13
Pendant le trajet, il neigea de plus belle.
Sagane roulait à faible allure, actionnant l’essuie-glace par intermittence. Le frottement du caoutchouc contre le pare-brise résonnait désagréablement dans l’habitacle. Silencieuse, Argento dessinait sur la vitre embuée.
— Vous boudez ? demanda-t-il sans quitter la route des yeux.
— Non, pourquoi ? repartit-elle distraitement.
— Vous n’avez pas dit un mot depuis que nous sommes partis.
Elle s’interrompit dans son gribouillage et scruta le visage de son chef.
— Je ne vous vois pas tuer un homme de sang-froid.
— Je n’ai encore rien fait.
— Vous le ferez quand vous aurez mis le grappin sur l’assassin de Morin.
— Si on parlait d’autre chose ?
— De l’arme que vous comptez utiliser par exemple ? répondit-elle du tac au tac.
Élie tapa le volant du poing.
— Vous me faites chier, Cécile.
Ils se renfermèrent dans le silence pendant la traversée de la commune de Jouy. En voyant le panneau qui signalait le sentier dit l’Éternité, Sagane se gara sur le bas-côté de la départementale 53. Il mit ses gants et sa capuche puis descendit de voiture, bientôt rejoint par Argento qui s’empressa de coiffer un bonnet de sports d’hiver. Il faisait un froid polaire. Le sol était une vraie patinoire. Des pointes de glace, semblables aux stalactites qui se forment sur la voûte des grottes, s’accrochaient aux branches des arbres.
Les policiers vérifièrent leurs armes et empruntèrent le chemin. Cécile glissa sur une plaque de verglas et se rattrapa à la manche du commissaire. Leurs bouches se frôlèrent lorsqu’il l’aida à se redresser. Immobiles, les yeux dans les yeux, ils résistèrent à l’envie de s’embrasser. Ils se contentèrent de sourire et reprirent leur marche. Ils parcoururent environ cent cinquante mètres avant d’apercevoir la demeure de Nikolaev, par-delà un petit pont qui enjambait un ruisseau gelé. Tandis qu’ils le franchissaient, les craquements sinistres du bois accompagnèrent le bruit de leurs pas.
De toute évidence, la maison n’était pas entretenue. La façade saumon se fissurait, la peinture verte de la porte et des volets s’écaillait, les fenêtres à meneaux étaient sales au point qu’il était impossible de voir à travers, il manquait des tuiles à la toiture, le balcon du premier étage menaçait ruine. Le maître des lieux avait gravé une mise en garde sur une pancarte fichée en terre :

 

VOUS N’ÊTES PAS LE BIENVENU
FAITES DEMI-TOUR

 

— Ça commence bien, soupira Élie.
Les sourcils de Cécile se froncèrent.
— Charlier nous a prévenus, ce type est complètement frappé. Soyez prudent.
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’une forme bondit sur Sagane qui tomba à la renverse. Le commissaire se démena comme un beau diable pour se défaire du dogue allemand, en pure perte. Ses doigts glissèrent sur le poil crasseux. L’écume qui coulait de la gueule du molosse lui noya les yeux. Le chien s’apprêtait à donner un coup de croc quand un battoir l’attrapa par la peau du cou et le balança au loin comme s’il s’agissait d’un paquet de linge sale. De nouveau sur ses pattes, il geignit avant de s’en aller la queue basse.
Son maître se campa devant les importuns et les considéra avec hostilité.
— Moog n’aime pas les nouvelles têtes, grogna-t-il de sa voix rocailleuse. Moi non plus.
Son regard obliqua vers la pancarte.
— C’est pourtant clair.
Vêtu d’une salopette en jean et d’un pull jacquard, il devait mesurer un mètre quatre-vingt-cinq. Il avait un visage anguleux, une bouche tordue et des yeux vairons à la fois interrogateurs et menaçants. Les mèches de ses cheveux longs et gras collaient à son front. Un tic nerveux secouait ses pommettes tour à tour. Argento se dit qu’elle n’aimerait pas le rencontrer au coin d’un bois.
