23
L’homme rangea la fourgonnette en face de l’immeuble de la rue Omer-Talon.
Il faisait un froid sibérien. Des plaques de verglas s’étalaient sur la chaussée et les trottoirs. Le concierge balayait la neige qui s’était amoncelée devant l’entrée du bâtiment, s’arrêtant de temps à autre pour saluer les habitants du quartier.
Sans cesser de l’observer, l’homme repensa à la discussion qu’il avait eue avec des amis, la veille au soir. Selon eux, il allait bientôt atteindre l’âge limite pour fonder un foyer. Un beau parti, intelligent de surcroît, trouvait toujours chaussure à son pied. Alors, pourquoi pas lui ? Pour sa défense, il aurait pu invoquer la trahison de ses promises : Diane avait proposé de l’acheter, Brigitte avait tenté de lui échapper et Tamara lui avait menti.
Mais il avait écouté cette leçon de morale sans broncher.
La vision du concierge regagnant sa loge l’arracha à ses sinistres pensées. Il se regarda une dernière fois dans le rétroviseur, ajusta ses cheveux et sa moustache postiches. Avant de descendre de la camionnette, il mit ses gants, ramassa la pince-monseigneur sur le plancher et la dissimula sous son manteau.
— Vous vivez dans un taudis, commissaire, se gaussa-t-il en considérant la façade crasseuse qui lui faisait face.
Alors qu’il traversait la rue, un taxi manqua le renverser avant de s’arrêter devant l’immeuble. Le chauffeur laissa ronronner le moteur le temps que le client le règle. L’homme pestait contre le pot d’échappement qui trépidait, libérant des volutes de fumée, lorsqu’une femme sortit du véhicule, un sac de voyage dans une main et un étui à violon dans l’autre. Sa chevelure d’ébène descendait jusqu’à sa taille de guêpe. Comme elle tournait la tête pour éviter une rafale de vent, l’homme aperçut son visage aux lèvres minces et aux yeux bridés. D’ordinaire, il n’était guère sensible au charme des Asiatiques. Outre qu’elle était d’une grande beauté, celle-ci avait de l’allure.
Il refoula son désir et tâcha de se concentrer sur la suite de son plan.
Il s’écarta pour laisser la jeune femme franchir la porte cochère. Elle le remercia et gravit l’escalier. Tout en montant les marches à sa suite, il effleura l’exemplaire de L’Européen glissé dans la poche de son loden. Afin de faire comprendre à Sagane que l’article incendiaire de Cristal Kalache lui était resté en travers de la gorge, il l’avait raturé au stylo à bille rouge. Ensuite, il avait collé des clichés des proches du flic sur la manchette. Il les avait photographiés à leur insu, dans la rue et à la sortie d’une supérette. Il avait tracé une croix sur le visage de chacun d’eux pour signifier au commissaire son intention de les supprimer. Une fois qu’il se serait introduit dans le meublé, il mettrait le journal bien en évidence puis il déguerpirait.
L’Asiatique atteignit le palier du deuxième étage. Contre toute attente, elle marcha vers l’appartement de Sagane et fourragea dans son sac, à la recherche de la clé. Elle la mit dans la serrure et ouvrit la porte. Frappé de stupeur, l’homme s’éclipsa. Pendant qu’il descendait sans bruit l’escalier, il se ravisa. Le fait que cette femme ait un double de la clé en sa possession démontrait qu’elle était intime avec le policier. Un sourire diabolique aux lèvres, l’homme remonta, certain de tenir l’instrument de sa vengeance. Comme d’habitude, il improvisa.
— Mademoiselle ! héla-t-il tandis qu’elle pénétrait dans l’appartement.
Elle passa la tête dans l’entrebâillement de la porte. Il la gratifia de son plus beau sourire.
— Je suis bien chez M. Élie Sagane ? s’enquit-il avec une politesse exquise.
Elle acquiesça. Elle était encore plus belle de près.
— C’est à quel sujet ?
Il fit mine de chercher quelque chose dans ses poches.
— On m’a chargé de lui remettre une enveloppe.
L’étonnement agrandit les yeux de la fille.
— Qui donc ?
— Mme Cissy Sagane, répondit-il.
Elle leva les yeux au ciel.
— Cette vieille bique ne sait plus comment s’y prendre pour attirer l’attention de son fils. Ses méthodes frisent le ridicule.
Il retourna ses poches d’un air embarrassé.
— Je n’arrive pas à me rappeler où je l’ai mise.
