Pendant le trajet, il neigea de plus belle.
Sagane roulait à faible allure, actionnant
l’essuie-glace par intermittence. Le frottement du caoutchouc
contre le pare-brise résonnait désagréablement dans l’habitacle.
Silencieuse, Argento dessinait sur la vitre embuée.
— Vous boudez ? demanda-t-il sans quitter la
route des yeux.
— Non, pourquoi ? repartit-elle
distraitement.
— Vous n’avez pas dit un mot depuis que nous
sommes partis.
Elle s’interrompit dans son gribouillage et scruta
le visage de son chef.
— Je ne vous vois pas tuer un homme de
sang-froid.
— Je n’ai encore rien fait.
— Vous le ferez quand vous aurez mis le grappin
sur l’assassin de Morin.
— Si on parlait d’autre chose ?
— De l’arme que vous comptez utiliser par
exemple ? répondit-elle du tac au tac.
Élie tapa le volant du poing.
— Vous me faites chier, Cécile.
Ils se renfermèrent dans le silence pendant la
traversée de la commune de Jouy. En voyant le panneau qui signalait
le sentier dit l’Éternité, Sagane se gara sur le bas-côté de la
départementale 53. Il mit ses gants et sa capuche puis descendit de voiture, bientôt
rejoint par Argento qui s’empressa de coiffer un bonnet de sports
d’hiver. Il faisait un froid polaire. Le sol était une vraie
patinoire. Des pointes de glace, semblables aux stalactites qui se
forment sur la voûte des grottes, s’accrochaient aux branches des
arbres.
Les policiers vérifièrent leurs armes et
empruntèrent le chemin. Cécile glissa sur une plaque de verglas et
se rattrapa à la manche du commissaire. Leurs bouches se frôlèrent
lorsqu’il l’aida à se redresser. Immobiles, les yeux dans les yeux,
ils résistèrent à l’envie de s’embrasser. Ils se contentèrent de
sourire et reprirent leur marche. Ils parcoururent environ cent
cinquante mètres avant d’apercevoir la demeure de Nikolaev,
par-delà un petit pont qui enjambait un ruisseau gelé. Tandis
qu’ils le franchissaient, les craquements sinistres du bois
accompagnèrent le bruit de leurs pas.
De toute évidence, la maison n’était pas
entretenue. La façade saumon se fissurait, la peinture verte de la
porte et des volets s’écaillait, les fenêtres à meneaux étaient
sales au point qu’il était impossible de voir à travers, il
manquait des tuiles à la toiture, le balcon du premier étage
menaçait ruine. Le maître des lieux avait gravé une mise en garde
sur une pancarte fichée en terre :
VOUS N’ÊTES PAS LE BIENVENU
FAITES DEMI-TOUR
— Ça commence bien, soupira Élie.
Les sourcils de Cécile se froncèrent.
— Charlier nous a prévenus, ce type est
complètement frappé. Soyez prudent.
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’une
forme bondit sur Sagane qui tomba à la renverse. Le commissaire se
démena comme un beau diable pour se défaire du dogue allemand, en
pure perte. Ses doigts glissèrent sur le poil crasseux. L’écume qui
coulait de la gueule du molosse lui noya les yeux. Le chien
s’apprêtait à donner un coup de croc quand un battoir l’attrapa par
la peau du cou et le balança
au loin comme s’il s’agissait d’un paquet de linge sale. De nouveau
sur ses pattes, il geignit avant de s’en aller la queue
basse.
Son maître se campa devant les importuns et les
considéra avec hostilité.
— Moog n’aime pas les nouvelles têtes, grogna-t-il
de sa voix rocailleuse. Moi non plus.
Son regard obliqua vers la pancarte.
— C’est pourtant clair.
Vêtu d’une salopette en jean et d’un pull
jacquard, il devait mesurer un mètre quatre-vingt-cinq. Il avait un
visage anguleux, une bouche tordue et des yeux vairons à la fois
interrogateurs et menaçants. Les mèches de ses cheveux longs et
gras collaient à son front. Un tic nerveux secouait ses pommettes
tour à tour. Argento se dit qu’elle n’aimerait pas le rencontrer au
coin d’un bois.
