17
À vingt heures pile, la silhouette de Cécile s’encadra dans la porte.
Quand il l’aperçut, Sagane se garda de manifester sa joie, de peur qu’on ne l’entende. Leur amour naissant faisait jaser dans les locaux de la Crim’ et il ne tenait pas à en rajouter.
— J’arrive, murmura-t-il.
Après avoir éteint l’ordinateur et mis en ordre les procès-verbaux qu’il était en train d’examiner, il se hâta d’enfiler sa parka et de la rejoindre. Comme ils sortaient du bâtiment de la PJ, Argento montra la moto appuyée contre un arbre et agita la clé suspendue à son index.
— Je conduis, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Aucun.
Cécile pilotait la Kawasaki avec une folle témérité, poussant des pointes de vitesse à tout bout de champ. Chaque fois qu’elle accélérait, Élie se collait à elle et serrait davantage sa taille, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Parvenue à la rue de Vouillé, dans le XVe, elle coupa le moteur du bolide et désigna l’entrée du Jeune Faon, son restaurant de prédilection.
— À ce qu’il paraît, on y mange les meilleures cuisses de grenouille du monde, affirma-t-elle.
Ses acrobaties avaient stressé Sagane. Son enthousiasme l’incita à la détente.
— J’en ai les papilles qui frétillent, souffla-t-il, tout sourires.
Il ôta le casque intégral qu’elle lui avait prêté, sauta à bas de la moto et marcha pour se dégourdir les jambes. Dès qu’elle eut fixé l’antivol à la roue arrière, il lui offrit le bras, à la manière d’un chevalier servant.
— Je meurs de faim, pas vous ?
Elle prit son bras et ils entrèrent dans le restaurant.

 

Lorsqu’ils quittèrent le Jeune Faon, trois heures plus tard, la neige recouvrait la rue.
Élie ferma sa parka et déclara avec jovialité :
— Pour une fois que nous avons un hiver digne de ce nom.
Il se baissa pour ramasser un peu de poudreuse qu’il modela entre ses mains gantées.
— Une petite bataille, commandant ?
Grelottante, Argento serra les jambes et releva le col de son blouson.
— Non merci, sans façon.
Sagane poussa un cri de guerre et lança la boule au loin. Après qu’elle se fut écrasée contre un parcmètre, il frotta ses gants pour enlever la neige et revint vers Cécile qui était au téléphone.
— Ma voisine garde Traceur cette nuit, annonça-t-elle en raccrochant.
Élie feignit de ne pas comprendre où elle voulait en venir.
— Vous ne le voyez pas beaucoup. Tout chien qu’il est, il a besoin d’affection.
— Je me suis attachée à lui, c’est vrai. Mais le fait est qu’un animal domestique ne remplace pas un homme.
Un ange passa.
— On boit un dernier verre chez moi ? proposa-t-elle d’une voix aux inflexions charmeuses.
— Où créchez-vous ?
— Rue des Cordelières, dans le XIIIe. En cas de problème, Dubreuil vous joindra sur votre portable.
La tentation étincela dans les yeux du commissaire.
— Allons-y.
Elle jubila en silence, enfourcha la moto et manœuvra la poignée des gaz.
— La chaussée est glissante, l’avertit son supérieur qui redoutait qu’elle ne se livre à un autre rodéo. Soyez prudente.
— Vous croyez qu’on vit éternellement ? cria-t-elle pour couvrir le grondement du moteur.
Elle démarra au quart de tour, projetant de la neige en tous sens. Sur la route, elle brûla les feux rouges et zigzagua entre les véhicules qui la ralentissaient.
— On ne vous a jamais dit que vous étiez cinglée ? s’égosilla Sagane pendant qu’elle doublait une voiture à vive allure.
Elle rit à gorge déployée.
— Tous les jours que Dieu fait ! repartit-elle en se rabattant.
Elle dépassa le lycée Rodin puis se gara devant le numéro 26 de la rue des Cordelières.
— J’habite au cinquième étage, précisa-t-elle après qu’ils eurent franchi l’entrée de l’immeuble.
Elle le précéda dans l’escalier, s’arrêta devant son appartement et ouvrit la porte. L’intérieur était tel qu’Élie l’avait imaginé : propre et douillet. Des photographies des réserves indiennes du Dakota et des portraits à l’huile des chefs sioux ornaient les murs du vestibule et du salon.
— J’ignorais que les Indiens vous passionnaient, s’étonna Sagane.
— Sage Gardella était un ami, articula-t-elle d’un ton ému.
— Vous le connaissiez ?
