L’homme rangea la fourgonnette en face de
l’immeuble de la rue Omer-Talon.
Il faisait un froid sibérien. Des plaques de
verglas s’étalaient sur la chaussée et les trottoirs. Le concierge
balayait la neige qui s’était amoncelée devant l’entrée du
bâtiment, s’arrêtant de temps à autre pour saluer les habitants du
quartier.
Sans cesser de l’observer, l’homme repensa à la
discussion qu’il avait eue avec des amis, la veille au soir. Selon
eux, il allait bientôt atteindre l’âge limite pour fonder un foyer.
Un beau parti, intelligent de surcroît, trouvait toujours chaussure
à son pied. Alors, pourquoi pas lui ? Pour sa défense, il
aurait pu invoquer la trahison de ses promises : Diane avait
proposé de l’acheter, Brigitte avait tenté de lui échapper et
Tamara lui avait menti.
Mais il avait écouté cette leçon de morale sans
broncher.
La vision du concierge regagnant sa loge l’arracha
à ses sinistres pensées. Il se regarda une dernière fois dans le
rétroviseur, ajusta ses cheveux et sa moustache postiches. Avant de
descendre de la camionnette, il mit ses gants, ramassa la
pince-monseigneur sur le plancher et la dissimula sous son
manteau.
— Vous vivez dans un taudis, commissaire, se
gaussa-t-il en considérant la façade crasseuse qui lui faisait
face.
Alors qu’il
traversait la rue, un taxi manqua le renverser avant de s’arrêter
devant l’immeuble. Le chauffeur laissa ronronner le moteur le temps
que le client le règle. L’homme pestait contre le pot d’échappement
qui trépidait, libérant des volutes de fumée, lorsqu’une femme
sortit du véhicule, un sac de voyage dans une main et un étui à
violon dans l’autre. Sa chevelure d’ébène descendait jusqu’à sa
taille de guêpe. Comme elle tournait la tête pour éviter une rafale
de vent, l’homme aperçut son visage aux lèvres minces et aux yeux
bridés. D’ordinaire, il n’était guère sensible au charme des
Asiatiques. Outre qu’elle était d’une grande beauté, celle-ci avait
de l’allure.
Il refoula son désir et tâcha de se concentrer sur
la suite de son plan.
Il s’écarta pour laisser la jeune femme franchir
la porte cochère. Elle le remercia et gravit l’escalier. Tout en
montant les marches à sa suite, il effleura l’exemplaire de
L’Européen glissé dans la poche de son
loden. Afin de faire comprendre à Sagane que l’article incendiaire
de Cristal Kalache lui était resté en travers de la gorge, il
l’avait raturé au stylo à bille rouge. Ensuite, il avait collé des
clichés des proches du flic sur la manchette. Il les avait
photographiés à leur insu, dans la rue et à la sortie d’une
supérette. Il avait tracé une croix sur le visage de chacun d’eux
pour signifier au commissaire son intention de les supprimer. Une
fois qu’il se serait introduit dans le meublé, il mettrait le
journal bien en évidence puis il déguerpirait.
L’Asiatique atteignit le palier du deuxième étage.
Contre toute attente, elle marcha vers l’appartement de Sagane et
fourragea dans son sac, à la recherche de la clé. Elle la mit dans
la serrure et ouvrit la porte. Frappé de stupeur, l’homme
s’éclipsa. Pendant qu’il descendait sans bruit l’escalier, il se
ravisa. Le fait que cette femme ait un double de la clé en sa
possession démontrait qu’elle était intime avec le policier. Un
sourire diabolique aux lèvres, l’homme remonta, certain de tenir
l’instrument de sa vengeance. Comme d’habitude, il improvisa.
Elle passa la tête dans l’entrebâillement de la
porte. Il la gratifia de son plus beau sourire.
— Je suis bien chez M. Élie Sagane ?
s’enquit-il avec une politesse exquise.
Elle acquiesça. Elle était encore plus belle de
près.