— Qu’est-ce que vous glandez là ? continua-t-il en serrant et desserrant les poings, comme s’il brûlait de se jeter sur eux et de leur abîmer le portrait.
Élie se remit debout avec difficulté, frotta sa parka et son pantalon pour enlever la neige puis sortit sa carte. Guère impressionné, le géant ricana.
— Le dernier condé qui a mis les pieds ici est reparti avec le tarin ratatiné et les ratiches de devant dans la poche de son futal. Cet abruti s’était ramené avec un tas de prunes impayées. J’ai dû employer la manière forte pour lui faire comprendre que je payais pas cet impôt-là.
Cécile leva la main en signe d’apaisement.
— Nous ne cherchons pas la bagarre, monsieur Nikolaev. Nous voulons juste vous poser quelques questions.
Le colosse la jaugea d’un air intrigué.
— À quel sujet ?
— Brigitte Drivaud.
Nikolaev resta imperturbable.
— Jamais entendu parler.
— Ne jouez pas au plus fin avec nous. Nous savons que vous la fréquentiez.
Loin de déstabiliser Nikolaev, cette allusion l’amusa et il finit par confesser :
— Brigitte est très désirable. J’ai répondu à un appel de la nature, voilà tout.
Son sourire était celui d’un pervers sexuel.
— Moyennant finances, précisa Argento avec une répugnance à peine contenue.
L’exaspération déforma les traits de Nikolaev.
— Depuis quand un micheton est-il considéré comme un criminel ? interrogea-t-il d’un ton belliqueux. Si vous n’avez pas décampé dans une minute, je lâche Moog sur vous et votre copain.
Il afficha une expression mi-sadique, mi-railleuse.
— Il adore le poulet cru.
— Je vous laisse choisir, l’interpella Sagane comme il gravissait le perron d’une démarche nonchalante pour rentrer chez lui. Soit vous me dites sur-le-champ ce que je veux savoir, soit je reviens dans trois heures avec une commission rogatoire et une armada de cognes qui se feront un plaisir de mettre votre bicoque sens dessus dessous.
Le géant stoppa net. Le stress des policiers monta d’un cran, et ils portèrent la main à leur pistolet comme un seul homme, prêts à dégainer.
— C’est si grave que ça ? s’enquit Nikolaev en pivotant sur ses talons. Il est arrivé quelque chose à Brigitte ?
Élie désigna la porte d’entrée en chêne massif.
— Nous serons mieux à l’intérieur pour discuter.
L’autre haussa les épaules d’un air indifférent.
— Je vous préviens, j’suis pas une fée du logis.
La maison sentait le renfermé. À chaque pas, les flics soulevaient une poussière grisâtre qui leur irritait la gorge. Nikolaev se déplaça vers la gauche pour les laisser entrer dans le salon mal éclairé et encombré de meubles d’époque. À leur passage, un courant d’air délogea les moutons nichés sous les fauteuils et les commodes. Sagane se planta devant la bibliothèque pleine de livres reliés en maroquin rouge et brun. Un escalier à huit marches permettait d’accéder aux tablettes les plus hautes.
— Ma mère passait ses soirées à lire, commenta Nikolaev en s’installant sur un canapé en placage d’acajou qui devait coûter une fortune. Elle était professeur de français à l’université. Elle ne vivait que pour la syntaxe. Elle avait une profonde aversion pour les gens qui font des fautes d’orthographe et de grammaire.
Il eut un sourire forcé.
— Elle pensait que l’ignorance contribuait à la dégénérescence de la race humaine. Elle était un peu… excessive.
Cécile avait perçu le mélange de respect et de rancœur dans sa voix. Elle se tourna vers une photo encadrée montrant une vieille femme au visage sillonné de rides et au regard noir.
— C’est elle ?
Nikolaev se racla la gorge, mal à l’aise.
— Elle a été prise un an avant sa mort.
