur une chaise puis se posta devant la porte, prêt à intervenir.
— Si la bêtise était récompensée, il remporterait la palme à coup sûr, se gaussa le romancier. Le pauvre diable en tient une couche.
Cécile comprit qu’il faisait allusion au gardien de la paix. Elle s’assura que ce dernier n’avait pas percuté avant de s’adresser à Neville, un tantinet ironique :
— Gardez vos bons mots pour plus tard, Richard. La nuit risque d’être longue, vous en aurez besoin.
Il la regarda dans le blanc des yeux et prononça d’une voix charmeuse :
— J’adore quand vous m’appelez Richard.
Élie toussa pour manifester sa présence.
— Arrêtez votre baratin, maugréa-t-il.
Cet accès de jalousie ravit l’écrivain.
— On dirait que j’ai touché le point sensible. C’est plaisant.
— Vous êtes dans de beaux draps, enchaîna Sagane avec une expression revancharde. Je me ferais tout petit à votre place.
Neville se cabra devant cette tentative d’intimidation.
— Je vous signale que je suis venu de mon plein gré.
— De votre « plein gré » ? s’offusqua Élie en écarquillant les yeux. Vous êtes ici parce qu’on vous soupçonne d’avoir refroidi cinq personnes !
Neville le dévisagea d’un air hautain.
— Et vous, vous êtes encore en vie parce que je l’ai bien voulu. J’aurais pu vous clouer au sol d’un coup de sabre.
Argento prit le relais de son chef qui bouillait de colère.
— Qu’auriez-vous fait, après ? Se débarrasser d’un corps n’est pas si facile.
La déception se peignit sur la face du romancier.
— Vous manquez d’imagination, ma chère. J’aurais pu démembrer le commissaire, balancer les morceaux dans une baignoire remplie d’acide et attendre tranquillement qu’ils se dissolvent.
La jeune femme frémit. Neville lut dans ses yeux l’aversion qu’il lui inspirait.
— Vous semblez en connaître un rayon sur ce sujet.
Il soutint son regard et répliqua avec la plus parfaite assurance :
— Le job d’un auteur de polars consiste à faire l’inventaire des horreurs dont l’homme est capable. Heureusement qu’on peut parler de ces choses-là sans les avoir expérimentées.
Il donna des signes d’impatience.
— Quand serai-je autorisé à voir mon avocat ?
— À l’issue de la garde à vue.
— C’est-à-dire ?
— Demain soir.
Estimant qu’ils avaient assez perdu de temps, Sagane mit les pieds dans le plat.
— Où avez-vous rencontré Mavis ?
— À la foire du livre de Brive-la-Gaillarde, il y a trois ans, répondit Neville.
— Soyez plus précis.
— Le dernier bouquin de Jean-Charles cartonnait, il était très sollicité. Il alternait les interviews et les séances de dédicace. Mavis s’ennuyait à périr. Un soir, elle a refusé de l’accompagner à un dîner organisé en son honneur. J’en ai profité pour l’inviter à boire un verre au bar de l’hôtel. Notre discussion s’est poursuivie tard dans la nuit. Tout s’est enchaîné dès notre retour à Paris.
— Graskovich savait que vous couchiez avec sa moitié ? questionna Cécile.
Neville eut une moue dédaigneuse.
— Il était trop occupé à noircir du papier.
Élie alluma une cigarette et fit quelques pas.
— Sa réussite vous rendait malade, n’est-ce pas ?
Piqué au vif, l’écrivain croisa et décroisa les doigts sous la table.
— Il n’était pas le seul à vivre de sa plume, se défendit-il d’une voix pleine de ressentiment. Mes livres se vendent bien.
— Mais pas aussi bien que les siens, corrigea Argento avec un zeste de malice. Non seulement vous étiez jaloux de son succès, mais vous le haïssiez car il avait épousé Mavis.
Sagane prit appui sur le bord de la table et se pencha vers Neville.