— C’est à quel sujet ?
Il fit mine de chercher quelque chose dans ses
poches.
— On m’a chargé de lui remettre une
enveloppe.
L’étonnement agrandit les yeux de la fille.
— Qui donc ?
— Mme Cissy Sagane, répondit-il.
Elle leva les yeux au ciel.
— Cette vieille bique ne sait plus comment s’y
prendre pour attirer l’attention de son fils. Ses méthodes frisent
le ridicule.
Il retourna ses poches d’un air embarrassé.
— Je n’arrive pas à me rappeler où je l’ai
mise.
À bout de patience, elle déposa le sac et le
violon à ses pieds puis déboutonna son duffle-coat avec des gestes
fébriles. L’espace d’un instant, elle tourna le dos à son
interlocuteur pour suspendre le trois-quarts au portemanteau du
vestibule. L’homme sauta sur l’occasion. Alors qu’elle revenait sur
ses pas, il poussa la porte du pied. Elle la reçut en pleine figure
et s’écroula sur le sol, à moitié sonnée. Du sang s’échappa de son
front et coula sur ses joues.
— Quel dommage d’abîmer un si beau visage !
déplora l’homme avec un accent de sincérité.
Il referma la porte, attrapa sa victime par les
cheveux et la traîna jusqu’au salon en chantonnant Sympathy for the Devil des Rolling Stones. Après
l’avoir étendue sur le canapé, il s’accroupit près d’elle et lui
donna une paire de claques pour la ranimer. La jeune femme s’agita
avant de revenir à elle. Quand son regard rencontra celui du
bourreau, elle fut saisie d’effroi. L’homme plaqua une main sur sa
bouche pour l’empêcher de crier. De sa main libre, il tira un couteau-scie de son étui de
ceinture et le lui fourra sous le nez.
— Si tu gueules ou si tu essaies de t’enfuir, je
t’égorge, menaça-t-il en appliquant la lame sur la joue de la
fille. Tu piges ?
Il ôta la main de sa bouche. Elle était trop
terrifiée pour répondre.
— Je n’ai rien entendu, grogna-t-il.
— J’ai pigé, parvint-elle à articuler d’une voix
tremblotante.
Il démêla les mèches sanguinolentes qui collaient
à son front et lui caressa le visage avec une douceur
inattendue.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il, de
nouveau courtois.
Elle lutta pour ne pas éclater en sanglots.
— Soo, s’entendit-elle prononcer.
— Un bien joli prénom. Tu es d’origine
japonaise ?
Elle s’empressa d’approuver.
— Le violon dans l’entrée est à toi ?
Ses yeux s’embuèrent comme elle hochait la
tête.
— Je suis… musicienne, balbutia-t-elle.
Le regard de l’homme brilla d’admiration.
— J’ai vu que tu avais une valise. Tu étais en
déplacement, j’imagine.
Incapable de retenir davantage ses larmes, elle
pleura à fendre l’âme.
— J’étais à… New York. Nous avons donné une série
de concerts.
— Qu’avez-vous joué ?
Les larmes se mélangèrent au sang sur les joues de
Soo.
— Les Quatre
Saisons.
Il éprouva une vive déception.
— Vivaldi est un amateur ! proclama-t-il avec
la véhémence d’un illuminé. Il n’arrive pas à la cheville de
Paganini.
Cette discussion insensée mettait la Japonaise au
supplice.
— Par pitié, prenez ce que vous voulez et
allez-vous-en, implora-t-elle.
— Espèce d’idiote ! J’essaie de rendre les
choses moins pénibles et toi tu jettes de l’huile sur le
feu !
Tandis qu’il respirait longuement pour se calmer,
la musicienne chercha une issue du regard. Le tournevis posé sur le
guéridon était trop loin pour qu’elle puisse l’atteindre, de même
que les ciseaux rangés dans la boîte à couture, sur le dessus de la
commode. Elle désespérait de s’en sortir lorsque son agresseur
enchaîna avec une amabilité trompeuse :
— Vous êtes ensemble depuis combien de
temps ?