— Votre mère est très présente, remarqua Élie qui passait en revue les cadres accrochés aux murs. Je m’étonne qu’il n’y ait pas un seul cliché de votre père. Je m’attendais à voir son portrait dans toute la maison.
— Pourquoi ? s’énerva Nikolaev. Parce qu’il a composé une chanson de merde il y a trente ans ?
— Une chanson d’amour qui a fait le tour du monde, rectifia Sagane, ravi d’avoir touché le point sensible.
— Et qui vous permet de vivre de vos rentes, renchérit Argento.
— Ce pognon, je le mérite ! cracha Nikolaev. Mon paternel était le pire des salopards. Il trompait ma mère sans vergogne et gâtait les enfants de ses maîtresses.
À bout de nerfs, il les fusilla du regard.
— Vous me fatiguez. Finissons-en.
Élie s’assit sur une berceuse, face à lui.
— Vous étiez tellement satisfait des services de Brigitte que vous ne pouviez plus vous passer d’elle.
La surprise agrandit les yeux de Nikolaev.
— Qu’est-ce que vous me chantez ?
Sagane se pencha en avant, appuyant ses coudes sur ses genoux.
— Vous la suiviez, assena-t-il. Un témoin a relevé le numéro de votre R5.
Nikolaev sourit pour dissimuler son trouble.
— Vous n’êtes pas aussi stupide que vous en avez l’air. Où voulez-vous en venir ?
— Brigitte a été assassinée la nuit dernière.
Nikolaev ne cilla pas mais sa pommette trembla.
— Je l’ignorais.
— Sa mort a fait la une des journaux.
— Je lis pas la presse.
— Ils en ont parlé à la télé et à la radio.
— Ces cochonneries n’ont pas droit de cité chez moi.
— Laissez-moi vous raconter comment le meurtrier s’y est pris. Il l’a décapitée puis il a abandonné son cadavre dans une rue de Paris, à la vue de tous.
— Vous gênez pas, entrez dans les détails. J’ai le cœur bien accroché.
— À propos, nous n’avons pas vu la Renault. Où est-elle ?
— Au Garage Bauvinon, à Jouy-en-Josas. Problème de carburateur.
Élie nota ces informations sur son carnet et poursuivit :
— Vous avez la réputation d’être un violent.
Le colosse serra les dents et remua dans le canapé. L’espace d’un instant, le commissaire eut l’impression qu’il allait lui sauter dessus.
— Je vous vois venir avec vos gros sabots, se défendit Nikolaev avec un calme glaçant. Il y a un monde entre rosser un keuf et buter une nana. Je filais Brigitte, je le reconnais. Je m’étais entiché d’elle. Mais j’ai pas fait ça.
— En ce cas, aidez-nous à vous rayer de la liste des suspects, intervint Cécile.
— De quelle façon ?
— Accompagnez-nous au commissariat. Si vous êtes blanc comme neige, vous serez de retour chez vous dans moins de quarante-huit heures.
Nikolaev eut un petit rire nerveux et tendit les poignets.
— Les séries américaines me consternent mais j’ai toujours adoré le moment où super-flic met les bracelets au méchant de service.
Sa morgue agaça Sagane qui se retint de le menotter sans ménagement.
— On s’en passera si vous vous montrez coopératif. Vous permettez qu’on jette un coup d’œil avant de partir ?
— Allez-y, si vous avez du temps à perdre, répliqua Nikolaev d’un ton détaché.
Élie pivota vers Argento.
— Faites le tour du propriétaire. On vous attend ici.
Nikolaev se rencogna dans le canapé et étendit les jambes.
— La confiance règne, souffla-t-il avec ironie.
Dès que sa collègue eut quitté le séjour, Sagane se dirigea vers la bibliothèque.
— Vous aimez les livres, énonça Nikolaev alors qu’il feuilletait Voyage au bout de la nuit. Je le vois à vos yeux qui brillent et à la façon dont vous tournez les pages, comme si vous aviez peur de les abîmer.
