L’homme jeta un dernier coup d’œil en arrière pour
s’assurer que personne ne le suivait puis monta dans la
fourgonnette garée avenue du Général-Eisenhower.
Il admira son reflet dans le rétroviseur,
détaillant son nouveau visage avec des gloussements de
satisfaction. Tout en riant, il décolla sa perruque en fibres
synthétiques, ôta son faux nez et ses lentilles. Approcher le
commissaire chargé de l’enquête l’avait exalté au plus haut point.
Il avait poussé la curiosité jusqu’à l’imprudence : en voyant
Élie Sagane quitter la scène de crime, il s’était planté devant
lui, mine de rien, de façon qu’ils se heurtent. La jouissance avait
atteint son paroxysme quand leurs regards s’étaient croisés.
Il n’avait pas ressenti une telle émotion depuis
le jour où il avait tenu Lise par la main, à la sortie du collège.
Il avait douze ans, il était amoureux et si elle ne l’avait pas
laissé tomber pour un garçon plus âgé, il ne serait pas devenu
l’homme qu’il était aujourd’hui. Fou de chagrin, il s’était vengé
d’elle sur Nexus, le chiot que son père lui avait offert pour son
anniversaire. Il avait attendu que ses parents emmènent son petit
frère chez le médecin pour noyer le teckel à poil dur dans la
baignoire, fourrer son cadavre dans un sac-poubelle et le mettre
aux ordures. Son forfait commis, il s’était rendu à la cuisine pour
goûter, comme si de rien n’était. Le lendemain, il avait fait semblant de s’inquiéter de la
disparition de l’animal, fondant en larmes devant ses parents. Ne
supportant pas de le voir souffrir, ils avaient été aux petits
soins pour lui les semaines suivantes.
Son absence de remords lui avait procuré une
sensation de puissance infinie.
Par la suite, il avait tué d’autres animaux, les
disséquant et conservant leurs ossements. À seize ans, il
s’était initié à la taxidermie. Aujourd’hui encore, une pièce de
son repaire était réservée à ses trophées. Il arrivait qu’il passe
des heures entières à les contempler, se remémorant avec un mélange
de jubilation et de nostalgie les chasses de son adolescence.
Et puis Giana était entrée dans sa vie.
Cette étudiante italienne avait vingt ans, lui,
vingt-deux. Du jour au lendemain, il avait cessé de massacrer et
d’empailler des chats et des chiens errants. Il avait trouvé le
substitut idéal : l’amour. Ils étaient sortis ensemble pendant
huit mois, jusqu’à ce qu’il découvre que Giana n’était pas aussi
vertueuse qu’elle le prétendait : deux ans plus tôt, elle
avait perdu sa virginité dans les toilettes pour hommes d’un
night-club ; elle se comportait en sainte-nitouche mais le
trompait dès qu’il avait le dos tourné. Incapable de digérer cette
nouvelle trahison, il avait profité d’une promenade en forêt pour
étrangler Giana et abandonner son corps dans le sous-bois.
Depuis, il cherchait la compagne idéale.
Une femme aimante, respectueuse et fidèle.
Toutes celles qui avaient la chance d’être
choisies le décevaient. Ses promises péchaient par indifférence,
inconstance ou stupidité. Chaque fois, la désillusion engendrait la
colère et la violence. Lorsque l’une d’elles commettait un impair
ou se montrait récalcitrante, il la punissait. Le châtiment était
toujours à la mesure de la faute. L’énucléation pour Joëlle qui
regardait des films pornos en galante compagnie et ne s’en cachait
pas. La noyade pour Laetitia qui n’allait pas à la piscine pour
nager mais pour draguer. L’égorgement pour Julie qui accordait ses faveurs contre un
collier de perles. Le démembrement pour Sandrine qui vouait un
culte à son corps et s’adonnait au naturisme.
Ces affaires n’avaient jamais été élucidées.
Le cas de Diane était différent. L’homme l’avait
punie car elle avait tenté de le corrompre. Les Spitz pensaient que
l’argent achetait tout. Il leur avait cruellement démontré qu’il
n’y avait pas de règle sans exception. Pour la première fois, ils
n’en avaient pas eu pour leur argent : on leur avait promis
une jeune femme en état de choc mais en bonne santé ; au lieu
de cela, ils avaient récupéré un cadavre. L’homme n’avait pas monté
ce coup de génie pour le liquide et le diamant, mais maintenant
qu’il les avait en sa possession, il allait en faire bon usage. Dès
qu’il aurait remboursé ses dettes de jeu, il s’offrirait la bastide
dont il rêvait depuis ses vingt-cinq ans.