— La femme de vos rêves, précisa-t-il, la clope au bec. Les autres, celles que vous avez envoyées ad patres, n’étaient que de pâles imitations.
Incapable de réprimer son exaspération, le romancier repoussa la chaise et se leva d’un mouvement brusque.
— Je ne suis pas le Tueur de mariées ! explosa-t-il. Dans quelle langue faut-il vous le dire ? Au lieu de me persécuter, vous devriez rechercher le type qui a mis cette putain de photo dans votre boîte aux lettres !
Il s’efforça de se calmer et se rassit.
— Ce détraqué a sûrement laissé des empreintes. Vous avez vérifié, au moins ?
— Il n’y a que les vôtres et les miennes, rétorqua Élie. C’est peut-être vous qui avez glissé le cliché dans la boîte.
Neville le sonda du regard.
— Ce « peut-être » laisse à penser que vous ne l’avez pas fait analyser avant de me le montrer.
Il interpréta le silence de Sagane comme un oui.
— Du coup, vous ne pouvez pas prouver que mes empreintes étaient dessus lorsque vous avez ouvert l’enveloppe.
— Vous l’avez manipulé avec des gants, voilà tout, le provoqua Argento.
Neville afficha une mimique moqueuse.
— Ce ne sont que des suppositions, répliqua-t-il. Vous n’avez aucune preuve contre moi.
Loin de désarçonner les policiers, ce commentaire les fit sourire. Après qu’ils eurent échangé un regard entendu, Cécile s’accroupit devant le carton qui occupait un angle de la pièce, l’ouvrit et en sortit une liasse de feuilles. La stupeur décomposa les traits de Neville quand il lut le titre de son prochain roman sur la première page.
— Qu’est-ce que ce manuscrit fout ici ? s’indigna-t-il, tandis qu’elle le déposait sur la table. Qui vous a autorisé à fouiller le loft ?
— Nous avons passé la plus grande partie de l’après-midi chez vous, repartit Élie en s’asseyant en face de lui. Si le commandant Argento n’avait pas eu la curiosité de feuilleter votre chef-d’œuvre, nous serions rentrés bredouilles.
Il ôta l’élastique, sélectionna plusieurs pages et les aligna devant lui. Neville considéra avec anxiété les paragraphes surlignés au feutre rouge.
— À quoi vous jouez ? s’enquit-il d’un ton où se mêlaient l’appréhension et l’énervement.
Sagane tira une dernière bouffée de sa cigarette avant de l’écraser dans le cendrier.
— Dragmus, votre serial killer, ressemble étrangement au Tueur de mariées. Comme lui, il cherche la femme parfaite.
— Mais la réalité est en deçà du fantasme, continua Cécile qui s’était rapprochée. Au plus fort de la frustration, le fonctionnaire mal dans sa peau se transforme en une redoutable machine à tuer.
Le visage de Neville se contracta sous l’effet du stress.
— Les faits divers ont toujours inspiré les auteurs de romans policiers, protesta-t-il. Où voulez-vous en venir, bordel ? Étalez votre jeu, qu’on en finisse !
Élie poussa une feuille vers lui.
— Chapitre 10, page 104. Après avoir décapité sa deuxième victime, Dragmus lui coupe l’annulaire de la main gauche avec un riflard.
L’écrivain exprima sa lassitude par un soupir.
— Et alors ?
— Il est arrivé la même chose à Brigitte Drivaud.
Neville ne put s’empêcher de ricaner.
— Cette histoire a fait la une des journaux. Tout le monde sait ce qui s’est passé.
— Les médias n’ont pas pu parler du doigt coupé, pour la simple et bonne raison qu’ils n’étaient pas au courant, assena Argento.
La pâleur subite de Neville trahit son trouble.
— J’ai le droit de fumer ? demanda-t-il pour se donner une contenance.
Sagane prit une cigarette dans le paquet posé sur la table, l’alluma et la lui tendit. Le romancier aspira une bouffée avant de le remercier.