À bout de patience, elle déposa le sac et le violon à ses pieds puis déboutonna son duffle-coat avec des gestes fébriles. L’espace d’un instant, elle tourna le dos à son interlocuteur pour suspendre le trois-quarts au portemanteau du vestibule. L’homme sauta sur l’occasion. Alors qu’elle revenait sur ses pas, il poussa la porte du pied. Elle la reçut en pleine figure et s’écroula sur le sol, à moitié sonnée. Du sang s’échappa de son front et coula sur ses joues.
— Quel dommage d’abîmer un si beau visage ! déplora l’homme avec un accent de sincérité.
Il referma la porte, attrapa sa victime par les cheveux et la traîna jusqu’au salon en chantonnant Sympathy for the Devil des Rolling Stones. Après l’avoir étendue sur le canapé, il s’accroupit près d’elle et lui donna une paire de claques pour la ranimer. La jeune femme s’agita avant de revenir à elle. Quand son regard rencontra celui du bourreau, elle fut saisie d’effroi. L’homme plaqua une main sur sa bouche pour l’empêcher de crier. De sa main libre, il tira un couteau-scie de son étui de ceinture et le lui fourra sous le nez.
— Si tu gueules ou si tu essaies de t’enfuir, je t’égorge, menaça-t-il en appliquant la lame sur la joue de la fille. Tu piges ?
Il ôta la main de sa bouche. Elle était trop terrifiée pour répondre.
— Je n’ai rien entendu, grogna-t-il.
— J’ai pigé, parvint-elle à articuler d’une voix tremblotante.
Il démêla les mèches sanguinolentes qui collaient à son front et lui caressa le visage avec une douceur inattendue.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il, de nouveau courtois.
Elle lutta pour ne pas éclater en sanglots.
— Soo, s’entendit-elle prononcer.
— Un bien joli prénom. Tu es d’origine japonaise ?
Elle s’empressa d’approuver.
— Le violon dans l’entrée est à toi ?
Ses yeux s’embuèrent comme elle hochait la tête.
— Je suis… musicienne, balbutia-t-elle.
Le regard de l’homme brilla d’admiration.
— J’ai vu que tu avais une valise. Tu étais en déplacement, j’imagine.
Incapable de retenir davantage ses larmes, elle pleura à fendre l’âme.
— J’étais à… New York. Nous avons donné une série de concerts.
— Qu’avez-vous joué ?
Les larmes se mélangèrent au sang sur les joues de Soo.
Les Quatre Saisons.
Il éprouva une vive déception.
— Vivaldi est un amateur ! proclama-t-il avec la véhémence d’un illuminé. Il n’arrive pas à la cheville de Paganini.
Cette discussion insensée mettait la Japonaise au supplice.
— Par pitié, prenez ce que vous voulez et allez-vous-en, implora-t-elle.
Ressentant cette supplication comme une offense, il la gifla pour la faire taire.
— Espèce d’idiote ! J’essaie de rendre les choses moins pénibles et toi tu jettes de l’huile sur le feu !
Tandis qu’il respirait longuement pour se calmer, la musicienne chercha une issue du regard. Le tournevis posé sur le guéridon était trop loin pour qu’elle puisse l’atteindre, de même que les ciseaux rangés dans la boîte à couture, sur le dessus de la commode. Elle désespérait de s’en sortir lorsque son agresseur enchaîna avec une amabilité trompeuse :
— Vous êtes ensemble depuis combien de temps ?
L’incompréhension étincela dans les yeux de Soo.
— Toi et le flic, ajouta-t-il.
En un instant, elle sut de quoi il retournait.
— Vous êtes là pour lui, n’est-ce pas ? s’enquit-elle d’une voix craintive.
Il opina du chef.
— Belle et perspicace. Décidément, le commissaire a beaucoup de goût. La fliquesse n’a pas ta classe, certes, mais elle a un certain charme.
La stupéfaction remplaça la terreur sur le visage de la Japonaise.
— Qu’est-ce que…
Il clappa de la langue d’un air faussement contrit.
— Ce que je peux être maladroit ! J’aurais dû me douter que tu n’étais pas au courant.
Il ébaucha un sourire cruel.
— Le commandant Cécile Argento est sa nouvelle équipière. Ils se fréquentent en dehors du boulot. Je le sais parce que je les suis depuis plusieurs jours. Ils sont trop occupés à se bécoter pour remarquer ma présence. Jusqu’ici, il a passé deux nuits chez elle.
Dans un sursaut de dignité, Soo détourna la tête afin de cacher ses larmes.
— Tu ne devrais pas te mettre dans un état pareil, insista-t-il avec un sadisme évident. L’homme est ainsi fait : il est incapable de résister à l’appel de la chair. Même si sa compagne lui donne entière satisfaction au lit, il ne peut s’empêcher de la tromper. Ce paradoxe me fascine.
Il passa une main dans les cheveux de la jeune femme.