Quoi qu’il en soit, Diane appartenait déjà au
passé.
Il déchira le cliché qu’il avait pris d’elle à la
sortie d’un cinéma, abaissa la vitre et jeta les morceaux qui
s’envolèrent, portés par le vent glacial. Il alluma une cigarette,
se demandant ce qu’il avait bien pu lui trouver. Des tas de filles
étaient plus belles et plus prometteuses qu’elle, à commencer par
Brigitte. Il avait fait sa connaissance dans la matinée, après
avoir tué Diane. Il surfait sur Internet depuis des heures, à la
recherche de celle qui le ferait frissonner d’extase et éveillerait
un sentiment amoureux, quand le miracle s’était produit.
Brigitte proposait ses services sur un site
d’escort girls.
Il avait craqué en voyant ses photos. Elle
approchait de la trentaine. Son visage tourmenté et ses poses
gauches mâtinées de pudeur indiquaient qu’elle ne se prostituait
pas de gaieté de cœur mais parce qu’elle était dans le besoin. En
plongeant ses yeux dans les siens, l’homme l’avait percée à
jour : elle espérait qu’une âme charitable la tire de ce
mauvais pas. Il était disposé à l’aider, à condition qu’elle change
de vie et qu’elle lui prouve son amour. Il n’était pas question
qu’elle s’engage à la légère, comme Diane et consorts.
Elle avait
laissé un numéro de portable où la joindre, en précisant qu’elle ne
répondait pas aux appels masqués. Prudent, il lui avait téléphoné
d’une cabine publique. Après avoir échangé les civilités d’usage,
ils avaient débattu du prix des prestations. Il avait su gagner sa
confiance car elle avait accepté de le recevoir chez elle, rue
d’Alésia, à vingt et une heures.
Il consulta la montre de bord de la
camionnette : vingt heures quatorze.
— Nous allons faire des étincelles, mon ange,
prédit-il avec assurance.
Excité comme un adolescent, il démarra et fila en
direction de la place Clemenceau.
Brigitte fixait le plafond d’un air fourbu tandis
que le client allait et venait en elle avec l’impétuosité d’un
animal en rut.
Le cœur du type galopait dans sa poitrine. Des
bouffées de son after-shave bon marché emplissaient les narines de
la jeune femme qui détournait la tête pour grimacer de dégoût.
Lorsqu’il fatiguait, il ralentissait l’allure et lui susurrait des
mots crus à l’oreille. Depuis le temps qu’elle les côtoyait, elle
ne s’offusquait plus de ce que ces pervers lui disaient. Pour eux,
une escorte ne valait pas mieux qu’une vulgaire fille de joie. Ils
ne l’appelaient pas par son prénom, ils la traitaient de
« salope » ou de « chienne ». Ils ne lui
faisaient pas l’amour, ils la baisaient. Et pour un supplément de
cent euros, ils obtenaient ce que bobonne leur refusait
obstinément : une sodomie dans les règles de l’art.
Le gars accéléra le mouvement, Brigitte comprit
qu’il était au bord du plaisir.
— Viens, trésor, le stimula-t-elle en se
cramponnant à lui. Prends ton pied.
Il donna un dernier coup de reins et jouit en
silence. Comme il ne se décidait pas à bouger, elle le rappela à
l’ordre :
— Ne t’endors pas, mon biquet.
Elle redoublait de vigilance après
l’éjaculation : le préservatif pouvait se dérouler et répandre le
sperme du client dans son vagin. Il se retira avec une moue
grognonne, ôta la capote et la balança à la poubelle dans la
foulée. Brigitte attendit qu’il se rende à la salle de bains pour
attraper les billets sur la table de chevet, les compter et les
fourrer sous le matelas. Elle mettait une chemise de nuit quand il
réapparut, habillé de pied en cap et d’humeur guillerette.
— Tu perds pas de temps, lâcha-t-il en remarquant
que l’argent avait disparu.
Elle noua la ceinture autour de sa taille et se
déhancha jusqu’à lui.