L’incompréhension étincela dans les yeux de
Soo.
— Toi et le flic, ajouta-t-il.
En un instant, elle sut de quoi il
retournait.
— Vous êtes là pour lui, n’est-ce pas ?
s’enquit-elle d’une voix craintive.
Il opina du chef.
— Belle et perspicace. Décidément, le commissaire
a beaucoup de goût. La fliquesse n’a pas ta classe, certes, mais
elle a un certain charme.
La stupéfaction remplaça la terreur sur le visage
de la Japonaise.
— Qu’est-ce que…
Il clappa de la langue d’un air faussement
contrit.
— Ce que je peux être maladroit ! J’aurais dû
me douter que tu n’étais pas au courant.
Il ébaucha un sourire cruel.
— Le commandant Cécile Argento est sa nouvelle
équipière. Ils se fréquentent en dehors du boulot. Je le sais parce
que je les suis depuis plusieurs jours. Ils sont trop occupés à se
bécoter pour remarquer ma présence. Jusqu’ici, il a passé deux
nuits chez elle.
Dans un sursaut de dignité, Soo détourna la tête
afin de cacher ses larmes.
— Tu ne devrais pas te mettre dans un état pareil,
insista-t-il avec un sadisme évident. L’homme est ainsi fait :
il est incapable de résister à l’appel de la chair. Même si sa
compagne lui donne entière satisfaction au lit, il ne peut s’empêcher de la tromper. Ce
paradoxe me fascine.
Il passa une main dans les cheveux de la jeune
femme.
— Tu es à bout, murmura-t-il, d’une douceur
venimeuse. Tu as besoin de repos.
Sans prévenir, il laissa tomber le couteau et lui
enserra le cou de ses mains. Le regard empli d’épouvante, Soo se
démena pour se dégager. Il pesa de tout son poids sur elle pour
l’immobiliser.
— N’aie pas peur, chuchota-t-il d’un ton
rassurant. Tu ne vas pas mourir. Je veux juste que tu
t’évanouisses.
Il desserra sa prise quand les yeux de la
Japonaise se révulsèrent. Il attendit qu’elle perde connaissance
pour la lâcher. Après avoir ramassé le couteau, il visita
l’appartement, qu’il trouva spacieux mais impersonnel. Sombre et
dépouillée, la chambre à coucher comprenait un lit, une table de
nuit et une penderie. L’homme alluma la lampe de chevet, s’assit
sur le bord du lit et contempla les photos encadrées qui décoraient
la pièce. Deux d’entre elles retinrent son attention. Sur la
première, le jeune Élie Sagane se déhanchait comme Elvis, un micro
rétro à la main et une guitare acoustique en bandoulière.
L’insouciance et la joie de vivre se lisaient sur ses traits. Sur
la seconde, le policier marchait sur une plage déserte, le regard
perdu dans le vague et les mains dans les poches de son jean
retroussé. Nimbé de rouge par le soleil couchant, son visage
trahissait une solitude extrême.
Quinze ou vingt ans devaient séparer ces deux
clichés.
Le temps qu’il faut à un homme pour perdre ses
illusions.
Euphorique, le tueur s’allongea pour savourer sa
revanche. Il avait réussi à s’introduire chez son pire ennemi. Il
était de nouveau le maître du jeu. Cette idée l’excita tellement
qu’il se roula sur le lit en gloussant comme un gamin. Au bout
d’une minute, ses côtes l’élancèrent et il cessa de rire. Il cala
sa tête sur l’oreiller et réfléchit en silence. Maintenant qu’il
détenait la fille, il devait changer ses plans. Loin de le
perturber, l’imprévu le stimulait. Exalté, il sauta à bas du lit et
retourna au salon. D’un coup
d’œil, il s’assura que sa prisonnière était toujours
inconsciente.