— Tu es à bout, murmura-t-il, d’une douceur venimeuse. Tu as besoin de repos.
Sans prévenir, il laissa tomber le couteau et lui enserra le cou de ses mains. Le regard empli d’épouvante, Soo se démena pour se dégager. Il pesa de tout son poids sur elle pour l’immobiliser.
— N’aie pas peur, chuchota-t-il d’un ton rassurant. Tu ne vas pas mourir. Je veux juste que tu t’évanouisses.
Il desserra sa prise quand les yeux de la Japonaise se révulsèrent. Il attendit qu’elle perde connaissance pour la lâcher. Après avoir ramassé le couteau, il visita l’appartement, qu’il trouva spacieux mais impersonnel. Sombre et dépouillée, la chambre à coucher comprenait un lit, une table de nuit et une penderie. L’homme alluma la lampe de chevet, s’assit sur le bord du lit et contempla les photos encadrées qui décoraient la pièce. Deux d’entre elles retinrent son attention. Sur la première, le jeune Élie Sagane se déhanchait comme Elvis, un micro rétro à la main et une guitare acoustique en bandoulière. L’insouciance et la joie de vivre se lisaient sur ses traits. Sur la seconde, le policier marchait sur une plage déserte, le regard perdu dans le vague et les mains dans les poches de son jean retroussé. Nimbé de rouge par le soleil couchant, son visage trahissait une solitude extrême.
Quinze ou vingt ans devaient séparer ces deux clichés.
Le temps qu’il faut à un homme pour perdre ses illusions.
Euphorique, le tueur s’allongea pour savourer sa revanche. Il avait réussi à s’introduire chez son pire ennemi. Il était de nouveau le maître du jeu. Cette idée l’excita tellement qu’il se roula sur le lit en gloussant comme un gamin. Au bout d’une minute, ses côtes l’élancèrent et il cessa de rire. Il cala sa tête sur l’oreiller et réfléchit en silence. Maintenant qu’il détenait la fille, il devait changer ses plans. Loin de le perturber, l’imprévu le stimulait. Exalté, il sauta à bas du lit et retourna au salon. D’un coup d’œil, il s’assura que sa prisonnière était toujours inconsciente.
— Le preux chevalier parviendra-t-il à arracher la princesse des griffes du dragon ? ricana-t-il en décrochant le téléphone.
Il prit une profonde inspiration puis composa le numéro qu’il connaissait par cœur.

 

Assis à son bureau, Élie lisait un rapport lorsque son mobile joua Halloween de John Carpenter. Il chercha l’appareil parmi les dossiers éparpillés, le dénicha sous un procès-verbal constellé de taches de café.
— Allô !
— Bonjour, commissaire, prononça une voix de basse qu’il identifia aussitôt.
Le cœur de Sagane tambourina contre sa poitrine.
— Comment avez-vous eu mon numéro de portable ? interrogea-t-il en s’efforçant de dissimuler son trouble.
L’autre ignora la question et continua sur sa lancée :
— Je suis sûr que ce n’est pas Cristal Kalache qui a eu l’idée de m’infliger ce camouflet. Vous êtes de mèche avec elle, pas vrai ?
Devinant qu’il utilisait un brouilleur, Élie renonça à essayer de le localiser. S’il faisait durer la conversation, il obtiendrait peut-être des informations.
— En effet.
— Cet article est un procédé déloyal, et je ne vous cache pas que je suis très contrarié, gronda la voix à la fois déformée et amplifiée par le modulateur.
Sagane cala le cellulaire contre son épaule, s’empara d’un stylo et ouvrit son carnet devant lui, prêt à prendre des notes.
— Vous avez la possibilité d’attaquer le journal pour propos diffamatoires.
L’homme encaissa cette plaisanterie à froid et déclara :
— Dès que je vous aurai exposé mes intentions, vous n’aurez plus envie de me chambrer.
Cette remarque de mauvais augure alarma le flic.
— Quelles sont-elles ? répliqua-t-il aussitôt.
— Mon père – Dieu ait son âme ! – m’a appris à rendre coup pour coup, répondit l’homme d’un ton solennel. J’ai été offensé par ce tissu de mensonges. Quelqu’un doit payer.
Élie lâcha le stylo, saisit le téléphone à pleine main.
— Qui ? articula-t-il avec difficulté.
La sueur glacée qui lui piquait la nuque commença à couler le long de sa colonne vertébrale. Le tueur demeura silencieux un moment, sans doute désireux de produire un effet de surprise, avant de l’éclairer avec une pointe de perversité :
— Quelqu’un qui vous est cher.
— Qui ? répéta Sagane, en proie à un affolement grandissant.
