À vingt heures pile, la silhouette de Cécile
s’encadra dans la porte.
Quand il l’aperçut, Sagane se garda de manifester
sa joie, de peur qu’on ne l’entende. Leur amour naissant faisait
jaser dans les locaux de la Crim’ et il ne tenait pas à en
rajouter.
— J’arrive, murmura-t-il.
Après avoir éteint l’ordinateur et mis en ordre
les procès-verbaux qu’il était en train d’examiner, il se hâta
d’enfiler sa parka et de la rejoindre. Comme ils sortaient du
bâtiment de la PJ, Argento montra la moto appuyée contre un arbre
et agita la clé suspendue à son index.
— Je conduis, si vous n’y voyez pas
d’inconvénient.
— Aucun.
Cécile pilotait la Kawasaki avec une folle
témérité, poussant des pointes de vitesse à tout bout de champ.
Chaque fois qu’elle accélérait, Élie se collait à elle et serrait
davantage sa taille, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Parvenue
à la rue de Vouillé, dans le XVe, elle
coupa le moteur du bolide et désigna l’entrée du Jeune Faon, son
restaurant de prédilection.
— À ce qu’il paraît, on y mange les
meilleures cuisses de grenouille du monde, affirma-t-elle.
Ses acrobaties avaient stressé Sagane. Son
enthousiasme l’incita à la détente.
Il ôta le casque intégral qu’elle lui avait prêté,
sauta à bas de la moto et marcha pour se dégourdir les jambes. Dès
qu’elle eut fixé l’antivol à la roue arrière, il lui offrit le
bras, à la manière d’un chevalier servant.
— Je meurs de faim, pas vous ?
Elle prit son bras et ils entrèrent dans le
restaurant.
Lorsqu’ils quittèrent le Jeune Faon, trois heures
plus tard, la neige recouvrait la rue.
Élie ferma sa parka et déclara avec
jovialité :
— Pour une fois que nous avons un hiver digne de
ce nom.
Il se baissa pour ramasser un peu de poudreuse
qu’il modela entre ses mains gantées.
— Une petite bataille, commandant ?
Grelottante, Argento serra les jambes et releva le
col de son blouson.
— Non merci, sans façon.
Sagane poussa un cri de guerre et lança la boule
au loin. Après qu’elle se fut écrasée contre un parcmètre, il
frotta ses gants pour enlever la neige et revint vers Cécile qui
était au téléphone.
— Ma voisine garde Traceur cette nuit,
annonça-t-elle en raccrochant.
Élie feignit de ne pas comprendre où elle voulait
en venir.
— Vous ne le voyez pas beaucoup. Tout chien qu’il
est, il a besoin d’affection.
— Je me suis attachée à lui, c’est vrai. Mais le
fait est qu’un animal domestique ne remplace pas un homme.
Un ange passa.
— On boit un dernier verre chez moi ?
proposa-t-elle d’une voix aux inflexions charmeuses.
— Où créchez-vous ?
— Rue des Cordelières, dans le XIIIe. En cas de problème, Dubreuil vous joindra sur
votre portable.
La tentation étincela dans les yeux du
commissaire.
Elle jubila en silence, enfourcha la moto et
manœuvra la poignée des gaz.
— La chaussée est glissante, l’avertit son
supérieur qui redoutait qu’elle ne se livre à un autre rodéo. Soyez
prudente.
— Vous croyez qu’on vit éternellement ?
cria-t-elle pour couvrir le grondement du moteur.
Elle démarra au quart de tour, projetant de la
neige en tous sens. Sur la route, elle brûla les feux rouges et
zigzagua entre les véhicules qui la ralentissaient.
— On ne vous a jamais dit que vous étiez
cinglée ? s’égosilla Sagane pendant qu’elle doublait une
voiture à vive allure.
Elle rit à gorge déployée.
— Tous les jours que Dieu fait !
repartit-elle en se rabattant.
Elle dépassa le lycée Rodin puis se gara devant le
numéro 26 de la rue des Cordelières.
— J’habite au cinquième étage, précisa-t-elle
après qu’ils eurent franchi l’entrée de l’immeuble.
Elle le précéda dans l’escalier, s’arrêta devant
son appartement et ouvrit la porte. L’intérieur était tel qu’Élie
l’avait imaginé : propre et douillet. Des photographies des
réserves indiennes du Dakota et des portraits à l’huile des chefs
sioux ornaient les murs du vestibule et du salon.
— J’ignorais que les Indiens vous passionnaient,
s’étonna Sagane.
— Sage Gardella était un ami, articula-t-elle d’un
ton ému.
— Vous le connaissiez ?