— L’information a dû filtrer, avança-t-il pour sa défense. Je me rends souvent dans les bars et les restos fréquentés par les flics. Il est possible que j’y aie surpris une conversation. Je ne vois pas d’autre explication.
Cécile s’empara d’une feuille et l’agita sous son nez.
— Chapitre 18, page 212. Dragmus perd la boule en découvrant que sa nouvelle conquête n’est pas une femme mais un homme. Dans un accès de folie, il lui tranche le pénis et brûle ce qui reste à l’acide sulfurique.
— Tamara, la troisième victime du Tueur de mariées, a connu le même sort, poursuivit Élie qui se balançait sur sa chaise.
Argento abattit la feuille volante devant Neville.
— Par respect pour sa famille, nous n’avons pas dit à la presse que Tamara était en réalité un transsexuel. De même, nous avons passé sous silence les détails atroces de ce crime. Dans ces conditions, comment avez-vous pu les connaître ?
L’écrivain laissa tomber la cigarette à ses pieds et se massa les tempes avec nervosité. Tout en ronchonnant, le gardien de la paix s’avança pour écraser le mégot sous la semelle de sa chaussure.
— Et merde ! pesta Neville. Je lui dois rien, après tout !
Sagane le fixa avec méfiance.
— De qui parlez-vous ?
Soulevant les menottes, l’écrivain s’accouda à la table.
— Je vais tout vous dire, articula-t-il, les yeux brillants de fièvre.
Cécile croisa les bras et fit le tour de la salle.
— Il était temps.
Neville avala sa salive avant de déclarer à l’intention du commissaire :
— Je tiens ces renseignements d’une amie à vous.
Élie se renfrogna.
— Faites gaffe, Richard. Si vous essayez de me rouler dans la farine, je…
— Cristal Kalache, l’interrompit Neville.
Argento se figea sur place. Sagane arqua les sourcils d’un air éberlué.
— La journaliste ? parvint-il à formuler.
— Elle-même.
— Vous ne savez plus quoi inventer pour vous en tirer.
Le romancier rougit de colère. Le bracelet entama son poignet lorsqu’il frappa la table du poing.
— C’est la vérité, bon Dieu de merde ! fulmina-t-il. Le privé que j’ai engagé m’a appris que vous lui refiliez des tuyaux. Un jour, je l’ai abordée dans la brasserie où elle a l’habitude de se rendre pour déjeuner. Nous avons couché ensemble le soir même. Depuis, nous nous voyons deux à trois fois par semaine. Elle a confiance en moi, elle me dit tout ce que je veux savoir.
Cécile le foudroya du regard.
— Échange de bons procédés : elle dévoile les dessous de l’affaire à condition que vous la baisiez comme il faut.
Élie garda le silence le temps de digérer cette révélation. L’idée que Cristal se soit offerte à cet individu méprisable lui donnait envie de vomir. Croyant déceler une lueur de jalousie dans ses yeux, Argento se laissa aller à médire de sa rivale :
— J’ai jamais pu la sentir, cette pétasse. Elle se fiche pas mal que l’enquête capote, du moment qu’elle prend son pied !
Sagane ne releva pas. Il reporta son attention sur Neville.
— J’avais cru comprendre que vous étiez amoureux de Mavis.
— Je l’étais, confirma l’écrivain sans l’ombre d’une hésitation. Le commandant Argento a parfaitement défini la nature de ma relation avec Cristal : je ne la saute pas pour le plaisir mais pour obtenir des informations.
— Vous mentez, cracha Élie sans cesser de le scruter.
Neville le défia du regard.
— Vous n’avez qu’à vérifier.
Cécile guetta la réaction du commissaire. D’un côté, elle souhaitait qu’il gourmande Kalache. De l’autre, elle redoutait que Neville ne dise la vérité. Si c’était le cas, la principale preuve de sa culpabilité volerait en éclats.
Sagane consulta sa montre : vingt et une heures dix.
— Je n’en ai pas pour longtemps. Veillez au grain.