— Le preux chevalier parviendra-t-il à arracher la
princesse des griffes du dragon ? ricana-t-il en décrochant le
téléphone.
Il prit une profonde inspiration puis composa le
numéro qu’il connaissait par cœur.
Assis à son bureau, Élie lisait un rapport lorsque
son mobile joua Halloween de John
Carpenter. Il chercha l’appareil parmi les dossiers éparpillés, le
dénicha sous un procès-verbal constellé de taches de café.
— Allô !
— Bonjour, commissaire, prononça une voix de basse
qu’il identifia aussitôt.
Le cœur de Sagane tambourina contre sa
poitrine.
— Comment avez-vous eu mon numéro de
portable ? interrogea-t-il en s’efforçant de dissimuler son
trouble.
L’autre ignora la question et continua sur sa
lancée :
— Je suis sûr que ce n’est pas Cristal Kalache qui
a eu l’idée de m’infliger ce camouflet. Vous êtes de mèche avec
elle, pas vrai ?
Devinant qu’il utilisait un brouilleur, Élie
renonça à essayer de le localiser. S’il faisait durer la
conversation, il obtiendrait peut-être des informations.
— En effet.
— Cet article est un procédé déloyal, et je ne
vous cache pas que je suis très contrarié, gronda la voix à la fois
déformée et amplifiée par le modulateur.
Sagane cala le cellulaire contre son épaule,
s’empara d’un stylo et ouvrit son carnet devant lui, prêt à prendre
des notes.
— Vous avez la possibilité d’attaquer le journal
pour propos diffamatoires.
L’homme encaissa cette plaisanterie à froid et
déclara :
— Dès que je vous aurai exposé mes intentions,
vous n’aurez plus envie de me chambrer.
Cette remarque de mauvais augure alarma le
flic.
— Quelles sont-elles ? répliqua-t-il
aussitôt.
— Mon père
– Dieu ait son âme ! – m’a appris à rendre coup pour
coup, répondit l’homme d’un ton solennel. J’ai été offensé par ce
tissu de mensonges. Quelqu’un doit payer.
Élie lâcha le stylo, saisit le téléphone à pleine
main.
— Qui ? articula-t-il avec difficulté.
La sueur glacée qui lui piquait la nuque commença
à couler le long de sa colonne vertébrale. Le tueur demeura
silencieux un moment, sans doute désireux de produire un effet de
surprise, avant de l’éclairer avec une pointe de
perversité :
— Quelqu’un qui vous est cher.
— Qui ? répéta Sagane, en proie à un
affolement grandissant.
Son interlocuteur distilla les indices avec une
cruauté consommée.
— Mon premier vient du pays du Soleil-Levant. Mon
second est violon dans un orchestre. Mon tout est un quartier du
centre de Londres.
Le sang du commissaire se glaça dans ses veines
quand il comprit que la réponse à cette charade était Soo.
— Je vous en prie, ne…
— Nous sommes chez vous, le coupa méchamment le
psychopathe. Vous avez vingt minutes pour rappliquer. Passé ce
délai, je ne réponds plus de moi.
Il raccrocha. Paniqué, Élie enfila sa parka et
bondit hors du bureau. Dans le couloir, il bouscula Argento qui
s’échinait à mettre la photocopieuse en marche.
— Où vas-tu ? s’inquiéta-t-elle.
— Il est chez moi ! répliqua-t-il sans
s’arrêter.
Cécile déposa les paperasses sur la machine et
courut à sa suite.
Ils prirent sa moto. Elle roula à tombeau ouvert,
n’hésitant pas à griller les feux rouges et à monter sur les
trottoirs pour traverser les rues embouteillées. Lorsqu’ils
parvinrent à destination, ils étaient en nage. Sans perdre une
seconde, ils descendirent de la Kawasaki trépidante et
s’engouffrèrent dans l’immeuble. Sagane précéda sa compagne dans la
cage d’escalier et grimpa au deuxième étage, le Sig Sauer au poing. La porte de son
appartement était grande ouverte. Il cligna des yeux pour en
chasser la sueur et entra, le canon de son arme en mouvement. Les
battements de son cœur l’assourdissaient. Il avait les mains moites
et la langue pâteuse. Après l’avoir rejoint, Cécile entreprit
d’explorer le meublé. Un cri déchirant lui vrilla les tympans à
l’instant où elle ressortait de la salle de bains. Le pistolet à
bout de bras, elle se rua dans le couloir.