— Mes parents m’ont transmis leur amour de la littérature.
— Vous vous entendiez bien avec eux ?
Regrettant sa confidence, Élie referma le bouquin et le remit à sa place.
— N’inversez pas les rôles.
— Loin de moi cette idée.
— Vous êtes soupçonné de meurtre. Tâchez de ne pas l’oublier.
— L’homme est la somme de toutes les erreurs de ses parents, enchaîna Nikolaev avec désinvolture. Dites-moi tout, commissaire. Qu’ont-ils fait pour que vous préfériez la compagnie des assassins et des morts à celle d’une famille ?
Sagane fut désarconné par cette analyse.
— Comment savez-vous que je ne suis pas marié ?
Nikolaev prit un air supérieur.
— Je ne suis pas extralucide mais observateur : vous ne portez pas d’alliance.
Élie sourit pour se donner une contenance.
— Vous aimez jouer, pas vrai ?
— Seulement quand je suis sûr de gagner.
Sagane se pencha vers lui, de manière à plonger ses yeux dans les siens.
— Morin Briard, lâcha-t-il de but en blanc.
— Qui est-ce ? rétorqua Nikolaev en soutenant son regard.
— Je comptais sur vous pour me l’apprendre.
Le géant lut le mensonge sur son visage.
— Vous me tendez un piège ou je ne m’y connais pas.
— Le plaisir du jeu ne vaut que s’il est partagé, riposta Élie. Qu’en pensez…
Un rire éclatant l’interrompit.
— Twiggy fait des siennes, soupira Nikolaev d’un air embêté.
L’incrédulité se mêla à la méfiance sur la figure de Sagane.
— Vous ne connaissez pas Twiggy la poupée qui parle ? ajouta Nikolaev. Toutes les petites filles en rêvent la nuit. J’en ai acheté une pour l’anniversaire de ma nièce. Elle aura quatre ans samedi prochain.
Le rire enfantin retentit de nouveau.
— La poupée est dans la chambre à côté. Je vais l’arrêter.
D’un geste, Élie lui intima de ne pas bouger. Le Sig Sauer à portée de main, il gagna la pièce contiguë au salon et poussa la porte qui s’ouvrit avec un couinement. Son sang se figea dans ses veines. Des photographies en noir et blanc montrant des cadavres de femmes tapissaient le sol, les murs et le plafond. Les victimes n’avaient plus d’yeux ni de bouche, si bien qu’il était impossible de les identifier. Assise sur des clichés, au centre de la chambre, Twiggy s’esclaffait en remuant la tête et les bras à intervalles réguliers, comme un automate. Le commissaire reculait, glacé jusqu’à la moelle, lorsque Nikolaev se planta derrière lui et le frappa à la tête avec un gourdin.
Les photos dansèrent devant les yeux de Sagane qui s’affaissa comme une masse.
En voyant le sang qui s’échappait de son crâne, le colosse le tira par les pieds pour le sortir de la pièce.
— Manquerait plus que tu me dégueulasses mon chef-d’œuvre, râla-t-il.

 

L’inspection du rez-de-chaussée et des étages n’avait rien donné.
Outre qu’elle était en désordre, la maison était crasseuse. Le maître de céans ne faisait pas grand cas du ménage ni de la vaisselle, les vêtements et la literie sentaient la vase. Par ailleurs, Nikolaev vouait un culte à sa mère : des portraits de la matrone décoraient les couloirs ; meublée d’un lit à baldaquin, d’une coiffeuse et d’une bergère dignes d’une reine, sa chambre était la seule pièce bien entretenue.
Cécile empruntait l’escalier menant à la cave quand elle entendit un bruit sourd. Elle s’immobilisa, aux écoutes, mais ne perçut que le crissement de son cuir. Rassurée, elle descendit les dernières marches. Parvenue en bas de l’escalier, elle posa le pied sur quelque chose qui craqua et s’émietta comme du pain rassis. Elle pensa qu’il s’agissait d’un morceau de bois de chauffage rongé par l’humidité. Le sol craqueta sous ses pas tandis qu’elle tâtonnait dans le noir pour trouver l’interrupteur. L’ampoule au plafond jeta une lumière crue sur le sous-sol, aveuglant Argento qui détourna le regard un instant.