— Je l’ai mérité, oui ou non ? s’enquit-elle
d’une voix aux inflexions aguicheuses.
Il déglutit lorsqu’elle lui effleura
l’entrejambe.
— Absolument, balbutia-t-il.
— Alors, je ne vois pas où est le problème.
— Tout est O.K. en ce qui me concerne.
Brigitte prit un air satisfait et déposa un baiser
sur sa joue.
— Surtout, ne va pas croire que je m’ennuie avec
toi, mais j’attends de la visite et je ne suis pas en avance.
— Je t’appelle dans la semaine. La prochaine fois,
j’aimerais que tu sois une méchante fille, si tu vois ce que je
veux dire.
— Compte sur moi pour t’infliger une bonne
correction.
Il rougit de plaisir à cette perspective.
— À bientôt, petite vicieuse.
Elle lui décocha une œillade.
— Prends soin de toi, voyou.
Dès qu’il fut sorti, elle éclata d’un rire nerveux
et envoya valser la chemise de nuit.
— Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour me
taper des givrés pareils ?
Elle se doucha et se remaquilla à la hâte. Après
avoir enfilé des dessous et une nuisette assortis, elle fit brûler
des bâtons d’encens dans tout l’appartement. Constatant que l’heure
du prochain rendez-vous approchait, elle gagna le salon, mit un CD de musique classique puis
s’assit sur le canapé en buffle, un verre de jus de pomme dans une
main et une cigarette dans l’autre. Aujourd’hui, elle avait forcé
la cadence. C’était la première fois qu’elle se relaxait depuis la
pause de midi. Elle ne sentait plus son corps. Il lui semblait
avoir le sexe à vif.
Cependant qu’elle s’abîmait dans de sombres
pensées, un coup de sonnette la fit sursauter.
Elle respira pour se détendre et déverrouilla la
porte d’entrée.
L’homme resta en contemplation devant elle,
subjugué par l’ovale parfait de son visage, le strabisme divergent
de ses yeux aigues-marines, le chatoiement de ses cheveux châtain
foncé, raides et mi-longs. De taille moyenne, elle avait une
plastique irréprochable. La nuisette soulignait ses seins lourds, à
l’évidence naturels, son ventre extraplat et ses cuisses fermes.
L’homme était bouleversé. Brigitte était la princesse du conte de
fées qu’il avait commencé à écrire vingt ans plus tôt.
Il tressaillit d’aise quand elle s’adressa à
lui :
— Sois pas timide, rentre.
Il revint sur terre et franchit le seuil de
l’appartement. Elle le précéda dans le vestibule, roulant des
hanches pour le mettre en appétit.
— Comment tu t’appelles, déjà ?
demanda-t-elle sans s’arrêter.
Il eut la tentation de donner son véritable prénom
mais se ravisa au dernier moment.
— Roger.
— J’ai connu un Roger dans le temps. Il me faisait
grimper aux rideaux. Tu veux boire un verre avant de passer aux
choses sérieuses ?
— Non, merci.
— En ce cas, direction la chambre des mille et un
plaisirs, plaisanta-t-elle sans conviction.
Elle l’invita à entrer dans la pièce meublée d’un
lit à deux places, d’un scriban et d’une armoire, puis vint se
coller contre lui.
Il tira plusieurs billets de son portefeuille, les
lui remit. Le cœur de Brigitte s’emballa.
— Waouh ! jubila-t-elle. Je me mets en quatre
pour ce prix-là ! Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
Elle ouvrit l’armoire toute grande, montra les
combinaisons et les accessoires sadomaso suspendus dans la
penderie.
— Tu veux que je sois la maîtresse ou
l’esclave ?
Elle prit un petit air espiègle, enroula une mèche
rebelle autour de son index et suça son pouce.
— À moins que tu n’aies un faible pour les
femmes-enfants.
— Je ne cherche pas une dominatrice ni une lolita,
déclara-t-il tout en la caressant du regard. Je cherche une
épouse.
Elle ne put s’empêcher de ricaner.
— Si je comprends bien, t’es un mec sérieux.
Imperturbable, il approuva d’un hochement de
tête.
— Dès que je t’ai vue, j’ai su que tu étais la
femme de ma vie.
Il avait prononcé cette phrase avec une gravité
solennelle qui troubla Brigitte.
— Va pour l’épouse, céda-t-elle, pressée d’en
finir. Je suis à toi dans une minute.