Une vision d’horreur la cloua sur place alors
qu’elle atteignait le séjour.
Nue comme un ver, la fille était pendue par les
pieds au lustre de cristal. Ses bras se balançaient dans le vide.
L’assassin l’avait éventrée. Semblables à des serpents, les
viscères s’échappaient de la plaie béante avec un léger frottement,
s’amoncelant sur la moquette. Ravagé, Élie lâcha le pistolet et
tomba à genoux devant le cadavre. Argento renonça à lui demander
s’il connaissait la victime. Sa réaction prouvait qu’ils étaient
liés.
Soudain, Cécile crut entendre un bruit dans la
pièce adjacente au salon. Elle pointa le 9 mm droit
devant elle et bondit dans la cuisine. Ne remarquant rien
d’anormal, elle rengaina son arme. Elle rebroussait chemin quand
elle aperçut l’exemplaire de L’Européen
sur la table. La vue des clichés barrés d’une croix, sur la
première page, la fit frissonner d’effroi. Bien qu’ils fussent
flous, elle se reconnut sur l’un d’eux. Les autres photographies
montraient une vieille femme aux cheveux argentés et un homme
costaud au visage plein. Argento devina qu’il s’agissait de la mère
et du frère de Sagane. Prudente, elle mit un gant de latex et
tourna les pages du journal. Le tueur avait raturé l’article le
concernant avec une telle rage que la feuille était déchirée en
plusieurs endroits. Le quotidien à la main, Cécile regagna le
living à pas de géant.
Elle n’eut pas le courage de le montrer au
commissaire.
Tassé et immobile, il ne pouvait détacher son
regard humide de Soo.
Jacob Barnavi répartit les tâches avec la
fébrilité d’un général sur le point de déclencher une offensive.
Pendant que les techniciens s’affairaient dans le vestibule et le
séjour, Argento se mit en quête de son supérieur. Assis sur le
carrelage de la salle de bains, les jambes repliées et la figure
enfouie dans les bras, il pleurait en silence. Bouleversée, elle
s’avança dans la pièce et s’accroupit près de lui.
— Je suis vraiment désolée, commença-t-elle d’un
ton ému. Tu as réussi à joindre ta famille ?
Il sécha ses larmes et acquiesça.
— J’ai eu Dubreuil. Il va poster des sonnettes en
bas de chez eux, au cas où ce malade leur rendrait une petite
visite.
— Comment ont-ils pris la chose ?
— Je ne suis pas entré dans les détails. Je dois
retrouver mon frère à son cabinet dans une heure. Je préfère lui
dire de vive voix de quoi il retourne.
Elle arbora une expression compréhensive.
— Je suis à côté, si tu as besoin de moi.
— Cécile ? lança-t-il tandis qu’elle
s’éloignait. Tu n’as pas envie de savoir ?
Elle glissa les pouces dans les poches de son jean
et revint sur ses pas.
— Tu n’es pas obligé de te confier à moi. Après
tout, nous n’avons couché ensemble que deux fois. Cela ne me donne
pas le droit d’exiger des explications ni de m’immiscer dans ton
passé.
— Trois fois, corrigea-t-il.
Une lueur d’interrogation traversa le regard de la
jeune femme.
— Nous avons fait l’amour trois fois.
Elle s’assit sur le bord de la baignoire.
— Qu’est-ce que ça change ? dit-elle avec un
haussement d’épaules.
Il s’agenouilla devant elle et prit ses mains dans
les siennes.
