Cissy Sagane habitait un trois-pièces situé rue
Condorcet, dans le IXe arrondissement.
Élie trouvait l’appartement de sa mère sinistre et
angoissant. Les murs uniformément blancs, sans tableaux ni cadres,
la moquette beigeasse et les doubles rideaux de velours châtaigne
n’invitaient pas à la distraction et encore moins au vagabondage de
l’esprit. Depuis qu’un cancer foudroyant avait emporté son époux,
vingt ans plus tôt, Cissy vivait seule. Misanthrope, elle ne se
déridait qu’en présence de Michael, son fils aîné, et de Taki, la
chatte persane noire qui la suivait comme son ombre. Michael était
son préféré car il était aux petits soins pour elle, contrairement
à Élie.
Le commissaire sonna trois coups brefs à la porte,
qui s’ouvrit sur son frère. Avec son jean délavé, son gros pull en
laine aux manches retroussées et sa casquette à la visière cassée,
Michael ne paraissait pas son âge – quarante ans.
Rondouillard, il avait un regard pétillant d’intelligence et une
figure replète de poupon, cerclée par une barbe aux boucles
anarchiques. Diplômé de l’école nationale vétérinaire de
Maisons-Alfort, il tenait un cabinet à Versailles. Pour Cissy, il
incarnait la réussite. À l’inverse, elle considérait Élie
comme un raté : il était descendu de son piédestal le jour où
il avait abandonné ses études de médecine pour s’engager dans la
police. Elle comparait les
flics à des éboueurs, ou pire, aux employés d’une entreprise de
dératisation. « Vous n’êtes bons qu’à ramasser les ordures et
à chasser les rats », répétait-elle souvent avec une mimique
méprisante.
Michael décocha à Élie un regard furibond et
tapota le cadran de sa montre.
— Tu as perdu la tête ou quoi ? grogna-t-il
entre ses dents. Tu as plus d’une heure de retard ! Maman est
au bord de la crise de nerfs !
Élie ôta sa parka, l’accrocha au portemanteau et
en sortit le cadeau qu’il avait acheté la veille dans un grand
magasin.
— J’étais sur une affaire urgente, se
défendit-il.
— Les morts ont toujours plus compté que les
vivants, pas vrai ? renchérit Michael tandis qu’il s’engageait
dans le couloir menant au séjour.
Le policier revint vers lui.
— Cette vieille chouette ne mérite pas que je
laisse en plan le cadavre d’un pauvre type, gronda-t-il avec un
rictus belliqueux.
Choqué par ses propos, Michael se retint de lui
asséner un coup de poing en pleine figure.
— Tu ferais mieux de partir, cracha-t-il. Elle ne
veut pas te voir.
Élie brandit le paquet-cadeau et avertit avec une
agressivité proportionnelle à celle de son frère :
— Je vais le lui remettre, que ça te plaise ou
pas.
Sur ce, il traversa le couloir en toute hâte et
entra dans le salon. La table était dressée au milieu de la pièce.
Le commissaire avala sa salive en apercevant la bouteille de
champagne, les assiettes de porcelaine et les couverts d’argent que
sa mère sortait pour les grandes occasions. Assise sur un
rocking-chair plus vieux qu’elle, un fume-cigarette au coin des
lèvres, Cissy feuilletait un journal à scandales avec une rage à
peine contenue. Elle portait la robe chemisier que Michael lui
avait offerte pour Noël. Élie s’approcha d’elle, passant en revue
sa silhouette filiforme, ses cheveux blancs coiffés en arrière, son
visage marqué et impénétrable, ses yeux gris qui brillaient d’amertume derrière les verres de
ses lunettes à monture d’écaille. Comme il s’installait sur un
fauteuil, elle écrasa la cigarette dans un cendrier et agita sa
main frêle et tachetée de brun pour chasser la fumée.
Il se fendit d’une moue embarrassée et posa le
paquet sur ses genoux.
— Bon anniversaire.
Après une courte hésitation, Cissy déchira le
papier. En voyant le parfum, elle se renversa dans sa berceuse avec
un rire aigre.
— Tu m’as offert le même l’année dernière,
remarqua-t-elle dès qu’elle se fut calmée.
Élie soupira d’un air las.