Alors qu’elle se dirigeait vers la salle de bains,
il prit le flacon de chloroforme dans la poche de son manteau, en
versa un peu sur une compresse et la suivit. Bien qu’il marchât à
pas feutrés, elle sentit sa présence et stoppa net. À peine
eut-elle fait volte-face qu’il se jeta sur elle et plaqua la gaze
sur sa bouche. Livide d’effroi, elle le bourra de coups de pied et
lui griffa les joues. Malgré la douleur, il maintint la prise.
Bientôt, les membres de Brigitte s’engourdirent et elle sombra dans
l’inconscience. Comme elle basculait de côté, l’homme la retint, la
souleva et la porta sur ses épaules. Une fois dans le vestibule, il
ouvrit la porte, s’assura que le palier et la cage d’escalier
étaient déserts puis sortit.
L’anesthésique cessa de faire effet et elle
s’éveilla en poussant un hurlement.
Elle était ligotée sur une chaise, au milieu d’une
pièce en bois rappelant l’intérieur d’un chalet. Des
agrandissements issus du site d’escort
girls couvraient les murs. Une robe de mariée était étendue
sur un lit de sangle. Un Caméscope trônait sur une table. La
terreur la submergea et elle se débattit comme une possédée pour se
dégager de ses liens. Les pieds de la chaise raclèrent le plancher,
lui crevant les tympans. À bout de forces, elle arrêta de
s’agiter et rassembla ses esprits pour faire le bilan de la
situation.
Le type qui la détenait était un pervers sexuel.
Il l’avait enlevée pour la violer. Comme elle avait vu son visage,
il ne courrait pas le risque de la relâcher. Une fois qu’il aurait
abusé d’elle, il la tuerait. Seulement, il avait omis un
détail : elle n’avait pas l’intention de se laisser faire.
L’instinct de conservation chassa l’épouvante et elle se sentit à
nouveau pleine d’énergie. Tandis qu’elle essayait encore de se
libérer, la porte s’ouvrit sur son geôlier. Assourdie par les
battements de son cœur, elle n’entendit pas ce qu’il disait.
— Comment te sens-tu ? répéta-t-il d’une voix
douce.
Elle prit sur elle d’affronter son regard. En un
éclair, elle comprit qu’elle avait affaire à un psychopathe de la
pire espèce. Pour s’en sortir, elle devait se montrer docile et
surtout ne pas l’énerver.
— Mieux, répondit-elle.
L’homme s’épanouit à cette nouvelle.
— Elle te plaît ?
Brigitte porta les yeux sur la robe de
mariée.
— Elle est superbe.
— À la bonne heure ! s’exclama-t-il, le
cœur gonflé d’enthousiasme. Tu la porteras le jour de notre
mariage !
Cette remarque raviva l’affolement de Brigitte. Ce
cinglé était sérieux quand il parlait de trouver une épouse ! Le monde grouillait de filles,
mais il avait fallu qu’il la choisisse elle !
— Je te laisse, continua-t-il. Je dois passer un
coup de fil.
Comme il s’acheminait vers la porte, elle entrevit
une lueur d’espoir. Si elle réussissait à le convaincre de la
détacher, elle aurait une chance de s’en tirer.
— J’aimerais essayer la robe, dit-elle avant qu’il
quitte la pièce.
Il s’immobilisa sur le seuil et la jaugea, partagé
entre la joie et la méfiance.
— Je veux juste m’assurer qu’elle me va,
insista-t-elle, le cœur battant la chamade.
Son empressement parut contrarier l’homme qui
secoua la tête en signe de refus.
— J’ai promis d’appeler à minuit.
Persuadée qu’une telle opportunité ne se
représenterait pas de sitôt, Brigitte surmonta la peur qui
l’étreignait et joua le tout pour le tout :
— S’il te plaît. J’en ai très envie.
Touché par ses paroles, il revint sur ses pas et
s’accroupit devant elle.
— Je peux te faire confiance ?
Elle s’efforça de sourire.
— Évidemment. Tu sais bien que je t’aime.
Convaincu, il défit les liens avec des gestes
fiévreux. Brigitte était dans tous ses états. Il avait mordu à
l’hameçon, elle serait bientôt libre ! Il dénoua la dernière
cordelette, l’aida à se relever et la contempla avec la béatitude à
la fois bouleversante et horripilante de l’amoureux transi.
