Épilogue
Willy Tanzani stationna en double file, en face de l’immeuble de la rue des Jardiniers.
Il coupa le moteur et se tourna vers le commissaire qui observait la neige tomber. En un an, Sagane avait beaucoup changé. Il avait grossi. Ses cheveux mi-longs et son bouc fourni grisonnaient par endroits. Il ne souriait plus guère. La plupart du temps, la tristesse et l’ennui se reflétaient sur son visage. Parfois, la colère reprenait le dessus. Un jour, il avait tabassé un suspect et saccagé la salle d’interrogatoire de la Crim’.
Cet accès de rage lui avait valu une mise à pied.
Six mois auparavant, la direction de la PJ avait exigé qu’il voie un psy. À l’issue de l’analyse, ce dernier en était arrivé à la conclusion suivante : la cellule familiale, et plus particulièrement les relations conflictuelles avec la mère, étaient à l’origine du trauma ; le suicide du frère maudit était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase.
— Ton nouvel appart te plaît ? demanda Tanzani pour détendre l’atmosphère.
Élie se força à sourire.
— Je me sens chez moi pour la première fois de ma vie.
— Il y a une chose dont j’aimerais te parler, déclara son collègue d’un ton ému.
Sagane baissa la vitre pour jeter son mégot. La rafale de vent qui s’engouffra dans l’habitacle le glaça jusqu’aux os.
— Je t’écoute, dit-il après avoir refermé.
— La mort de Sark m’a fichu un coup. Si t’avais pas insisté pour qu’on bosse ensemble juste après, j’aurais probablement tiré ma révérence.
Tanzani faisait équipe avec Élie depuis que son supérieur, le capitaine Sark, avait été égorgé par le Tueur de mariées.
Sagane reporta son regard éteint sur les flocons balayés par le vent.
— Tu avais perdu Sark, j’avais perdu Briard. Je me suis dit que nous serions en phase.
Tanzani opina du chef.
— Tu as eu raison.
Le commissaire boutonna sa parka et coiffa son bonnet en laine, prêt à descendre de la voiture.
— À demain.
— Élie ?
Le raclement de gorge de Tanzani trahit son embarras.
— Tu voulais me dire autre chose ? s’enquit Sagane en lâchant la poignée de la portière.
— Tu aurais dû témoigner contre elle. Elle mériterait de croupir en prison.
Comprenant qu’il parlait de Cissy, Élie soupira d’agacement.
— Je croyais avoir été clair : il s’agit d’une affaire classée.
— Michael n’aurait pas disjoncté si elle n’avait pas abusé de lui.
Excédé, Sagane frappa le tableau de bord du poing.
— Cette vieille folle a déjà payé !
Il se tut et essaya de se calmer.
— Son fils adoré s’est foutu en l’air, poursuivit-il d’une voix brisée par l’émotion. Il ne pouvait rien lui arriver de pire.
Sur ce, il sortit du véhicule. Dès que Tanzani eut démarré, il entra dans l’immeuble et grimpa au cinquième étage. Une fois dans l’appartement, il accrocha sa parka et son bonnet au portemanteau puis se rendit à la cuisine pour se servir une limonade. Le verre à la main, il gagna le salon et s’affala dans un fauteuil.
Elle était assise en face de lui.
Le regard d’Élie alla de son visage impassible à la valise posée à ses pieds.
— Où vas-tu ? questionna-t-il, l’estomac soudain noué par l’appréhension.
— Chez une amie, répliqua-t-elle avec une froideur inhabituelle.
Il but une gorgée de limonade sans la quitter des yeux.
— Quand seras-tu de retour ?
— Je ne reviendrai pas.
Cécile empoigna la valise, se leva et s’achemina vers l’entrée d’une démarche résolue. Tandis qu’elle atteignait le vestibule, Sagane la rattrapa et lui barra le passage.
— Mais enfin, qu’est-ce qui te prend ? fit-il, partagé entre l’incrédulité et la détresse.
Elle voulut le contourner pour sortir mais il l’en empêcha.
— Laisse-moi passer, s’énerva-t-elle.
Il fit non de la tête.
— Si tu franchis cette porte, je ne te reverrai plus.
Elle lâcha la valise et approcha sa figure crispée de celle du commissaire.
— Ne me dis pas que je vais te manquer. Tu te soucies de moi comme d’une guigne.
— Ce n’est pas vrai. Tu sais bien que je t’aime.
Argento se tapa le front avec la paume de sa main.
— Depuis que j’ai arrêté de travailler, tu ne me regardes plus, tu ne me touches plus ! J’ai d’abord cru que tu me trompais avec la nouvelle secrétaire de Dubreuil. J’avais tout faux. Cette histoire est en train de te détruire, Élie. Le pire, c’est que tu ne t’en rends pas compte.
Il souffla d’un air coupable.
— La mort de Mike m’a retourné. La plaie cicatrise. Tout rentrera bientôt dans l’ordre.
— Il ne s’agit pas de cela, et tu le sais, s’offusqua-t-elle.
Il la considéra avec scepticisme.
— Je ne te suis pas.
Cécile plongea ses yeux dans les siens et assena d’un ton glaçant :
— Tu es dans cet état à cause de lui.
Sans attendre la réaction de Sagane, elle souleva son pull camionneur et posa la main sur son ventre arrondi.
— Tu mentais quand tu disais que tu voulais fonder une famille, enchaîna-t-elle avec hargne. Je ne veux pas vivre avec un homme qui est incapable d’assumer sa paternité.
La contrariété se lut sur la face d’Élie.
— Tu parles sans savoir. Je rêve d’être père.
— À d’autres ! gronda-t-elle, blême de colère. Tu te comportes comme si nous n’allions pas avoir d’enfant. J’ai beau chercher une explication, je n’en vois aucune.
— Il y en a pourtant une.
— J’aimerais bien la connaître. Nous ne communiquons plus depuis des mois. Nos discussions se limitent à « bonjour », « bonsoir » et « bonne nuit ».
Elle pointa l’index vers lui et avertit :
— Tu as une minute pour éclairer ma lanterne. Passé ce délai, je mets les voiles.
Sagane se massa nerveusement la nuque.
— Le gène de la folie est très actif dans ma famille, articula-t-il entre deux déglutitions. Ma mère est dingue, mon frère était dingue.
Ce commentaire abasourdit Argento.
— C’était donc ça ! Tu as peur que notre enfant soit comme eux.
Il lui tourna le dos pour cacher son trouble. Elle vint se planter devant lui, prit sa tête dans ses mains et le regarda dans le blanc des yeux.
— La folie n’est pas héréditaire, Élie, déclara-t-elle d’une voix assurée. Tu n’es pas fou, toi. Pourquoi notre fils le serait-il ?
— Et si j’ai raison ?
Elle écarta cette question d’un geste et décréta :
— Il sera normal.
Elle n’opposa aucune résistance lorsqu’il l’enlaça et colla sa joue contre la sienne.
— J’ai besoin de vous, lui chuchota-t-il à l’oreille.
— De nous ? s’étonna-t-elle.
En guise de réponse, il glissa une main sous son pull et, pour la première fois depuis qu’elle était enceinte, lui caressa le ventre. Profondément émue, elle se blottit dans ses bras.
— J’ignorais que c’était un garçon, dit-il, le cœur battant.
— Je l’ai su aujourd’hui.
— Reste, murmura-t-il d’un ton mi-suppliant, mi-charmeur.
Après l’avoir embrassé, Cécile s’arracha à son étreinte et regagna le séjour, la valise à bout de bras.