Capitaine à la Brigade de recherche et d’intervention du Quai des Orfèvres, Sage Gardella, dit « l’Indien », avait été assassiné six ans auparavant. Le meurtrier n’avait jamais été identifié.
— Il m’a éveillée à la souffrance de son peuple, expliqua-t-elle. Son père est un homme-médecine lakota. Je l’ai rencontré durant mon séjour à Rosebud.
Tandis qu’il contemplait le portrait en pied de Crazy Horse, elle l’agrippa par le bras, le plaqua contre le mur et l’embrassa avec fougue.
— Vous êtes rapide en besogne, plaisanta-t-il quand elle décolla ses lèvres des siennes.
— On a suffisamment attendu, vous ne trouvez pas ? se justifia-t-elle avec une intonation aguicheuse. Je vous plais, vous me plaisez. À quoi bon tergiverser ?
— Vous êtes incroyable.
Elle couvrit son cou de baisers voluptueux et lui susurra à l’oreille :
— Vous n’avez encore rien vu.
Constatant que le sexe du commissaire pointait sous son jean, elle déboutonna sa braguette d’une main experte.
— Si on allait dans ma chambre ?
Elle n’attendit pas sa réponse pour l’entraîner dans la chambre à coucher. Excités, ils se déshabillèrent à la hâte, jetant leurs vêtements çà et là. Dès qu’ils furent nus, ils se collèrent l’un contre l’autre. Cécile se dressa sur la pointe des pieds pour qu’ils puissent s’embrasser à pleine bouche. Élie caressa tour à tour ses seins en forme de poire, la cambrure de ses reins, ses fesses rondes, son ventre plat barré d’une cicatrice, ses côtes qui saillaient sous sa peau laiteuse à chacune de ses inspirations.
N’y tenant plus, elle le poussa vers le lit, s’assit à califourchon sur lui et se frotta contre son bas-ventre jusqu’à ce qu’elle sente son pénis s’enfoncer en elle. Il voulut la toucher mais elle l’en dissuada d’un clappement de langue. Pensant qu’il s’agissait d’un jeu érotique, il réitéra son geste. Cette fois, elle le saisit aux poignets, ramena ses bras au-dessus de sa tête et les maintint ainsi avec une fermeté qui le déconcerta autant qu’elle lui déplut. Alors qu’une lueur d’interrogation s’allumait dans les yeux de son partenaire, elle se pencha en avant et lui chuchota à l’oreille d’un ton mi-cajoleur, mi-impératif :
— Laisse-moi faire.
Elle commença à bouger avec lenteur et lascivité, proférant des mots crus dans le but de le rendre fou de désir. Puis, sans prévenir, elle accéléra l’allure. L’image de son corps se soulevant et retombant à une cadence infernale enflamma Sagane qui se retint d’éjaculer. Les râles de la jeune femme s’amplifièrent à mesure qu’elle se rapprochait de l’orgasme. Comme la jouissance atteignait son paroxysme, elle relâcha l’étreinte de ses mains, libérant Élie qui enfouit son visage dans sa poitrine pour étouffer un grognement de plaisir.
Essoufflés mais comblés, ils demeurèrent un long moment enlacés avant que Cécile se dégage des bras d’Élie et s’étende à côté de lui.
— Tu as déjà été marié ? finit-elle par demander.
La douceur de sa voix contrastait avec l’autorité qu’elle avait manifestée durant le rapport. Quoiqu’il eût préféré ne pas aborder ce sujet, Sagane joua cartes sur table :
— Je me suis mis la corde au cou à l’âge de vingt-deux ans. Le divorce a été prononcé un an plus tard.
La curiosité de Cécile était trop forte pour qu’elle en reste là.
— Pourquoi ça n’a pas marché ?
Les souvenirs resurgirent et il soupira d’un air désenchanté.
— À cette époque, je bossais au SRPJ de Versailles. Un soir, je suis rentré au bercail plus tôt que prévu et j’ai surpris Élodie, mon ex, au plumard avec mon chef de groupe.
Il eut un rire convulsif.
— Comment a-t-elle pu s’enticher d’un type qui garde ses chaussettes pendant la bagatelle ?
— J’imagine que tu ne remettras pas le couvert de sitôt.
Élie se renfrogna.
— En effet.
— Elle est toujours avec ce flic ?
— Aux dernières nouvelles, elle s’est toquée d’un expert-comptable qui a pignon sur rue. Elle le trompera, elle a l’infidélité dans le sang.
— Tu n’es pas tombé amoureux depuis ?