Elle n’avait pas marché sur du bois mort, constata-t-elle.
Des ossements humains, fêlés et jaunis par le temps, jonchaient le sol.
Pétrifiée, elle ne pouvait détacher ses yeux des squelettes enchevêtrés. En apercevant le cadavre de femme étendu sur un lit de crânes, au fond de la cave, elle étouffa un hurlement d’épouvante. En état de momification avancée, la morte avait la peau ridée et parcheminée. Élie avait vu juste. Nikolaev était le Tueur de mariées. Cécile devait le prévenir au plus vite. Le cœur cognant contre la poitrine, elle se rua vers l’escalier qu’elle monta quatre à quatre. Dès qu’elle fut en haut, quelqu’un lui fit un croc-en-jambe et elle s’étala dans le couloir. Comme elle rampait vers le séjour, le géant sortit de sa cachette et se gaussa de sa tentative de fuite.
— Où vas-tu, fliquesse de mes deux ?
Il l’agrippa par le blouson, la souleva sans effort et la projeta contre un mur.
Le front de Cécile heurta la cloison et elle s’évanouit.

 

Lorsque Sagane émergea, il souffrait de violents maux de tête.
Tout en tâtant son crâne taché de sang, il dressa le buste tant bien que mal. Un cercle de bougies éclairait la pièce dans laquelle il se trouvait, aussi froide qu’une chambre frigorifique. Une cigarette au bec et le pistolet du commissaire au poing, Nikolaev se balançait sur un rocking-chair placé devant la porte. À ses pieds, Moog haletait, la langue pendante. Élie ne tarda pas à comprendre pourquoi le psychopathe le dévisageait d’un air à la fois moqueur et compatissant.
Il était dans le plus simple appareil.
Il entendit un frottement derrière lui, se tourna et vit Argento qui s’était blottie dans un coin. Les jambes repliées et les bras enroulés autour de ses genoux, elle cachait sa nudité. L’effroi étincelait dans ses yeux. Sagane voulut se porter à sa rencontre mais le grognement du dogue l’en dissuada.
— Moog a rien becqueté depuis hier soir, l’avertit Nikolaev. À votre place, je me tiendrais à carreau.
— À la vôtre, je déguerpirais, rétorqua Élie. Notre chef sait que nous sommes ici.
Nikolaev cessa de se balancer et, sans crier gare, braqua le 9 mm sur lui. Les policiers tressaillirent quand il imita le bruit de la détonation. Amusé par leur réaction, il rit à gorge déployée. Cette hilarité excita le chien qui se cabra et jappa en remuant la queue. Cécile se boucha les oreilles, excédée par la cacophonie des rires et des aboiements.
— Le coin est désert, j’suis prêt à parier que personne n’a vu vos sales gueules, laissa tomber Nikolaev, de nouveau calme. Il me suffit de vous liquider. Si les flicards rappliquent, je leur dirai que vous n’êtes jamais venus.
Sagane se frotta les bras et les jambes pour les réchauffer.
— Ils n’avaleront pas ces sornettes. Ils remueront ciel et terre pour nous retrouver.
Les traits du geôlier se durcirent et une lueur inquiétante s’alluma dans ses yeux.
— Pendant que vous étiez dans les vapes, la gonzesse et vous, j’ai réfléchi à un plan, déclara-t-il en tapotant son front avec son index. Une fois que le froid vous aura endormis, je vous saignerai comme des gorets. Ensuite, je découperai vos carcasses et je dispatcherai les morceaux dans les étangs de la région.
Il soupira de satisfaction.
— La poiscaille bouffera vos macchabs jusqu’à l’os.