— Je ne suis pas venu pour me battre avec toi.
Cette brouille n’a que trop duré. Tu ne crois pas qu’il est temps
de fumer le calumet de la paix ?
Il tendit la main vers sa joue. Elle la repoussa
avec dédain et laissa tomber d’une voix glaciale :
— Mon pauvre garçon ! Depuis que tu es né, tu
n’as cessé de me décevoir. Je t’ai assez vu. Reprends ton foutu
cadeau et va-t’en.
Élie devint rouge d’irritation. Avec des
mouvements fébriles, il s’empara du paquet et se dressa d’un
bond.
— J’aurai tout essayé. La vérité, c’est que tu ne
changeras jamais.
— Si tu m’avais écoutée, tu aurais réussi !
s’écria-t-elle alors qu’il s’éloignait. Tu aurais ton propre
cabinet, des clients à la pelle et un compte en banque bien garni,
comme ton frère ! Au lieu de cela, tu nettoies les égouts pour
un salaire de misère. Tu es pitoyable.
Il s’arrêta net et se tourna vers elle.
— Mais j’ai
réussi ! se cabra-t-il, les traits déformés par la colère. Je
me lève tous les matins en me disant que j’aime mon boulot de flic
et que pour rien au monde je ne voudrais faire autre
chose !
Ils demeurèrent silencieux et immobiles, tels deux
boxeurs se jaugeant avant la reprise du combat.
— Pourquoi me hais-tu ? interrogea Cissy au
bout d’une minute. Parce que
j’ai trompé ton père ? Si je ne m’abuse, c’est lui qui a
commencé.
Excédé, Élie balaya ce commentaire d’un geste et
quitta le séjour à grandes enjambées. Il croisa son frère dans le
vestibule. Adossé à un mur, Michael dégustait un yaourt aux fruits
avec une mine béate.
— À ta place, je ne mettrais plus les pieds
ici, articula-t-il sur le ton de la provocation. Tu n’es pas en
odeur de sainteté auprès de la maîtresse de maison.
Le commissaire lui fit face, le dévisageant d’un
air compatissant.
— Je me demande qui est le plus à plaindre :
le fils qui traque les rats d’égout ou celui qui n’a pas encore
coupé le cordon.
Sans attendre la réaction de Michael, il partit en
claquant la porte.
Sagane roula un long moment pour se calmer.
Il ne s’entendrait jamais avec Cissy. Elle était
acariâtre, calculatrice, égoïste et méchante. Elle adorait se poser
en victime et éprouvait un malin plaisir à rabaisser les gens, à
commencer par son fils. Michael, quant à lui, n’était qu’un
arriviste. Il ignorait tout de l’amour fraternel, considérant Élie
comme son pire ennemi.
— Allez au diable ! fulmina le
commissaire.
Avant de réintégrer le Quai des Orfèvres, il
acheta un sandwich au Fin Gourmet, la brasserie où il avait ses
habitudes, avenue Victoria. Il était sur le point de
défaillir : il n’avait rien avalé depuis sept heures du
matin.
Tout en mordant le jambon-beurre à belles dents,
il s’engouffra dans le bâtiment de la Police judiciaire et emprunta
l’escalier A. Parvenu au troisième étage, il adressa un signe de la
main au gardien de la paix affecté au poste de contrôle. Ce dernier
lui rendit son salut et déverrouilla la porte permettant d’accéder
aux locaux de la Brigade criminelle.
Élie gagna son bureau, suspendit sa parka à la
patère et s’assit avec un soupir. La pièce était chichement décorée. Une calligraphie japonaise
et un tableau représentant le palais Pisani de Venise étaient
accrochés au mur, que l’humidité avait noirci par endroits. Des
romans policiers étaient alignés sur une étagère. Une photographie
encadrée montrant la criminologue Sarah Duparc, la seule femme que
Sagane ait jamais aimée, trônait sur le bureau encombré de
dossiers, de procès-verbaux et de rapports destinés à la section
criminelle du parquet. Des chevaliers de plomb joutant sur un coin
de la table côtoyaient la médaille que le divisionnaire Cornavain,
le patron des Stups, avait décernée à Élie pour sa contribution à
l’arrestation du trafiquant de drogue Jason.