— Qu’est-ce que vous glandez là ?
continua-t-il en serrant et desserrant les poings, comme s’il
brûlait de se jeter sur eux et de leur abîmer le portrait.
Élie se remit debout avec difficulté, frotta sa
parka et son pantalon pour enlever la neige puis sortit sa carte.
Guère impressionné, le géant ricana.
— Le dernier condé qui a mis les pieds ici est
reparti avec le tarin ratatiné et les ratiches de devant dans la
poche de son futal. Cet abruti s’était ramené avec un tas de prunes
impayées. J’ai dû employer la manière forte pour lui faire
comprendre que je payais pas cet impôt-là.
Cécile leva la main en signe d’apaisement.
— Nous ne cherchons pas la bagarre, monsieur
Nikolaev. Nous voulons juste vous poser quelques questions.
Le colosse la jaugea d’un air intrigué.
— À quel sujet ?
— Brigitte Drivaud.
Nikolaev resta imperturbable.
— Jamais entendu parler.
— Ne jouez pas au plus fin avec nous. Nous savons
que vous la fréquentiez.
Loin de déstabiliser Nikolaev, cette allusion
l’amusa et il finit par confesser :
Son sourire était celui d’un pervers sexuel.
— Moyennant finances, précisa Argento avec une
répugnance à peine contenue.
L’exaspération déforma les traits de
Nikolaev.
— Depuis quand un micheton est-il considéré comme
un criminel ? interrogea-t-il d’un ton belliqueux. Si vous
n’avez pas décampé dans une minute, je lâche Moog sur vous et votre
copain.
Il afficha une expression mi-sadique,
mi-railleuse.
— Il adore le poulet cru.
— Je vous laisse choisir, l’interpella Sagane
comme il gravissait le perron d’une démarche nonchalante pour
rentrer chez lui. Soit vous me dites sur-le-champ ce que je veux
savoir, soit je reviens dans trois heures avec une commission
rogatoire et une armada de cognes qui se feront un plaisir de
mettre votre bicoque sens dessus dessous.
Le géant stoppa net. Le stress des policiers monta
d’un cran, et ils portèrent la main à leur pistolet comme un seul
homme, prêts à dégainer.
— C’est si grave que ça ? s’enquit Nikolaev
en pivotant sur ses talons. Il est arrivé quelque chose à
Brigitte ?
Élie désigna la porte d’entrée en chêne
massif.
— Nous serons mieux à l’intérieur pour
discuter.
L’autre haussa les épaules d’un air
indifférent.
— Je vous préviens, j’suis pas une fée du
logis.
La maison sentait le renfermé. À chaque pas,
les flics soulevaient une poussière grisâtre qui leur irritait la
gorge. Nikolaev se déplaça vers la gauche pour les laisser entrer
dans le salon mal éclairé et encombré de meubles d’époque.
À leur passage, un courant d’air délogea les moutons nichés
sous les fauteuils et les commodes. Sagane se planta devant la
bibliothèque pleine de livres reliés en maroquin rouge et brun. Un
escalier à huit marches permettait d’accéder aux tablettes les plus
hautes.
— Ma mère passait ses soirées à lire, commenta
Nikolaev en s’installant sur
un canapé en placage d’acajou qui devait coûter une fortune. Elle
était professeur de français à l’université. Elle ne vivait que
pour la syntaxe. Elle avait une profonde aversion pour les gens qui
font des fautes d’orthographe et de grammaire.
Il eut un sourire forcé.
— Elle pensait que l’ignorance contribuait à la
dégénérescence de la race humaine. Elle était un peu…
excessive.
Cécile avait perçu le mélange de respect et de
rancœur dans sa voix. Elle se tourna vers une photo encadrée
montrant une vieille femme au visage sillonné de rides et au regard
noir.
— C’est elle ?
Nikolaev se racla la gorge, mal à l’aise.