Il sortit en claquant la porte. Une fois dans le couloir, il composa le numéro de la journaliste sur son portable. Elle répondit au bout de cinq sonneries.
— Allô !
— Bonsoir, Cristal.
— Élie ! Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de ton appel ?
— J’ai besoin de ton aide.
Elle feignit la déception.
— Moi qui croyais que tu m’appelais pour m’inviter à dîner. Que puis-je faire pour toi, tombeur ?
Il était trop impatient pour la ménager.
— Richard Neville est en garde à vue. Nous l’interrogeons dans le cadre de l’enquête sur le Tueur de mariées.
Il l’entendit déglutir.
— Minute papillon ! s’exclama-t-elle. L’auteur de polars ?
— Lui-même.
— Il… il a quelque chose à voir avec tous ces meurtres ?
— Possible.
Elle resta silencieuse, à l’évidence déboussolée.
— J’ignorais que vous aviez une liaison, assena-t-il.
— Quoi ? s’écria-t-elle avec un accent d’indignation. S’il s’agit d’une plaisanterie, elle est de mauvais goût.
— Arrête ton char ! Il vient de manger le morceau.
— T’as gobé ces balivernes ? Je le connais de nom, point barre.
— Tu t’enfonces, chérie.
Le rire convulsif de Cristal fusa dans l’écouteur.
— Qu’essaies-tu de me dire ? Que je me suis envoyé un serial killer ?
— Il affirme que tu lui as fait des confidences sur l’oreiller.
— Bien sûr que non !
— Il sait des choses que je t’ai dites sous le sceau du secret. En dehors de mon équipe, tu étais la seule à être au parfum.
Incapable d’en supporter davantage, Cristal éclata en sanglots.
— Je suis désolée, bafouilla-t-elle.
— Je peux savoir ce qui t’a pris ? demanda Élie avec dureté.
Elle renifla avant de l’éclairer :
— Je suis amoureuse, Élie. Je voulais juste l’aider à finir son livre.
— Au risque de faire foirer l’enquête ?
— Je suis désolée, répéta-t-elle.
— Cristal ?
— Oui ?
— Je ne veux plus jamais te revoir.
Il coupa la communication et souleva son pull avec des gestes rageurs. Trois heures plus tôt, Cécile lui avait rasé la poitrine pour qu’il puisse y scotcher un magnétophone. Il arracha l’appareil, le rembobina et le mit en marche pour s’assurer que la voix de Neville était audible. Satisfait, il gagna le bureau du lieutenant Charlier au pas de course. Les yeux exorbités derrière les verres de ses lunettes, l’informaticien pulvérisait des extraterrestres à l’air grognon sur l’écran de son ordinateur.
Sagane lui lança le magnéto. Charlier se hâta d’éjecter le disque du jeu vidéo.
— Combien de temps te faut-il pour effectuer la comparaison ? s’enquit le commissaire.
— Un quart d’heure.
— Fais au mieux et viens m’annoncer la bonne nouvelle.
— Comptez sur moi.
À peine Élie était-il rentré dans la salle d’interrogatoire que Neville l’interpella :
— Alors ?
Sagane évita le regard insistant de sa collègue et se laissa tomber sur une chaise.
— Vos versions concordent, admit-il.
Le visage du romancier s’éclaira d’une jubilation revancharde.
— Je vous l’avais bien dit !
— Vous n’êtes pas sorti de l’auberge pour autant, le coupa aussitôt Élie. Venons-en au tapis que vous avez offert à Mavis.
Neville poussa un profond soupir et se rencogna dans son siège.
— Je l’ai couverte de cadeaux et de bijoux, mais je ne lui ai jamais acheté de tapis.
Il pivota vers Argento qui remettait son manuscrit en place.
— Que penseriez-vous si un homme vous offrait un tapis après vous avoir déclaré sa flamme ? Vous trouveriez cela romantique ? Vous n’auriez pas envie de le lui envoyer à la figure ?
Elle vint à sa rencontre.
— Je n’ai rien contre un beau tapis, surtout s’il m’est offert par l’homme que j’aime.