— Vous êtes le suspect numéro un dans une affaire de meurtre ! fulmina Argento dans un regain de révolte. Nos collègues ne vous lâcheront pas !
Elle grelottait et respirait avec difficulté.
— Les keufs sont durs à la détente, ils s’affoleront pas avant ce soir, contra le colosse. D’ici là, j’aurai fait disparaître vos corps, les photos et les ossements. Il ne restera plus aucune preuve.
La stupeur et l’horreur se succédèrent sur la figure d’Élie.
— Des ossements ?
— La cave est un véritable charnier, l’éclaira Cécile.
Nikolaev se délecta de la répugnance qu’il lisait dans le regard de la jeune femme.
— Les visiteurs sont rares, continua-t-il en soufflant une bouffée de tabac. En général, ils se garent à l’entrée du sentier, sur la départementale 53. Je suppose que votre caisse est là-bas.
Il interpréta le silence des prisonniers comme une confirmation.
— Lorsque j’en aurai terminé avec vous, je m’en débarrasserai.
— Pourquoi avoir tué Diane et Brigitte ? interrogea Élie pour gagner du temps.
Nikolaev écrasa la clope sous la semelle de son godillot et se composa un visage triste.
— Brigitte avait de la classe. Elle aurait pu épouser un type bien propre sur lui et fonder une famille.
— Un type comme vous, j’imagine.
Le tueur acquiesça d’un air dépité.
— Au lieu de cela, elle a choisi de s’avilir en vendant son corps au plus offrant.
— Vous n’avez pas supporté qu’elles vous éconduisent comme si vous étiez un vulgaire soupirant, alors vous les avez supprimées, poursuivit Sagane, décidé à le déstabiliser. Vous les avez obligées à enfiler une robe de mariée car vous vouliez que tout le monde sache qu’elles vous appartenaient.
Nikolaev le considéra avec étonnement, comme s’il ignorait de quoi il parlait.
— Il est temps de passer aux choses sérieuses, décréta-t-il après avoir consulté sa montre. Vous avez du goût, commissaire : votre nénette a des nichons et un cul de rêve.
— Le commandant Argento est mon équipière, pas ma petite amie, corrigea Élie.
Cette remarque jeta le psychopathe hors de ses gonds.
— Vous foutez pas de moi ! explosa-t-il, rouge de colère. Elle vous plaît, ça se voit comme le nez au milieu de la figure !
Ses traits se détendirent d’un coup et il sourit en roulant des yeux hallucinés.
— Je vais vous faire une fleur avant de vous envoyer dans l’autre monde.
Il passa la langue sur les lèvres d’un air lubrique et indiqua Cécile du menton.
— Elle est à vous, baisez-la.
Argento ne put retenir un hoquet d’affolement. Ce malade ne les avait pas déshabillés pour qu’ils meurent de froid mais pour qu’ils copulent devant lui. Une vague d’indignation submergea Sagane qui se récria :
— Allez en enfer, espèce de taré !
L’incrédulité se refléta sur le visage de Nikolaev.
— Vous n’avez pas envie de prendre votre pied avant de crever ?
— Non !
Ivre de rage, le géant se dressa d’un bond, attrapa le rocking-chair par l’accoudoir et le balança à travers la pièce avec un hurlement. Les policiers se baissèrent pour éviter le fauteuil à bascule qui s’écrasa contre un mur en faisant un boucan de tous les diables. Nikolaev s’avança vers le commissaire à grands pas, s’arrêta à moins d’un mètre de lui et le gifla.
— Tu vas te la taper ! vociféra-t-il. Peu m’importe que tu en aies envie ou pas !
Il agrippa Cécile par le poignet et la traîna sur le sol, encaissant griffades et morsures. Élie s’apprêtait à intervenir lorsque Nikolaev pointa le Sig Sauer vers lui en clappant de la langue. Avec des gestes brutaux, le tueur obligea Argento à se relever et à se mettre à quatre pattes sur le lit à une place. Sous la menace du pistolet, la jeune femme cessa de lutter et s’exécuta.