Capitaine à la Brigade de recherche et
d’intervention du Quai des Orfèvres, Sage Gardella, dit
« l’Indien », avait été assassiné six ans auparavant. Le
meurtrier n’avait jamais été identifié.
— Il m’a éveillée à la souffrance de son peuple,
expliqua-t-elle. Son père est un homme-médecine lakota. Je l’ai
rencontré durant mon séjour à Rosebud.
Tandis qu’il
contemplait le portrait en pied de Crazy Horse, elle l’agrippa par
le bras, le plaqua contre le mur et l’embrassa avec fougue.
— Vous êtes rapide en besogne, plaisanta-t-il
quand elle décolla ses lèvres des siennes.
— On a suffisamment attendu, vous ne trouvez
pas ? se justifia-t-elle avec une intonation aguicheuse. Je
vous plais, vous me plaisez. À quoi bon
tergiverser ?
— Vous êtes incroyable.
Elle couvrit son cou de baisers voluptueux et lui
susurra à l’oreille :
— Vous n’avez encore rien vu.
Constatant que le sexe du commissaire pointait
sous son jean, elle déboutonna sa braguette d’une main
experte.
— Si on allait dans ma chambre ?
Elle n’attendit pas sa réponse pour l’entraîner
dans la chambre à coucher. Excités, ils se déshabillèrent à la
hâte, jetant leurs vêtements çà et là. Dès qu’ils furent nus, ils
se collèrent l’un contre l’autre. Cécile se dressa sur la pointe
des pieds pour qu’ils puissent s’embrasser à pleine bouche. Élie
caressa tour à tour ses seins en forme de poire, la cambrure de ses
reins, ses fesses rondes, son ventre plat barré d’une cicatrice,
ses côtes qui saillaient sous sa peau laiteuse à chacune de ses
inspirations.
N’y tenant plus, elle le poussa vers le lit,
s’assit à califourchon sur lui et se frotta contre son bas-ventre
jusqu’à ce qu’elle sente son pénis s’enfoncer en elle. Il voulut la
toucher mais elle l’en dissuada d’un clappement de langue. Pensant
qu’il s’agissait d’un jeu érotique, il réitéra son geste. Cette
fois, elle le saisit aux poignets, ramena ses bras au-dessus de sa
tête et les maintint ainsi avec une fermeté qui le déconcerta
autant qu’elle lui déplut. Alors qu’une lueur d’interrogation
s’allumait dans les yeux de son partenaire, elle se pencha en avant
et lui chuchota à l’oreille d’un ton mi-cajoleur,
mi-impératif :
— Laisse-moi faire.
Elle commença à bouger avec lenteur et lascivité,
proférant des mots crus dans le but de le rendre fou de désir. Puis, sans prévenir, elle
accéléra l’allure. L’image de son corps se soulevant et retombant à
une cadence infernale enflamma Sagane qui se retint d’éjaculer. Les
râles de la jeune femme s’amplifièrent à mesure qu’elle se
rapprochait de l’orgasme. Comme la jouissance atteignait son
paroxysme, elle relâcha l’étreinte de ses mains, libérant Élie qui
enfouit son visage dans sa poitrine pour étouffer un grognement de
plaisir.
Essoufflés mais comblés, ils demeurèrent un long
moment enlacés avant que Cécile se dégage des bras d’Élie et
s’étende à côté de lui.
— Tu as déjà été marié ? finit-elle par
demander.
La douceur de sa voix contrastait avec l’autorité
qu’elle avait manifestée durant le rapport. Quoiqu’il eût préféré
ne pas aborder ce sujet, Sagane joua cartes sur table :
— Je me suis mis la corde au cou à l’âge de
vingt-deux ans. Le divorce a été prononcé un an plus tard.
La curiosité de Cécile était trop forte pour
qu’elle en reste là.
— Pourquoi ça n’a pas marché ?
Les souvenirs resurgirent et il soupira d’un air
désenchanté.
— À cette époque, je bossais au SRPJ de
Versailles. Un soir, je suis rentré au bercail plus tôt que prévu
et j’ai surpris Élodie, mon ex, au plumard avec mon chef de
groupe.
Il eut un rire convulsif.
— Comment a-t-elle pu s’enticher d’un type qui
garde ses chaussettes pendant la bagatelle ?
— J’imagine que tu ne remettras pas le couvert de
sitôt.
Élie se renfrogna.
— En effet.
— Elle est toujours avec ce flic ?
— Aux dernières nouvelles, elle s’est toquée d’un
expert-comptable qui a pignon sur rue. Elle le trompera, elle a
l’infidélité dans le sang.
— Tu n’es pas tombé amoureux depuis ?