Cependant que le commissaire remettait de l’ordre
dans ses papiers, il aperçut un saucisson, c’est-à-dire un dossier qui n’était plus
d’actualité. Il le déchirait quand Briard fit son entrée dans la
pièce.
— Ça s’est bien passé ? s’enquit le
capitaine.
Quoiqu’il eût préféré ne pas aborder ce sujet, son
supérieur répondit :
— Le déjeuner a été annulé.
— Laisse-moi deviner : tu t’es pointé en
retard, alors elle t’a viré.
Sagane sentit la rancune monter en lui.
— Elle est odieuse, grommela-t-il en passant ses
nerfs sur un trombone.
— Ta mère vieillit. Réconcilie-toi avec elle avant
qu’il ne soit trop tard.
Élie fixa son collègue comme s’il venait de dire
une énormité.
— Cette harpie est en pleine forme. Elle nous
enterrera tous.
Il tapa du plat de la main sur la table et
décréta :
— Nous avons assez parlé d’elle ! Qu’est-ce
qui t’amène ?
— Il y a du nouveau dans l’affaire Régnier.
Briard remit un rapport broché à son chef puis
s’installa sur l’un des fauteuils réservés aux visiteurs. Élie lui
décocha un regard réprobateur lorsqu’il passa sa jambe gauche par-dessus l’accoudoir et la
balança. Il se résigna à s’asseoir normalement et resta silencieux
le temps que le commissaire survole le compte rendu.
— Retour à la case départ, râla Sagane à la
lecture de la conclusion. Les dépositions des amis de Frédéric
Tardif confirment qu’il était au Nautilus au moment où Régnier a
été assassiné. Lionel Beaumont, quant à lui, a utilisé sa carte
American Express à deux reprises cette nuit-là : la première
fois pour régler l’addition de la Suite, à minuit douze ; la
seconde pour payer un magnum de champagne au Schéhérazade, à une
heure trente-cinq du matin.
— Ces glandeurs ne figurent plus sur la liste des
suspects, et après ? tenta de relativiser Briard. Attendons de
lire le rapport de la PTS. Les blouses blanches ont peut-être
déniché un indice susceptible d’identifier le meurtrier.
Comme il se levait, prêt à partir, quelqu’un
frappa à la porte.
— C’est ouvert ! lança Élie.
La visiteuse franchit le seuil, s’écarta pour
laisser passer Briard qui la dévisagea d’une manière indiscrète
avant de refermer derrière lui.
— Vous êtes la nouvelle, je présume, commença
Sagane avec une politesse glacée.
La jeune femme opina du bonnet et s’approcha pour
lui serrer la main.
— Enchanté de faire votre connaissance,
commissaire.
— Vous êtes en retard, commandant Argento, nota
Élie sans se dérider. Nous avions rendez-vous à quinze heures
tapantes.
L’autre esquissa un sourire gêné.
— Lopez, du 301, voulait me voir.
Elle sortit un sachet en plastique de la poche de
son blouson et le tint de manière à ce que les objets qu’il
contenait soient bien en évidence.
— Il m’a remis ma carte et mon arme de
service.
Le personnel du bureau 301 – appelé
familièrement le 301 – comptait trois commandants
fonctionnels chargés de gérer
les ressources humaines et de régler les problèmes matériels. Les
officiers de la Police judiciaire les surnommaient les crayons car ils passaient leur temps à dresser des
listes et des inventaires.
— J’ai eu du mal à me séparer du revolver
Manurhin, reprit-elle avec un soupçon de nostalgie. Le Sig SP est
séduisant.
Elle désigna le pistolet de calibre 9mm qui
voisinait avec le chargeur de treize coups dans la pochette.
— Je dois me rendre au stand de tir demain matin
pour l’essayer.
Elle constata que Sagane portait à la hanche le
dernier-né de la firme Sig Sauer.
— Asseyez-vous, je vous en prie, dit-il.
Tandis qu’elle prenait place sur un siège, il
l’examina de la tête aux pieds, la trouvant plutôt attirante. De
petite taille, elle avait les cheveux auburn coupés court, à la
garçonne, le visage bien dessiné et éclairé par de splendides yeux
ayant l’éclat et le bleu intense du lapis-lazuli. Sa tenue la
faisait passer pour une nostalgique du rock des années
soixante : blouson noir, jean 501 et santiags.