— Vous ne m’aidez pas beaucoup, déplora Neville.
— Je ne suis pas là pour vous aider mais pour découvrir la vérité.
— Vous ne me ferez plus les gros yeux quand vous l’aurez découverte.
Agacé par la tournure que prenait leur tête-à-tête, Sagane se décida à intervenir.
— Vous avez donné ce tapis à Mavis quelques heures avant que nous embarquions son époux.
Après une brève hésitation, Neville convint :
— Nous devions effectivement nous voir ce jour-là. Mais elle a annulé notre rendez-vous au dernier moment.
— Pour quelle raison ?
— Elle avait une course urgente à faire.
Cécile arbora une expression dubitative.
— Grasko a quitté le duplex vers neuf heures pour se rendre chez son éditeur. Il est rentré un peu avant quatorze heures. Vous avez donc passé la majeure partie de la matinée avec Mavis.
— Vous avez eu tout le temps de cacher le fil de cuivre dans le réduit, d’enregistrer les photos des victimes sur le disque dur du PC et de les expédier à votre complice, Franck Paleantoni, enchaîna Élie d’une seule traite.
Neville les dévisagea tour à tour avec un mélange de crainte et de fascination, comme s’il avait affaire à deux aliénés.
— Vous avez de l’imagination à revendre. Vous pourriez écrire un polar à quatre mains.
Argento s’assit sur le bord de la table et posa le pied sur la chaise de Neville.
— Qui sait ? le nargua-t-elle. Nous aurions peut-être plus de succès que vous.
Émoustillé, l’écrivain la gratifia d’un large sourire. Son regard alla de la santiag égratignée à l’entrecuisse de la jeune femme.
— Selon votre voisin de palier, M. Tritzy, vous n’étiez pas chez vous ce matin-là, grogna Sagane qui avait remarqué son manège. De même, vous étiez absent la nuit où Diane Spitz a été enlevée. Voyez-vous où je veux en venir ?
Neville s’arracha à sa contemplation et râla :
— Comment Tritzy connaît-il mon emploi du temps ?
— Il souffre d’insomnie. Qui plus est, il est d’une curiosité maladive. Il passe la plus grande partie de son temps à épier les allées et venues des voisins.
— Les insomniaques ont des hallucinations, c’est bien connu.
— Il a été catégorique.
— Et vous l’avez cru sur parole ? s’insurgea Neville. Ce gars ne peut pas me saquer. Il m’accuse de tous les maux depuis que j’ai refusé de le présenter à mon éditeur. Monsieur est persuadé d’être un homme de lettres ! Des tas de gens me lèchent les bottes pour que je les pistonne. La plupart n’ont pas une once de talent.
À cet instant, Charlier entrebâilla la porte. Tous les regards convergèrent sur lui. Il se contenta de faire un signe de tête négatif à l’intention du commissaire puis repartit. Élie serra les lèvres et plissa le nez d’un air désappointé.
— Auriez-vous la bonté de me dire ce qui se passe ? demanda Neville qui sentait que la situation tournait à son avantage.
La grimace de Cécile trahit son abattement.
— On a merdé sur toute la ligne, marmonna-t-elle pour elle-même.
Lorsque la raison l’eut emporté sur le dépit, Sagane se résolut à expliquer :
— Nous disposons d’un enregistrement de la voix du Tueur de mariées. L’informaticien de la PJ vient de la comparer avec la vôtre.
Bien qu’il devinât le résultat, Neville prononça avec une délectation appuyée :
— Et ?
Élie renâcla à répondre.
— Les empreintes vocales ne correspondent pas, finit-il par grommeler.
Le romancier applaudit à tout rompre pour manifester sa joie. Excédé, Sagane se retint de lui flanquer un coup de poing dans la figure.
— Vous avez l’air déçu, nota Neville dès qu’il se fut calmé. Vous auriez aimé que ce soit moi, pas vrai ?
— Nous sommes surpris, c’est tout, objecta Argento.