— Tu es splendide.
Elle eut une poussée d’adrénaline lorsqu’il
l’embrassa sur le front. La rage convulsa son visage et elle lui
donna un coup de pied dans les parties. Il se tordit de douleur. La
pièce résonna de ses cris déchirants entrecoupés d’insultes. Elle
en profita pour s’emparer du Caméscope et l’abattre de toutes ses
forces sur le crâne de l’homme qui s’effondra.
Elle courut vers la sortie, dévala l’escalier qui
se présentait à elle. Parvenue au rez-de-chaussée, elle se jeta sur
la porte d’entrée en chêne massif. Elle était fermée, la clé était
introuvable. La terreur l’envahit. Elle se mit en quête d’une autre
issue, entra dans la pièce qui lui faisait face, probablement le
séjour. Une sueur glacée coula dans son dos quand elle vit les
animaux empaillés accrochés aux murs. Elle ressortit avec une telle
précipitation qu’elle heurta un guéridon, s’écorchant les
genoux.
La volonté l’emporta sur la souffrance et elle
s’engouffra dans la cuisine.
Dès qu’elle aperçut la fenêtre, son cœur bondit
dans sa poitrine.
— Je conçois que le changement te perturbe,
Brigitte chérie, articula la voix devenue familière tandis qu’elle
s’escrimait à l’ouvrir.
L’homme se tenait sur le pas de la porte. Le sang
lui dégouttait du cuir chevelu.
— Je suis prêt à tirer un trait sur ce coup de
folie, enchaîna-t-il en tendant les bras.
— À l’aide ! hurla-t-elle en guise de
réponse.
Il eut une mimique cruelle.
— Cette maison est isolée. Personne ne peut
t’entendre.
Les yeux écarquillés de Brigitte se posèrent sur
la batterie de cuisine suspendue au-dessus du plan de travail. Sans
prévenir, elle empoigna une casserole et la lança en direction de
l’homme qui se baissa pour l’éviter.
— Notre première scène de ménage, persifla-t-il en
se redressant.
Hors d’elle, la jeune femme le bombarda
d’ustensiles qu’il esquiva avec des ricanements sardoniques. Alors
qu’il se préparait à lui sauter dessus, il reçut une poêle dans
l’estomac, perdit l’équilibre et s’étala de tout son long. Sans
perdre une seconde, Brigitte saisit une chaise, la projeta contre
la fenêtre qui vola en éclats et s’enfuit dans la nuit.
Elle grelottait de froid. Ses pieds nus
s’enfonçaient dans la neige fraîche, l’obligeant à ralentir
l’allure. À bout de souffle, elle s’arrêta et balaya les
alentours d’un coup d’œil circulaire. La baraque de ce dingue se
trouvait au beau milieu d’une forêt. Les arbres étaient à peine
visibles mais elle entendait le bruissement des feuillages.
En un instant, elle comprit qu’elle n’irait pas
loin. Les sanglots lui nouèrent la gorge.
— C’est sans espoir, balbutia-t-elle, prête à
renoncer.
En entendant la neige crisser sous les pas de son
poursuivant, elle se ressaisit et pénétra dans la forêt sans se
retourner. Elle avança à tâtons dans la nuit noire. Lorsque les
ronces la retinrent par la nuisette et la griffèrent, elle fit un
effort surhumain pour ne pas crier. Elle progressa d’une vingtaine
de mètres avant de stopper et de tendre l’oreille. Hormis le
sifflement du vent, il n’y avait aucun bruit. Elle reprenait sa
marche quand un murmure la glaça d’horreur :
— La vie ou la mort ?
Il était tout près. Brigitte fouilla la nuit de
son regard embué de larmes.
— La vie, finit-elle par implorer.
Le faisceau d’une lampe torche troua
l’obscurité.
— Viens, ordonna la voix susurrante. Rentrons à la
maison.
Comme elle dirigeait ses pas vers la lumière, une
hache fendit l’air et lui trancha la tête. Son corps vacilla puis
s’écroula. L’homme sortit de sa cachette, ramassa la tête dont les
lèvres remuaient encore et la fixa d’un air désappointé.
— Je me suis trompé. Tu n’es pas l’élue.
Il tint la tête de Brigitte à bout de bras et
traîna son corps jusqu’à la maison.