— J’ai aimé une femme à la folie, mais ce n’était
pas réciproque. Nous avons travaillé ensemble sur l’affaire du
« Samouraï qui pleure ».
— Tu parles de cette spécialiste de
l’Extrême-Orient, devina Argento d’un ton dédaigneux. Comment
s’appelle-t-elle, déjà ?
— Sarah Duparc. Nous sommes restés amis. Elle m’a
envoyé un mail la semaine dernière. Un riche collectionneur
japonais l’a chargée d’authentifier une sculpture de la période de
Nara.
Craignant qu’il ne devienne trop sentimental,
Cécile renonça à pousser plus loin l’interrogatoire.
— À toi. Demande-moi ce que tu veux.
Il hésita avant de lâcher :
— Je sais ce qui est arrivé à David.
Elle avala sa salive, à l’évidence troublée.
— Après sa mort, j’ai fui les prétendants comme la
peste. Je pensais que je ne pourrais plus jamais aimer un autre
homme. Jusqu’ici, aucun ne m’a amenée à reconsidérer la
question.
Elle ébaucha un sourire, signe qu’elle s’apprêtait
à changer de sujet.
— J’avais très envie de toi.
Il pivota vers elle et l’embrassa sur la
bouche.
— Moi aussi.
— Tu as été fantastique.
Il accueillit ce compliment avec
scepticisme.
— Tu es gentille, je n’ai rien fait. Tu te
comportes toujours de cette façon au lit ?
Elle se blottit contre lui et, tout en jouant avec
les touffes de poils qui foisonnaient sur son torse,
s’enquit :
— Tu veux dire comme un homme ?
Il rechigna à approuver.
— Dans ce domaine, je préfère agir plutôt que de
subir, admit-il. Je suis un peu… perdu.
Elle s’assit pour le regarder bien en face.
— Les mecs sont tous les mêmes, déplora-t-elle
d’un ton blasé. Une nana fait
preuve d’initiative et vous doutez de votre virilité.
— Tu as pris beaucoup de plaisir à me dominer,
renchérit Sagane, blessé dans son amour-propre. Ça m’a gêné.
— J’ai joui, tu devrais être content ! se
révolta Argento qui jugeait son attitude macho et rétrograde. Tu es
en train de tout gâcher !
Avec des mouvements énervés, elle bourra le
traversin de coups de poing pour qu’il reprenne forme et s’allongea
sur le flanc.
— Il est tard, je suis vannée,
gronda-t-elle.
Dépassé par les événements, Élie se contenta
d’abonder dans son sens.
— Tu as raison, il est l’heure de décréter le
couvre-feu.
Tandis qu’il se glissait dans les draps, elle
tourna la tête vers lui.
— Qu’est-ce que tu fous ?
— Je me couche.
Elle dressa le buste et le dévisagea d’un air
outré.
— Il est hors de question que nous dormions
ensemble, prévint-elle avec hargne.
Stupéfait, il fronça les sourcils et le nez.
— Tu n’es pas sérieuse ?
— J’ai l’habitude de pioncer seule.
Ce fut au tour du commissaire de s’asseoir et de
la considérer avec indignation.
— Je te signale que nous venons de faire
l’amour.
L’ironie brilla dans les yeux de Cécile.
— Nous avons baisé, nuance ! Tu peux passer
le reste de la nuit sur le clic-clac du salon, non ? Il reste
une couverture dans l’armoire.
La bouche retroussée en un rictus rageur, il
attrapa la couverture sur une étagère de l’armoire vitrée et sortit
en claquant la porte.
Vers trois heures du matin, une sonnerie familière
réveilla Sagane.
Il chercha
la table basse à tâtons, renversa la lampe avant de mettre la main
sur son portable. Il alluma l’appareil d’une pression sur une
touche du clavier, le colla à son oreille et grommela :
— Qui que vous soyez, j’espère pour vous qu’il y a
le feu au lac.
— Nom d’un chien ! râla Dubreuil, qui
semblait très agité. Je viens d’appeler chez vous. Où
êtes-vous ?
Élie frotta ses yeux ensommeillés.
— Chez mon frère, monsieur le divisionnaire.
Il avait menti si naturellement que son chef
n’insista pas.
— Que se passe-t-il au juste ? demanda-t-il
dans la foulée.
— On a retrouvé les complices du Tueur de
mariées.
Sagane sentit monter l’adrénaline.
— À quel endroit ?
— Au bord de la départementale qui coupe la forêt
de Saint-Germain, à une dizaine de mètres du lieudit de la
Croix-Pucelle.
Élie repoussa la couverture, sauta à bas du
convertible et appuya sur l’interrupteur.