— À d’autres ! De nos jours, tout le monde veut être riche et célèbre. Les flics ne font pas exception. Ils racontent leur vie à la télé et à la radio, ils dédicacent leurs mémoires dans les salons du livre et ils écrivent des scénarios pour des réalisateurs en panne d’inspiration. Crucifier un auteur de best-sellers vous aurait permis de passer la rampe et de donner un sens à votre misérable existence.
— Vous vous en tirez à bon compte, Richard, s’énerva Élie. N’en rajoutez pas.
La rancœur crispa le visage de Neville.
— Vous plaisantez, j’espère ? tonitrua-t-il. Vous m’accusez d’avoir massacré des jeunes femmes que je n’ai jamais vues de ma vie, vous salissez ma réputation et vous trouvez que je m’en sors bien ?
— Nous n’avons rien sali du tout, contesta Cécile.
— Demain, la presse fera ses choux gras de mon arrestation. Vous connaissez les journalistes : ils ont l’art d’inoculer le doute au public.
— Cela ne se produira pas car ils n’en sauront rien.
Argento pivota vers le gardien de la paix.
— N’est-ce pas, Lantarski ?
L’idée d’être dans le secret des dieux emplit l’agent de fierté.
— Ça ne sortira pas d’ici, commandant, s’empressa-t-il d’approuver.
Guère convaincu, Neville afficha une mine hargneuse.
— Vous croyez que les gens continueront à acheter mes livres quand ils apprendront que j’ai été le suspect numéro un dans une affaire de meurtres en série ? Il suffira d’un gros titre pour détruire ce que j’ai mis des années à bâtir. Je suis un homme fini.
— Pas si nous épinglons l’assassin.
L’écrivain se mit à rire comme un bossu.
— Vous caressez une chimère, mes amis ! Ce type est un cerveau, vous ne lui arrivez pas à la cheville.
Il redevint sérieux.
— À propos, vous avez pratiqué l’analyse comparative sans mon accord. Vous êtes en faute sur ce coup-là. Je pourrais vous attaquer et vous faire virer de la police.
Un sourire condescendant passa sur ses lèvres.
— Rassurez-vous, je ne vous dénoncerai pas. À dire vrai, j’ai envie de vous remercier. Mon séjour ici a été très enrichissant. Non seulement cette expérience m’a donné des idées pour la fin de mon livre, mais elle m’a fourni la matière du prochain.
Il étouffa un bâillement et tapota sa montre.
— Puis-je rentrer chez moi à présent ?
Sagane acquiesça.
— Veuillez raccompagner M. Neville, ordonna-t-il au gardien de la paix.
Le romancier se leva et tendit la main à Élie.
— Sans rancune !
Sagane hésita avant de la serrer.
— Une dernière chose, lança-t-il tandis que Neville franchissait la porte. À l’avenir, abstenez-vous de me faire suivre. Si vous avez besoin d’infos, téléphonez.
Il s’approcha de l’écrivain et planta ses yeux dans les siens.
— À moi, pas au commandant Argento, précisa-t-il avec une pointe d’agressivité.
Neville fit un signe de tête affirmatif.
— Message reçu cinq sur cinq.
— Au revoir, Richard.
— Nous pourrions ferrailler un de ces jours. À fleurets mouchetés, cette fois.
Élie eut un sourire forcé.
— Vous êtes trop fort pour moi.
Il referma la porte et s’affala sur une chaise. Cet interrogatoire l’avait vidé. Cécile lui massa les épaules pour le détendre.
— J’y perds mon latin, lâcha-t-elle au bout d’une minute. L’amant était censé être le meurtrier.
Le commissaire alluma une cigarette.
— Je ne vois qu’une seule explication.
Interpellée, sa compagne s’interrompit dans son massage et lui fit face.
— Laquelle ?
Il souffla la fumée par la bouche et attendit qu’elle se soit dissipée pour répondre :
— Mavis Graskovich n’avait pas un, mais deux amants.