Élie attrapa le dossier qu’il avait mis de côté,
l’ouvrit à la première page et lut à haute voix :
— Cécile Argento, trente-sept ans. Vous êtes
sortie major de l’école de formation de Cannes-Ecluse à l’âge de
vingt et un ans. Après avoir débuté à la Brigade des mineurs de
Lyon, vous avez intégré la Criminelle de Toulouse.
Il s’interrompit dans sa lecture et leva le regard
sur elle.
— Vous étiez là-bas au moment de l’affaire
Alègre.
Argento ne put retenir une moue écœurée.
— Une période difficile, confia-t-elle. Je n’ai
jamais vu une ambiance aussi délétère. La proposition du
divisionnaire Dubreuil de travailler au 36 est tombée à point
nommé.
Sagane n’insista pas et enchaîna :
— La direction régionale de la PJ de Paris a
entériné votre changement
d’affectation cette semaine. Le contrôleur général a visé le
formulaire de mutation avant-hier.
Il glissa les documents dans une poche en
plastique.
— Tout est en règle. Vous entrez en fonction dès
aujourd’hui. Des questions ?
Argento secoua la tête.
— Vous savez, vous êtes connu comme le loup blanc
à Toulouse, poursuivit-elle avec déférence. Faire partie de votre
équipe me flatte et m’honore.
Élie resta de marbre face à ce compliment.
— J’ai pris du retard, prononça-t-il en indiquant
de l’index les rapports empilés sur un coin de la table. Le
capitaine Briard va vous conduire à votre bureau.
— Pas de problème.
Alors qu’elle gagnait la sortie, Sagane quitta son
fauteuil et marcha vers la fenêtre qui donnait sur la Seine.
— Une dernière chose, articula-t-il sans se
retourner.
Argento fit volte-face, un sourire radieux aux
lèvres.
— Oui, commissaire ?
Le regard rivé sur une péniche délabrée qui
naviguait sur le fleuve, Élie continua d’un ton
cassant :
— Pour votre gouverne, il y a deux races qui me
hérissent : les hypocrites et les lèche-bottes.
Argento en resta médusée.
— Je vous demande pardon ?
— Vous m’avez bien compris, rétorqua Sagane.
À l’avenir, si vous tenez à avoir de bonnes relations avec
moi, abstenez-vous de me passer de la pommade. Est-ce
clair ?
— Limpide, répliqua-t-elle avec une intonation
dégoûtée dans la voix.
Ce rappel à l’ordre l’avait crispée. Élie
abandonna son poste d’observation et la rejoignit.
— Maintenant que nous avons mis les points sur les
i, notre collaboration devrait porter
ses fruits, conclut-il avec une expression accommodante.
Comme elle prenait congé, Briard fit irruption
dans la pièce.
Sagane vint se planter devant lui. Quoiqu’il
s’appliquât à la cacher, Argento perçut son émotion.
— Les gars l’ont retrouvée ?
s’enquit-il.
Briard baissa la tête d’un air ennuyé.
— Elle a été enlevée.
— Comment ça, « enlevée » ?
— Le ravisseur a téléphoné aux parents ce matin,
raconta Briard. Il doit les recontacter à dix-sept heures pour
fixer le montant de la rançon. Dubreuil nous dépêche sur place,
toi, moi et le commandant Argentro.
— Argento, corrigea celle-ci en manifestant de la
mauvaise humeur, persuadée qu’il voyait son arrivée d’un mauvais
œil et qu’il avait fait exprès d’écorcher son nom.
Élie coupa court à ce début de chamaillerie.
— Prête pour l’action, commandant ?
Elle acquiesça.
— En ce cas, trêve de bavardages, s’énerva-t-il.
Lino ? Communique les coordonnées des Spitz au central
technique et informatique. Je veux que Charlier localise ce
salopard quand il rappellera.
Il consulta sa montre : seize heures
huit.
— Que le dispositif soit opérationnel dans vingt
minutes. On t’attend dans ma voiture.
Lorsque Briard se fut enfoncé dans le couloir, il
décrocha sa parka de la patère, l’enfila à la hâte et sortit à son
tour, suivi de Cécile Argento.