— Elle a été prise un an avant sa mort.
— Votre mère est très présente, remarqua Élie qui
passait en revue les cadres accrochés aux murs. Je m’étonne qu’il
n’y ait pas un seul cliché de votre père. Je m’attendais à
voir son portrait dans toute la maison.
— Pourquoi ? s’énerva Nikolaev. Parce qu’il a
composé une chanson de merde il y a trente ans ?
— Une chanson d’amour qui a fait le tour du monde,
rectifia Sagane, ravi d’avoir touché le point sensible.
— Et qui vous permet de vivre de vos rentes,
renchérit Argento.
— Ce pognon, je le mérite ! cracha Nikolaev.
Mon paternel était le pire des salopards. Il trompait ma mère sans
vergogne et gâtait les enfants de ses maîtresses.
À bout de nerfs, il les fusilla du
regard.
— Vous me fatiguez. Finissons-en.
Élie s’assit sur une berceuse, face à lui.
— Vous étiez tellement satisfait des services de
Brigitte que vous ne pouviez plus vous passer d’elle.
La surprise agrandit les yeux de Nikolaev.
— Qu’est-ce que vous me chantez ?
Sagane se pencha en avant, appuyant ses coudes sur
ses genoux.
Nikolaev sourit pour dissimuler son trouble.
— Vous n’êtes pas aussi stupide que vous en avez
l’air. Où voulez-vous en venir ?
— Brigitte a été assassinée la nuit
dernière.
Nikolaev ne cilla pas mais sa pommette
trembla.
— Je l’ignorais.
— Sa mort a fait la une des journaux.
— Je lis pas la presse.
— Ils en ont parlé à la télé et à la radio.
— Ces cochonneries n’ont pas droit de cité chez
moi.
— Laissez-moi vous raconter comment le meurtrier
s’y est pris. Il l’a décapitée puis il a abandonné son cadavre dans
une rue de Paris, à la vue de tous.
— Vous gênez pas, entrez dans les détails. J’ai le
cœur bien accroché.
— À propos, nous n’avons pas vu la Renault.
Où est-elle ?
— Au Garage Bauvinon, à Jouy-en-Josas. Problème de
carburateur.
Élie nota ces informations sur son carnet et
poursuivit :
— Vous avez la réputation d’être un violent.
Le colosse serra les dents et remua dans le
canapé. L’espace d’un instant, le commissaire eut l’impression
qu’il allait lui sauter dessus.
— Je vous vois venir avec vos gros sabots, se
défendit Nikolaev avec un calme glaçant. Il y a un monde entre
rosser un keuf et buter une nana. Je filais Brigitte, je le
reconnais. Je m’étais entiché d’elle. Mais j’ai pas fait ça.
— En ce cas, aidez-nous à vous rayer de la liste
des suspects, intervint Cécile.
— De quelle façon ?
— Accompagnez-nous au commissariat. Si vous êtes
blanc comme neige, vous serez de retour chez vous dans moins de
quarante-huit heures.
Nikolaev eut un petit rire nerveux et tendit les
poignets.
— Les séries
américaines me consternent mais j’ai toujours adoré le moment où
super-flic met les bracelets au méchant de service.
Sa morgue agaça Sagane qui se retint de le
menotter sans ménagement.
— On s’en passera si vous vous montrez coopératif.
Vous permettez qu’on jette un coup d’œil avant de
partir ?
— Allez-y, si vous avez du temps à perdre,
répliqua Nikolaev d’un ton détaché.
Élie pivota vers Argento.
— Faites le tour du propriétaire. On vous attend
ici.
Nikolaev se rencogna dans le canapé et étendit les
jambes.
— La confiance règne, souffla-t-il avec
ironie.
Dès que sa collègue eut quitté le séjour, Sagane
se dirigea vers la bibliothèque.
— Vous aimez les livres, énonça Nikolaev alors
qu’il feuilletait Voyage au bout de la
nuit. Je le vois à vos yeux qui brillent et à la façon dont
vous tournez les pages, comme si vous aviez peur de les
abîmer.