Il fixa le plafond d’un regard empreint de nostalgie.
— J’ai aimé une femme à la folie, mais ce n’était pas réciproque. Nous avons travaillé ensemble sur l’affaire du « Samouraï qui pleure ».
— Tu parles de cette spécialiste de l’Extrême-Orient, devina Argento d’un ton dédaigneux. Comment s’appelle-t-elle, déjà ?
— Sarah Duparc. Nous sommes restés amis. Elle m’a envoyé un mail la semaine dernière. Un riche collectionneur japonais l’a chargée d’authentifier une sculpture de la période de Nara.
Craignant qu’il ne devienne trop sentimental, Cécile renonça à pousser plus loin l’interrogatoire.
— À toi. Demande-moi ce que tu veux.
Il hésita avant de lâcher :
— Je sais ce qui est arrivé à David.
Elle avala sa salive, à l’évidence troublée.
— Après sa mort, j’ai fui les prétendants comme la peste. Je pensais que je ne pourrais plus jamais aimer un autre homme. Jusqu’ici, aucun ne m’a amenée à reconsidérer la question.
Elle ébaucha un sourire, signe qu’elle s’apprêtait à changer de sujet.
— J’avais très envie de toi.
Il pivota vers elle et l’embrassa sur la bouche.
— Moi aussi.
— Tu as été fantastique.
Il accueillit ce compliment avec scepticisme.
— Tu es gentille, je n’ai rien fait. Tu te comportes toujours de cette façon au lit ?
Elle se blottit contre lui et, tout en jouant avec les touffes de poils qui foisonnaient sur son torse, s’enquit :
— Tu veux dire comme un homme ?
Il rechigna à approuver.
— Dans ce domaine, je préfère agir plutôt que de subir, admit-il. Je suis un peu… perdu.
Elle s’assit pour le regarder bien en face.
— Les mecs sont tous les mêmes, déplora-t-elle d’un ton blasé. Une nana fait preuve d’initiative et vous doutez de votre virilité.
— Tu as pris beaucoup de plaisir à me dominer, renchérit Sagane, blessé dans son amour-propre. Ça m’a gêné.
— J’ai joui, tu devrais être content ! se révolta Argento qui jugeait son attitude macho et rétrograde. Tu es en train de tout gâcher !
Avec des mouvements énervés, elle bourra le traversin de coups de poing pour qu’il reprenne forme et s’allongea sur le flanc.
— Il est tard, je suis vannée, gronda-t-elle.
Dépassé par les événements, Élie se contenta d’abonder dans son sens.
— Tu as raison, il est l’heure de décréter le couvre-feu.
Tandis qu’il se glissait dans les draps, elle tourna la tête vers lui.
— Qu’est-ce que tu fous ?
— Je me couche.
Elle dressa le buste et le dévisagea d’un air outré.
— Il est hors de question que nous dormions ensemble, prévint-elle avec hargne.
Stupéfait, il fronça les sourcils et le nez.
— Tu n’es pas sérieuse ?
— J’ai l’habitude de pioncer seule.
Ce fut au tour du commissaire de s’asseoir et de la considérer avec indignation.
— Je te signale que nous venons de faire l’amour.
L’ironie brilla dans les yeux de Cécile.
— Nous avons baisé, nuance ! Tu peux passer le reste de la nuit sur le clic-clac du salon, non ? Il reste une couverture dans l’armoire.
La bouche retroussée en un rictus rageur, il attrapa la couverture sur une étagère de l’armoire vitrée et sortit en claquant la porte.

 

Vers trois heures du matin, une sonnerie familière réveilla Sagane.
Il chercha la table basse à tâtons, renversa la lampe avant de mettre la main sur son portable. Il alluma l’appareil d’une pression sur une touche du clavier, le colla à son oreille et grommela :
— Qui que vous soyez, j’espère pour vous qu’il y a le feu au lac.
— Nom d’un chien ! râla Dubreuil, qui semblait très agité. Je viens d’appeler chez vous. Où êtes-vous ?
Élie frotta ses yeux ensommeillés.
— Chez mon frère, monsieur le divisionnaire.
Il avait menti si naturellement que son chef n’insista pas.
— Que se passe-t-il au juste ? demanda-t-il dans la foulée.
— On a retrouvé les complices du Tueur de mariées.
Sagane sentit monter l’adrénaline.
— À quel endroit ?
— Au bord de la départementale qui coupe la forêt de Saint-Germain, à une dizaine de mètres du lieudit de la Croix-Pucelle.