— J’ai le sentiment que si nous ne crevons pas
l’abcès tout de suite, demain il sera trop tard.
— Très bien, soupira-t-elle. Je t’écoute.
— J’ai rencontré Soo il y a environ six mois,
raconta-t-il après une courte hésitation. De fil en aiguille, elle
s’est attachée à moi.
— Pas toi ?
— J’ai pris du bon temps, point barre.
— Pour quelle raison avait-elle un double de la
clé ?
Ce reproche direct le mit dans l’embarras.
— Elle a insisté, j’ai fini par céder, avoua-t-il
d’une voix où perçait le remords. J’aurais dû être franc avec elle.
Si je lui avais parlé, elle serait encore en vie.
Argento ne se risqua pas à approuver.
— Elle était premier violon dans l’orchestre de
Dan Horstberg, poursuivit-il. Le jour de ton affectation
au 36, nous avons eu une dispute. Elle est partie en claquant
la porte. En fin de matinée, elle m’a appelé sur mon portable. Elle
voulait savoir si je l’aimais. Je n’ai pas répondu. Peu de temps
après, elle s’est envolée pour New York. Je n’ai pas eu de
nouvelles d’elle depuis. Je croyais qu’elle avait compris qu’il n’y
avait rien à attendre de moi.
Il grimaça, dépassé.
— Elle est rentrée plus tôt que prévu. Je me
demande pourquoi elle a écourté son séjour.
— Tu lui manquais, décréta Cécile. Cette fille
était dingue de toi.
Le commissaire déglutit. Cette vérité lui fendait
le cœur.
— N’en rajoute pas, j’ai suffisamment mauvaise
conscience comme ça.
Argento se sermonna en silence.
— Excuse-moi, articula-t-elle, soucieuse de
dissiper le malaise.
— À quoi tu penses ? s’enquit-elle comme
il fronçait les sourcils.
L’angoisse noua la gorge de Sagane lorsqu’il
répliqua :
— Ce givré ira jusqu’au bout. À partir de
maintenant, on ne se quitte plus. Tu t’installes chez moi dès ce
soir.
Cécile sourit pour manifester son assentiment.
Depuis la mort de David, aucun homme n’avait été à la hauteur. Élie
était attentionné, protecteur et, surtout, il avait l’esprit de
décision. Elle était amoureuse pour de bon. Cette évidence la
transportait et l’effrayait à la fois. D’un côté, elle brûlait de
se donner corps et âme au commissaire, de l’autre elle avait peur
qu’il ne se montre pas tel qu’il était.
— Je passerai prendre quelques affaires après le
boulot, souffla-t-elle, se retenant de lui sauter au cou.
Il regarda sa montre.
— Il faut que j’y aille. Dubreuil ne va pas
tarder. Occupe-toi de lui pendant mon absence.
— Tu ne veux pas que je vienne avec toi ?
demanda-t-elle d’un ton insistant.
Il déposa un baiser sur ses lèvres.
— Mon frère est un peu spécial. Il vaut mieux que
je lui parle seul à seul.
Dans l’entrée, il croisa Bietri qui venait
d’arriver.
— Dubreuil m’a tout raconté, annonça le légiste en
lui tapotant l’épaule. Vous tenez le coup ?
Sagane l’empoigna par le bras et l’entraîna dans
un coin.
— Ce fils de pute a levé l’ancre quelques minutes
avant que nous rappliquions, ce qui signifie qu’il n’a pas eu le
temps de nettoyer la scène de crime, énonça-t-il d’une traite, les
yeux brillants de détermination. Si vous ne trouvez pas rapidement
quelque chose, n’importe quoi, je ne pourrai pas l’empêcher de
s’attaquer à mes proches.
— J’essayerai, promit Bietri qui sentait déjà
cette responsabilité écrasante peser sur lui.
— Faites-le, un point c’est tout, grogna-t-il
d’une voix aux inflexions impératives.
En sortant, il se cogna à un flic en civil qui
grommela une insulte entre ses dents.