— Mes parents m’ont transmis leur amour de la
littérature.
— Vous vous entendiez bien avec eux ?
Regrettant sa confidence, Élie referma le bouquin
et le remit à sa place.
— N’inversez pas les rôles.
— Loin de moi cette idée.
— Vous êtes soupçonné de meurtre. Tâchez de ne pas
l’oublier.
— L’homme est la somme de toutes les erreurs de
ses parents, enchaîna Nikolaev avec désinvolture. Dites-moi tout,
commissaire. Qu’ont-ils fait pour que vous préfériez la compagnie
des assassins et des morts à celle d’une famille ?
Sagane fut désarconné par cette analyse.
— Comment savez-vous que je ne suis pas
marié ?
Nikolaev prit un air supérieur.
Élie sourit pour se donner une contenance.
— Vous aimez jouer, pas vrai ?
— Seulement quand je suis sûr de gagner.
Sagane se pencha vers lui, de manière à plonger
ses yeux dans les siens.
— Morin Briard, lâcha-t-il de but en blanc.
— Qui est-ce ? rétorqua Nikolaev en soutenant
son regard.
— Je comptais sur vous pour me l’apprendre.
Le géant lut le mensonge sur son visage.
— Vous me tendez un piège ou je ne m’y connais
pas.
— Le plaisir du jeu ne vaut que s’il est partagé,
riposta Élie. Qu’en pensez…
Un rire éclatant l’interrompit.
— Twiggy fait des siennes, soupira Nikolaev d’un
air embêté.
L’incrédulité se mêla à la méfiance sur la figure
de Sagane.
— Vous ne connaissez pas Twiggy la poupée qui
parle ? ajouta Nikolaev. Toutes les petites filles en rêvent
la nuit. J’en ai acheté une pour l’anniversaire de ma nièce. Elle
aura quatre ans samedi prochain.
Le rire enfantin retentit de nouveau.
— La poupée est dans la chambre à côté. Je vais
l’arrêter.
D’un geste, Élie lui intima de ne pas bouger. Le
Sig Sauer à portée de main, il gagna la pièce contiguë au salon et
poussa la porte qui s’ouvrit avec un couinement. Son sang se figea
dans ses veines. Des photographies en noir et blanc montrant des
cadavres de femmes tapissaient le sol, les murs et le plafond. Les
victimes n’avaient plus d’yeux ni de bouche, si bien qu’il était
impossible de les identifier. Assise sur des clichés, au centre de
la chambre, Twiggy s’esclaffait en remuant la tête et les bras à
intervalles réguliers, comme un automate. Le commissaire reculait,
glacé jusqu’à la moelle, lorsque Nikolaev se planta derrière lui et
le frappa à la tête avec un gourdin.
En voyant le sang qui s’échappait de son crâne, le
colosse le tira par les pieds pour le sortir de la pièce.
— Manquerait plus que tu me dégueulasses mon
chef-d’œuvre, râla-t-il.
L’inspection du rez-de-chaussée et des étages
n’avait rien donné.
Outre qu’elle était en désordre, la maison était
crasseuse. Le maître de céans ne faisait pas grand cas du ménage ni
de la vaisselle, les vêtements et la literie sentaient la vase. Par
ailleurs, Nikolaev vouait un culte à sa mère : des portraits
de la matrone décoraient les couloirs ; meublée d’un lit à
baldaquin, d’une coiffeuse et d’une bergère dignes d’une reine, sa
chambre était la seule pièce bien entretenue.
Cécile empruntait l’escalier menant à la cave
quand elle entendit un bruit sourd. Elle s’immobilisa, aux écoutes,
mais ne perçut que le crissement de son cuir. Rassurée, elle
descendit les dernières marches. Parvenue en bas de l’escalier,
elle posa le pied sur quelque chose qui craqua et s’émietta comme
du pain rassis. Elle pensa qu’il s’agissait d’un morceau de bois de
chauffage rongé par l’humidité. Le sol craqueta sous ses pas tandis
qu’elle tâtonnait dans le noir pour trouver l’interrupteur.