Élie repoussa la couverture, sauta à bas du convertible et appuya sur l’interrupteur.
— Qu’est-ce qu’ils branlaient là-bas ?
À l’autre bout du fil, Dubreuil s’éclaircit la voix.
— Ne comptez pas sur eux pour nous l’apprendre. Ils sont morts.
Cette nouvelle rendit Sagane furieux.
— Bordel de merde ! explosa-t-il.
Il shoota dans la lampe qui se fracassa contre le mur. Le pied en compote, il se mit en quête de ses vêtements.
— Vous vous êtes calmé ? grogna son supérieur.
— Oui, monsieur le divisionnaire, se radoucit-il. Je rapplique.
Il s’habilla, gagna la chambre à coucher au pas de course et secoua Argento qui dormait profondément. Comme elle émergeait à grand renfort de bâillements et d’étirements, il lui balança ses fringues à la figure.
— Grouille-toi un peu ! On a deux cadavres sur les bras.
Elle lui décocha un regard noir et se recoucha.
— Depuis quand y a-t-il une pénurie d’enquêteurs à la Crim’ ?
Élie s’assit sur le bord du lit pour mettre ses chaussures.
— Les associés du Tueur de mariées ne sont plus de ce monde, ma belle, répliqua-t-il d’un ton cassant. Tu viens ou j’y vais seul ?
Elle se leva d’un bond et, tout en enfilant son jean, s’inquiéta :
— Nous sommes obligés d’y aller en moto. Les autres vont comprendre que nous étions ensemble.
Il la saisit aux épaules et plaqua ses lèvres sur les siennes.
— Le premier qui nous fait une réflexion, je le démolis, assura-t-il en s’enfonçant dans le couloir qui menait à la porte d’entrée.
Elle ajusta son pull à col roulé et le talonna.
— Je te crois sur parole.

 

Cécile fonça durant le trajet, slalomant entre les voitures qui roulaient à faible allure.
Elle quitta la nationale 184, emprunta la départementale 190 en trombe, en direction de Poissy. Bientôt, ils aperçurent les gyrophares qui tournoyaient dans la nuit et les policiers qui allaient et venaient sur le bas-côté. Alors que la jeune femme se rangeait, un flic orienta le faisceau de sa torche électrique vers deux silhouettes qui surplombaient l’accotement. Horrifiés, Argento et Sagane descendirent de la Kawasaki, puis s’approchèrent des corps pendus à un arbre. Le junkie de l’avenue des Champs-Élysées et le gars soupçonné d’avoir volé la R19 de Richard Neville, reconnaissable à la balafre sur sa joue, se balançaient au gré du vent glacial. Le frottement des cordes contre les branches auxquelles ils étaient attachés produisait un couinement lugubre.
Un homme en uniforme vint accueillir les nouveaux arrivants.
— Moi aussi, ça m’a fait un choc, dit-il en croisant ses doigts gantés. Je suis le capitaine Gabin, du commissariat de Saint-Germain-en-Laye. Je présume que vous êtes le commissaire Sagane.
Absorbé dans la contemplation de la scène, Élie ne l’écoutait pas. Il contourna les cadavres, remarqua qu’ils avaient les mains liées dans le dos avec du fil de cuivre. Le sang séché sur leurs poignets et les torsades du fil indiquaient que l’assassin avait déployé toute sa force.
— Qui les a découverts ? interrogea-t-il lorsqu’il eut terminé son inspection.
Gabin montra la Nissan située à environ dix mètres d’eux.
— Le propriétaire roulait à plus de cent kilomètres à l’heure quand ses phares ont éclairé les macchabées. Épouvanté, il a perdu le contrôle du véhicule qui est rentré dans un platane.
Sagane marcha vers la voiture en accordéon.
— Comment va le chauffeur ? s’enquit-il en levant les yeux sur le capitaine.
— Il peut bénir le type qui a inventé l’airbag : il s’en est tiré sans une égratignure. L’ambulance l’a emmené à l’hôpital où il doit subir des examens de routine.
— C’est lui qui a prévenu les poulets ? intervint Cécile.
L’autre répondit par l’affirmative.
— Après qu’il a appelé le 17 de son mobile, le commissariat a envoyé mon unité sur place. J’ai identifié les victimes grâce aux portraits-robots que la Criminelle a faxés à tous les services de police.
Tandis que le trio revenait sur ses pas, Gabin désigna les corps qui effectuaient un mouvement pendulaire et déclara avec un sourire :
— Ils ont déjà un surnom.
— Lequel ? demanda Élie distraitement.