— Qu’est-ce qu’ils branlaient là-bas ?
À l’autre bout du fil, Dubreuil s’éclaircit
la voix.
— Ne comptez pas sur eux pour nous l’apprendre.
Ils sont morts.
Cette nouvelle rendit Sagane furieux.
— Bordel de merde ! explosa-t-il.
Il shoota dans la lampe qui se fracassa contre le
mur. Le pied en compote, il se mit en quête de ses vêtements.
— Vous vous êtes calmé ? grogna son
supérieur.
— Oui, monsieur le divisionnaire, se radoucit-il.
Je rapplique.
Il s’habilla, gagna la chambre à coucher au pas de
course et secoua Argento qui dormait profondément. Comme elle
émergeait à grand renfort de bâillements et d’étirements, il lui
balança ses fringues à la figure.
— Grouille-toi un peu ! On a deux cadavres
sur les bras.
— Depuis quand y a-t-il une pénurie d’enquêteurs à
la Crim’ ?
Élie s’assit sur le bord du lit pour mettre ses
chaussures.
— Les associés du Tueur de mariées ne sont plus de
ce monde, ma belle, répliqua-t-il d’un ton cassant. Tu viens ou j’y
vais seul ?
Elle se leva d’un bond et, tout en enfilant son
jean, s’inquiéta :
— Nous sommes obligés d’y aller en moto. Les
autres vont comprendre que nous étions ensemble.
Il la saisit aux épaules et plaqua ses lèvres sur
les siennes.
— Le premier qui nous fait une réflexion, je le
démolis, assura-t-il en s’enfonçant dans le couloir qui menait à la
porte d’entrée.
Elle ajusta son pull à col roulé et le
talonna.
— Je te crois sur parole.
Cécile fonça durant le trajet, slalomant entre les
voitures qui roulaient à faible allure.
Elle quitta la nationale 184, emprunta la
départementale 190 en trombe, en direction de Poissy. Bientôt,
ils aperçurent les gyrophares qui tournoyaient dans la nuit et les
policiers qui allaient et venaient sur le bas-côté. Alors que la
jeune femme se rangeait, un flic orienta le faisceau de sa torche
électrique vers deux silhouettes qui surplombaient l’accotement.
Horrifiés, Argento et Sagane descendirent de la Kawasaki, puis
s’approchèrent des corps pendus à un arbre. Le junkie de l’avenue
des Champs-Élysées et le gars soupçonné d’avoir volé la R19 de
Richard Neville, reconnaissable à la balafre sur sa joue, se
balançaient au gré du vent glacial. Le frottement des cordes contre
les branches auxquelles ils étaient attachés produisait un
couinement lugubre.
Un homme en uniforme vint accueillir les nouveaux
arrivants.
— Moi aussi, ça m’a fait un choc, dit-il en
croisant ses doigts gantés.
Je suis le capitaine Gabin, du commissariat de
Saint-Germain-en-Laye. Je présume que vous êtes le commissaire
Sagane.
Absorbé dans la contemplation de la scène, Élie ne
l’écoutait pas. Il contourna les cadavres, remarqua qu’ils avaient
les mains liées dans le dos avec du fil de cuivre. Le sang séché
sur leurs poignets et les torsades du fil indiquaient que
l’assassin avait déployé toute sa force.
— Qui les a découverts ? interrogea-t-il
lorsqu’il eut terminé son inspection.
Gabin montra la Nissan située à environ dix mètres
d’eux.
— Le propriétaire roulait à plus de cent
kilomètres à l’heure quand ses phares ont éclairé les macchabées.
Épouvanté, il a perdu le contrôle du véhicule qui est rentré dans
un platane.
Sagane marcha vers la voiture en accordéon.
— Comment va le chauffeur ? s’enquit-il en
levant les yeux sur le capitaine.
— Il peut bénir le type qui a inventé
l’airbag : il s’en est tiré sans une égratignure. L’ambulance
l’a emmené à l’hôpital où il doit subir des examens de
routine.
— C’est lui qui a prévenu les poulets ?
intervint Cécile.
L’autre répondit par l’affirmative.
— Après qu’il a appelé le 17 de son mobile,
le commissariat a envoyé mon unité sur place. J’ai identifié les
victimes grâce aux portraits-robots que la Criminelle a faxés à
tous les services de police.
Tandis que le trio revenait sur ses pas, Gabin
désigna les corps qui effectuaient un mouvement pendulaire et
déclara avec un sourire :
— Ils ont déjà un surnom.
— Lequel ? demanda Élie distraitement.