L’ampoule au plafond jeta une lumière crue sur le sous-sol,
aveuglant Argento qui détourna le regard un instant.
Elle n’avait pas marché sur du bois mort,
constata-t-elle.
Des ossements humains, fêlés et jaunis par le
temps, jonchaient le sol.
Pétrifiée, elle ne pouvait détacher ses yeux des
squelettes enchevêtrés. En apercevant le cadavre de femme étendu
sur un lit de crânes, au fond de la cave, elle étouffa un hurlement
d’épouvante. En état de momification avancée, la morte avait la
peau ridée et parcheminée. Élie avait vu juste. Nikolaev était le
Tueur de mariées. Cécile devait le prévenir au plus vite. Le cœur
cognant contre la poitrine, elle se rua vers l’escalier qu’elle
monta quatre à quatre. Dès
qu’elle fut en haut, quelqu’un lui fit un croc-en-jambe et elle
s’étala dans le couloir. Comme elle rampait vers le séjour, le
géant sortit de sa cachette et se gaussa de sa tentative de
fuite.
— Où vas-tu, fliquesse de mes deux ?
Il l’agrippa par le blouson, la souleva sans
effort et la projeta contre un mur.
Le front de Cécile heurta la cloison et elle
s’évanouit.
Lorsque Sagane émergea, il souffrait de violents
maux de tête.
Tout en tâtant son crâne taché de sang, il dressa
le buste tant bien que mal. Un cercle de bougies éclairait la pièce
dans laquelle il se trouvait, aussi froide qu’une chambre
frigorifique. Une cigarette au bec et le pistolet du commissaire au
poing, Nikolaev se balançait sur un rocking-chair placé devant la
porte. À ses pieds, Moog haletait, la langue pendante. Élie ne
tarda pas à comprendre pourquoi le psychopathe le dévisageait d’un
air à la fois moqueur et compatissant.
Il était dans le plus simple appareil.
Il entendit un frottement derrière lui, se tourna
et vit Argento qui s’était blottie dans un coin. Les jambes
repliées et les bras enroulés autour de ses genoux, elle cachait sa
nudité. L’effroi étincelait dans ses yeux. Sagane voulut se porter
à sa rencontre mais le grognement du dogue l’en dissuada.
— Moog a rien becqueté depuis hier soir, l’avertit
Nikolaev. À votre place, je me tiendrais à carreau.
— À la vôtre, je déguerpirais, rétorqua Élie.
Notre chef sait que nous sommes ici.
Nikolaev cessa de se balancer et, sans crier gare,
braqua le 9 mm sur lui. Les policiers tressaillirent
quand il imita le bruit de la détonation. Amusé par leur réaction,
il rit à gorge déployée. Cette hilarité excita le chien qui se
cabra et jappa en remuant la queue. Cécile se boucha les oreilles,
excédée par la cacophonie des rires et des aboiements.
— Le coin est désert, j’suis prêt à parier que
personne n’a vu vos sales
gueules, laissa tomber Nikolaev, de nouveau calme. Il me suffit de
vous liquider. Si les flicards rappliquent, je leur dirai que vous
n’êtes jamais venus.
Sagane se frotta les bras et les jambes pour les
réchauffer.
— Ils n’avaleront pas ces sornettes. Ils remueront
ciel et terre pour nous retrouver.
Les traits du geôlier se durcirent et une lueur
inquiétante s’alluma dans ses yeux.
— Pendant que vous étiez dans les vapes, la
gonzesse et vous, j’ai réfléchi à un plan, déclara-t-il en tapotant
son front avec son index. Une fois que le froid vous aura endormis,
je vous saignerai comme des gorets. Ensuite, je découperai vos
carcasses et je dispatcherai les morceaux dans les étangs de la
région.
Il soupira de satisfaction.
— La poiscaille bouffera vos macchabs jusqu’à
l’os.