— Les pendus de la Croix-Pucelle, repartit l’officier avec une légèreté incongrue.
Sagane stoppa au pied de l’arbre et lui adressa un regard désapprobateur. Le visage sombre, le capitaine s’éloigna pour fumer une cigarette. Élie reporta son attention sur les gardiens de la paix qui discutaient derrière le cordon de sécurité.
— Qu’attendent ces abrutis pour détacher les cadavres ? s’énerva-t-il.
— Je leur ai défendu d’y toucher, lança une voix aussi puissante que désagréable.
Argento et Sagane pivotèrent d’un quart de tour pour faire face à Jacob Barnavi. Le chef de la PTS se porta à leur rencontre, flanqué de cinq techniciens qui investirent les lieux en un clin d’œil.
— Vous permettez que nous procédions à la collecte des indices ? poursuivit Barnavi d’un ton exagérément poli.
Cécile le toisa et recula de quelques pas.
— La place est à vous, mon brave.
Des rires fusèrent. Barnavi fusilla l’assistance du regard et le calme revint.
— Au boulot, bande de feignants ! ordonna-t-il aux blouses blanches. Et que ça saute !
Tout en plaquant sa casquette sur son crâne pour l’empêcher de s’envoler, il observa son monde avec un mélange de fierté et d’impatience. Un technicien monta sur un escabeau et trancha les cordes à l’aide d’un couteau. Ses équipiers déposaient les corps sur des civières lorsque le légiste et le spécialiste de l’Identité judiciaire passèrent sous le cordon.
— Salut la compagnie ! s’exclama Raoul Bietri avec moult gesticulations.
— Enfin, vous voilà ! tonna Barnavi d’un ton rogue. Pouvez-vous effectuer l’examen préliminaire sans tarder ? Nous avons du pain sur la planche.
Les deux hommes se détestaient cordialement. Barnavi ne se faisait pas à la familiarité excessive de Bietri ; ce dernier lui reprochait sa rigidité et ses sautes d’humeur. Le toubib bouscula sa bête noire, mine de rien, s’agenouilla dans la poudreuse et ouvrit sa mallette. Cependant qu’il déballait son matériel, Bruno Coste, le spécialiste de l’IJ, arma son appareil photo et mitrailla les victimes.
— Dans les deux cas, il n’y a pas d’opacité de la cornée, expliqua Bietri qui ressemblait au père Noël avec sa barbe et ses cheveux incrustés de neige. Ils sont décédés il y a environ trois heures.
Élie se livra à un rapide calcul mental.
— À une heure trente du matin.
Il agrippa par l’épaule un agent maigrichon qui traversait la zone sécurisée.
— À quel moment le conducteur de la Nissan a-t-il appelé police secours ?
— À deux heures moins vingt, monsieur, l’éclaira le gringalet.
— Dix minutes après la double pendaison, conclut Argento d’un air pensif.
— Il a peut-être vu le meurtrier, s’emballa son supérieur.
La demi-portion fit un signe de tête négatif.
— Il n’a vu personne.
— Lui avez-vous posé la question ? s’agaça Cécile.
Sa défiance froissa le gardien de la paix.
— À plusieurs reprises, madame, assena-t-il d’un ton catégorique pour couper court à cet interrogatoire. Il a été formel sur ce point.
Il tourna les talons, frôlant Barnavi qui guettait le départ de l’antenne médico-légale, la mine renfrognée et les bras croisés.
— Je ne peux rien vous dire de plus, continua Bietri. Il faut attendre les résultats de l’autopsie.
D’un geste, Sagane signifia à sa collègue son intention de partir.
— Faxez-moi votre rapport en fin de matinée, dit-il au légiste. Messieurs, au plaisir de vous revoir.
Son cellulaire sonna. Comme il répondait, Argento regagna la Kawasaki dont elle épousseta la selle avec la manche de son blouson. Elle rêvassait quand le commissaire accourut, le front barré d’un pli soucieux.
— C’était Dubreuil, annonça-t-il après avoir repris son souffle. On peut faire une croix sur le câlin du matin.
L’appréhension se peignit sur le visage de Cécile.
— Qu’y a-t-il ?
Élie coiffa le casque intégral à la hâte et s’assit sur le tan-sad.
— On vient de trouver la tête d’une femme dans une poubelle, rue de la Faisanderie.
— Et alors ?
Il marqua une pause avant de répondre :
— Elle est enveloppée dans une robe de mariée.
Argento chevaucha la moto et fit vrombir le moteur.
— L’enfant de salaud ne chôme pas, grogna-t-elle en démarrant.