— Passe directement par la porte de derrière ! ordonna Nikolaev à Sagane. Je veux la voir souffrir !
La fureur de son maître déchaîna Moog qui montra les crocs. Tandis que Cécile restait sans bouger, à la fois honteuse et terrifiée, Élie inspecta les lieux, à la recherche d’une issue. Il désespérait d’en trouver une quand son regard rencontra le tapis d’Orient étendu entre Nikolaev et lui.
En un instant, il sut ce qu’il allait faire.
— Je ne la toucherai pas, s’entêta-t-il, dans l’espoir d’attirer le colosse.
N’y tenant plus, ce dernier s’élança vers le commissaire avec l’impétuosité du taureau qui charge le torero.
— Tu l’auras voulu !
Il bavait et postillonnait tant il était hors de lui. Dès qu’il eut posé le pied sur le tapis, Sagane saisit les franges et les tira vers lui de toutes ses forces. Nikolaev écarquilla les yeux de surprise en tombant les quatre fers en l’air. Dans sa chute, il lâcha l’arme, qui glissa sur le plancher avant de buter contre le genou d’Élie.
— Moog ! cria le tueur. Attaque !
Sagane s’empara du pistolet à l’instant où le dogue lui sautait dessus. Il se mit sur le dos pour pouvoir le viser et, les bras tendus et les mains crispées sur la crosse du passeur de mort, il pressa la détente à deux reprises. Les balles transpercèrent le ventre du chien qui s’abattit sur le flic en poussant des plaintes déchirantes. Le sang giclait de ses blessures. Élie repoussa l’animal agonisant, se redressa d’un mouvement rageur et fondit sur Nikolaev qui se tordait de douleur, près de la porte. Il semblait souffrir du dos. Sagane enroula la chevelure crasseuse du psychopathe autour de son poing, lui rejeta brutalement la tête en arrière et enfonça le canon du Sig Sauer dans sa bouche. Il éprouva une joie cruelle lorsque le métal racla les dents jaunies par le tabac.
— Qu’est-ce que tu dis de ça ?
L’expression de Nikolaev ne trahit pas la moindre appréhension.
— Tu vas regretter d’avoir buté mon pote, charogne, reprit Élie en arborant un large sourire.
Ses yeux pleins de haine brasillaient dans son visage maculé de sang, qui évoquait la peinture de guerre d’un Indien. Il allait appuyer sur la détente quand quelque chose de dur et de glacé épousa sa tempe. Lentement, il tourna la tête vers Cécile qui serrait son pistolet à deux mains.
— Vous avez retrouvé votre pétoire. Où était-elle ?
Sans le quitter du regard, elle désigna Nikolaev.
— Il l’avait sur lui.
— Vous manquez à votre promesse, commandant.
— Je ne vous laisserai pas bousiller votre vie.
Guère intimidé, Sagane reporta son attention sur le tueur.
— C’est à moi d’en décider. Je ne vous retiens pas.
Elle campa sur ses positions.
— Pas question. Donnez-moi votre flingue.
Le regard amusé de Nikolaev alla de l’un à l’autre des policiers. À l’évidence, leur affrontement le distrayait au plus haut point.
— Vous pensez que ce déchet mérite d’être jugé ? interrogea Élie.
Cécile garda le silence.
— Vous seriez prête à me fumer pour le sauver ?
Elle resta muette.
— Répondez-moi, bordel de merde ! s’emporta-t-il.
Contre toute attente, elle baissa son arme.
— Non, je n’irais pas jusque-là.
Elle le fixa avec un mélange de résignation et de tendresse puis sortit. Désarçonné, Sagane ôta le canon de la bouche de Nikolaev. Le géant avala sa salive avant de ricaner :
— Tu te dégonfles, flicouillon ?
— Tu dis trop de conneries, répliqua Élie. Un petit somme s’impose.
Sur ce, il lui décocha un coup de poing dans la figure.