— Vous êtes le suspect numéro un dans une affaire
de meurtre ! fulmina Argento dans un regain de révolte. Nos
collègues ne vous lâcheront pas !
Elle grelottait et respirait avec
difficulté.
— Les keufs sont durs à la détente, ils
s’affoleront pas avant ce soir, contra le colosse. D’ici là,
j’aurai fait disparaître vos corps, les photos et les ossements. Il
ne restera plus aucune preuve.
La stupeur et l’horreur se succédèrent sur la
figure d’Élie.
— Des ossements ?
— La cave est un véritable charnier, l’éclaira
Cécile.
Nikolaev se délecta de la répugnance qu’il lisait
dans le regard de la jeune femme.
— Les visiteurs sont rares, continua-t-il en
soufflant une bouffée de tabac. En général, ils se garent à
l’entrée du sentier, sur la départementale 53. Je suppose que
votre caisse est là-bas.
Il interpréta le silence des prisonniers comme une
confirmation.
— Pourquoi avoir tué Diane et Brigitte ?
interrogea Élie pour gagner du temps.
Nikolaev écrasa la clope sous la semelle de son
godillot et se composa un visage triste.
— Brigitte avait de la classe. Elle aurait pu
épouser un type bien propre sur lui et fonder une famille.
— Un type comme vous, j’imagine.
Le tueur acquiesça d’un air dépité.
— Au lieu de cela, elle a choisi de s’avilir en
vendant son corps au plus offrant.
— Vous n’avez pas supporté qu’elles vous
éconduisent comme si vous étiez un vulgaire soupirant, alors vous
les avez supprimées, poursuivit Sagane, décidé à le déstabiliser.
Vous les avez obligées à enfiler une robe de mariée car vous
vouliez que tout le monde sache qu’elles vous appartenaient.
Nikolaev le considéra avec étonnement, comme s’il
ignorait de quoi il parlait.
— Il est temps de passer aux choses sérieuses,
décréta-t-il après avoir consulté sa montre. Vous avez du goût,
commissaire : votre nénette a des nichons et un cul de
rêve.
— Le commandant Argento est mon équipière, pas ma
petite amie, corrigea Élie.
Cette remarque jeta le psychopathe hors de ses
gonds.
— Vous foutez pas de moi ! explosa-t-il,
rouge de colère. Elle vous plaît, ça se voit comme le nez au milieu
de la figure !
Ses traits se détendirent d’un coup et il sourit
en roulant des yeux hallucinés.
— Je vais vous faire une fleur avant de vous
envoyer dans l’autre monde.
Il passa la langue sur les lèvres d’un air
lubrique et indiqua Cécile du menton.
— Elle est à vous, baisez-la.
Argento ne put retenir un hoquet d’affolement. Ce
malade ne les avait pas déshabillés pour qu’ils meurent de froid mais pour qu’ils copulent
devant lui. Une vague d’indignation submergea Sagane qui se
récria :
— Allez en enfer, espèce de taré !
L’incrédulité se refléta sur le visage de
Nikolaev.
— Vous n’avez pas envie de prendre votre pied
avant de crever ?
— Non !
Ivre de rage, le géant se dressa d’un bond,
attrapa le rocking-chair par l’accoudoir et le balança à travers la
pièce avec un hurlement. Les policiers se baissèrent pour éviter le
fauteuil à bascule qui s’écrasa contre un mur en faisant un boucan
de tous les diables. Nikolaev s’avança vers le commissaire à grands
pas, s’arrêta à moins d’un mètre de lui et le gifla.
— Tu vas te la taper ! vociféra-t-il. Peu
m’importe que tu en aies envie ou pas !
Il agrippa Cécile par le poignet et la traîna sur
le sol, encaissant griffades et morsures. Élie s’apprêtait à
intervenir lorsque Nikolaev pointa le Sig Sauer vers lui en
clappant de la langue. Avec des gestes brutaux, le tueur obligea
Argento à se relever et à se mettre à quatre pattes sur le lit à
une place. Sous la menace du pistolet, la jeune femme cessa de
lutter et s’exécuta.