— Les pendus de la Croix-Pucelle, repartit
l’officier avec une légèreté incongrue.
Sagane stoppa au pied de l’arbre et lui adressa un
regard désapprobateur. Le visage sombre, le capitaine s’éloigna
pour fumer une cigarette. Élie reporta son attention sur les gardiens de la paix qui
discutaient derrière le cordon de sécurité.
— Qu’attendent ces abrutis pour détacher les
cadavres ? s’énerva-t-il.
— Je leur ai défendu d’y toucher, lança une voix
aussi puissante que désagréable.
Argento et Sagane pivotèrent d’un quart de tour
pour faire face à Jacob Barnavi. Le chef de la PTS se porta à leur
rencontre, flanqué de cinq techniciens qui investirent les lieux en
un clin d’œil.
— Vous permettez que nous procédions à la collecte
des indices ? poursuivit Barnavi d’un ton exagérément
poli.
Cécile le toisa et recula de quelques pas.
— La place est à vous, mon brave.
Des rires fusèrent. Barnavi fusilla l’assistance
du regard et le calme revint.
— Au boulot, bande de feignants !
ordonna-t-il aux blouses blanches. Et que ça saute !
Tout en plaquant sa casquette sur son crâne pour
l’empêcher de s’envoler, il observa son monde avec un mélange de
fierté et d’impatience. Un technicien monta sur un escabeau et
trancha les cordes à l’aide d’un couteau. Ses équipiers déposaient
les corps sur des civières lorsque le légiste et le spécialiste de
l’Identité judiciaire passèrent sous le cordon.
— Salut la compagnie ! s’exclama Raoul Bietri
avec moult gesticulations.
— Enfin, vous voilà ! tonna Barnavi d’un ton
rogue. Pouvez-vous effectuer l’examen préliminaire sans
tarder ? Nous avons du pain sur la planche.
Les deux hommes se détestaient cordialement.
Barnavi ne se faisait pas à la familiarité excessive de
Bietri ; ce dernier lui reprochait sa rigidité et ses sautes
d’humeur. Le toubib bouscula sa bête noire, mine de rien,
s’agenouilla dans la poudreuse et ouvrit sa mallette. Cependant
qu’il déballait son matériel, Bruno Coste, le spécialiste de l’IJ,
arma son appareil photo et mitrailla les victimes.
— Dans les
deux cas, il n’y a pas d’opacité de la cornée, expliqua Bietri qui
ressemblait au père Noël avec sa barbe et ses cheveux incrustés de
neige. Ils sont décédés il y a environ trois heures.
Élie se livra à un rapide calcul mental.
— À une heure trente du matin.
Il agrippa par l’épaule un agent maigrichon qui
traversait la zone sécurisée.
— À quel moment le conducteur de la Nissan
a-t-il appelé police secours ?
— À deux heures moins vingt, monsieur,
l’éclaira le gringalet.
— Dix minutes après la double pendaison, conclut
Argento d’un air pensif.
— Il a peut-être vu le meurtrier, s’emballa son
supérieur.
La demi-portion fit un signe de tête
négatif.
— Il n’a vu personne.
— Lui avez-vous posé la question ? s’agaça
Cécile.
Sa défiance froissa le gardien de la paix.
— À plusieurs reprises, madame, assena-t-il
d’un ton catégorique pour couper court à cet interrogatoire. Il a
été formel sur ce point.
Il tourna les talons, frôlant Barnavi qui guettait
le départ de l’antenne médico-légale, la mine renfrognée et les
bras croisés.
— Je ne peux rien vous dire de plus, continua
Bietri. Il faut attendre les résultats de l’autopsie.
D’un geste, Sagane signifia à sa collègue son
intention de partir.
— Faxez-moi votre rapport en fin de matinée,
dit-il au légiste. Messieurs, au plaisir de vous revoir.
Son cellulaire sonna. Comme il répondait, Argento
regagna la Kawasaki dont elle épousseta la selle avec la manche de
son blouson. Elle rêvassait quand le commissaire accourut, le front
barré d’un pli soucieux.
— C’était Dubreuil, annonça-t-il après avoir
repris son souffle. On peut faire une croix sur le câlin du
matin.
L’appréhension se peignit sur le visage de
Cécile.
Élie coiffa le casque intégral à la hâte et
s’assit sur le tan-sad.
— On vient de trouver la tête d’une femme dans une
poubelle, rue de la Faisanderie.
— Et alors ?
Il marqua une pause avant de répondre :
— Elle est enveloppée dans une robe de
mariée.
Argento chevaucha la moto et fit vrombir le
moteur.
— L’enfant de salaud ne chôme pas, grogna-t-elle
en démarrant.