— Passe directement par la porte de
derrière ! ordonna Nikolaev à Sagane. Je veux la voir
souffrir !
La fureur de son maître déchaîna Moog qui montra
les crocs. Tandis que Cécile restait sans bouger, à la fois
honteuse et terrifiée, Élie inspecta les lieux, à la recherche
d’une issue. Il désespérait d’en trouver une quand son regard
rencontra le tapis d’Orient étendu entre Nikolaev et lui.
En un instant, il sut ce qu’il allait faire.
— Je ne la toucherai pas, s’entêta-t-il, dans
l’espoir d’attirer le colosse.
N’y tenant plus, ce dernier s’élança vers le
commissaire avec l’impétuosité du taureau qui charge le
torero.
— Tu l’auras voulu !
Il bavait et postillonnait tant il était hors de
lui. Dès qu’il eut posé le pied sur le tapis, Sagane saisit les
franges et les tira vers lui
de toutes ses forces. Nikolaev écarquilla les yeux de surprise en
tombant les quatre fers en l’air. Dans sa chute, il lâcha l’arme,
qui glissa sur le plancher avant de buter contre le genou
d’Élie.
— Moog ! cria le tueur. Attaque !
Sagane s’empara du pistolet à l’instant où le
dogue lui sautait dessus. Il se mit sur le dos pour pouvoir le
viser et, les bras tendus et les mains crispées sur la crosse du
passeur de mort, il pressa la détente à deux reprises. Les balles
transpercèrent le ventre du chien qui s’abattit sur le flic en
poussant des plaintes déchirantes. Le sang giclait de ses
blessures. Élie repoussa l’animal agonisant, se redressa d’un
mouvement rageur et fondit sur Nikolaev qui se tordait de douleur,
près de la porte. Il semblait souffrir du dos. Sagane enroula la
chevelure crasseuse du psychopathe autour de son poing, lui rejeta
brutalement la tête en arrière et enfonça le canon du Sig Sauer
dans sa bouche. Il éprouva une joie cruelle lorsque le métal racla
les dents jaunies par le tabac.
— Qu’est-ce que tu dis de ça ?
L’expression de Nikolaev ne trahit pas la moindre
appréhension.
— Tu vas regretter d’avoir buté mon pote,
charogne, reprit Élie en arborant un large sourire.
Ses yeux pleins de haine brasillaient dans son
visage maculé de sang, qui évoquait la peinture de guerre d’un
Indien. Il allait appuyer sur la détente quand quelque chose de dur
et de glacé épousa sa tempe. Lentement, il tourna la tête vers
Cécile qui serrait son pistolet à deux mains.
— Vous avez retrouvé votre pétoire. Où
était-elle ?
Sans le quitter du regard, elle désigna
Nikolaev.
— Il l’avait sur lui.
— Vous manquez à votre promesse, commandant.
— Je ne vous laisserai pas bousiller votre
vie.
Guère intimidé, Sagane reporta son attention sur
le tueur.
— C’est à moi d’en décider. Je ne vous retiens
pas.
Elle campa sur ses positions.
Le regard amusé de Nikolaev alla de l’un à l’autre
des policiers. À l’évidence, leur affrontement le distrayait
au plus haut point.
— Vous pensez que ce déchet mérite d’être
jugé ? interrogea Élie.
Cécile garda le silence.
— Vous seriez prête à me fumer pour le
sauver ?
Elle resta muette.
— Répondez-moi, bordel de merde !
s’emporta-t-il.
Contre toute attente, elle baissa son arme.
— Non, je n’irais pas jusque-là.
Elle le fixa avec un mélange de résignation et de
tendresse puis sortit. Désarçonné, Sagane ôta le canon de la bouche
de Nikolaev. Le géant avala sa salive avant de ricaner :
— Tu te dégonfles, flicouillon ?
— Tu dis trop de conneries, répliqua Élie. Un
petit somme s’impose.
Sur ce, il lui décocha un coup de poing dans la
figure.