Son interlocuteur distilla les indices avec une cruauté consommée.
— Mon premier vient du pays du Soleil-Levant. Mon second est violon dans un orchestre. Mon tout est un quartier du centre de Londres.
Le sang du commissaire se glaça dans ses veines quand il comprit que la réponse à cette charade était Soo.
— Je vous en prie, ne…
— Nous sommes chez vous, le coupa méchamment le psychopathe. Vous avez vingt minutes pour rappliquer. Passé ce délai, je ne réponds plus de moi.
Il raccrocha. Paniqué, Élie enfila sa parka et bondit hors du bureau. Dans le couloir, il bouscula Argento qui s’échinait à mettre la photocopieuse en marche.
— Où vas-tu ? s’inquiéta-t-elle.
— Il est chez moi ! répliqua-t-il sans s’arrêter.
Cécile déposa les paperasses sur la machine et courut à sa suite.
Ils prirent sa moto. Elle roula à tombeau ouvert, n’hésitant pas à griller les feux rouges et à monter sur les trottoirs pour traverser les rues embouteillées. Lorsqu’ils parvinrent à destination, ils étaient en nage. Sans perdre une seconde, ils descendirent de la Kawasaki trépidante et s’engouffrèrent dans l’immeuble. Sagane précéda sa compagne dans la cage d’escalier et grimpa au deuxième étage, le Sig Sauer au poing. La porte de son appartement était grande ouverte. Il cligna des yeux pour en chasser la sueur et entra, le canon de son arme en mouvement. Les battements de son cœur l’assourdissaient. Il avait les mains moites et la langue pâteuse. Après l’avoir rejoint, Cécile entreprit d’explorer le meublé. Un cri déchirant lui vrilla les tympans à l’instant où elle ressortait de la salle de bains. Le pistolet à bout de bras, elle se rua dans le couloir.
Une vision d’horreur la cloua sur place alors qu’elle atteignait le séjour.
Nue comme un ver, la fille était pendue par les pieds au lustre de cristal. Ses bras se balançaient dans le vide. L’assassin l’avait éventrée. Semblables à des serpents, les viscères s’échappaient de la plaie béante avec un léger frottement, s’amoncelant sur la moquette. Ravagé, Élie lâcha le pistolet et tomba à genoux devant le cadavre. Argento renonça à lui demander s’il connaissait la victime. Sa réaction prouvait qu’ils étaient liés.
Soudain, Cécile crut entendre un bruit dans la pièce adjacente au salon. Elle pointa le 9 mm droit devant elle et bondit dans la cuisine. Ne remarquant rien d’anormal, elle rengaina son arme. Elle rebroussait chemin quand elle aperçut l’exemplaire de L’Européen sur la table. La vue des clichés barrés d’une croix, sur la première page, la fit frissonner d’effroi. Bien qu’ils fussent flous, elle se reconnut sur l’un d’eux. Les autres photographies montraient une vieille femme aux cheveux argentés et un homme costaud au visage plein. Argento devina qu’il s’agissait de la mère et du frère de Sagane. Prudente, elle mit un gant de latex et tourna les pages du journal. Le tueur avait raturé l’article le concernant avec une telle rage que la feuille était déchirée en plusieurs endroits. Le quotidien à la main, Cécile regagna le living à pas de géant.
Elle n’eut pas le courage de le montrer au commissaire.
Tassé et immobile, il ne pouvait détacher son regard humide de Soo.

 

La PTS investit l’appartement un quart d’heure après le coup de fil de Cécile.
Jacob Barnavi répartit les tâches avec la fébrilité d’un général sur le point de déclencher une offensive. Pendant que les techniciens s’affairaient dans le vestibule et le séjour, Argento se mit en quête de son supérieur. Assis sur le carrelage de la salle de bains, les jambes repliées et la figure enfouie dans les bras, il pleurait en silence. Bouleversée, elle s’avança dans la pièce et s’accroupit près de lui.
— Je suis vraiment désolée, commença-t-elle d’un ton ému. Tu as réussi à joindre ta famille ?
Il sécha ses larmes et acquiesça.
— J’ai eu Dubreuil. Il va poster des sonnettes en bas de chez eux, au cas où ce malade leur rendrait une petite visite.
— Comment ont-ils pris la chose ?
— Je ne suis pas entré dans les détails. Je dois retrouver mon frère à son cabinet dans une heure. Je préfère lui dire de vive voix de quoi il retourne.
Elle arbora une expression compréhensive.
— Je suis à côté, si tu as besoin de moi.
— Cécile ? lança-t-il tandis qu’elle s’éloignait. Tu n’as pas envie de savoir ?
Elle glissa les pouces dans les poches de son jean et revint sur ses pas.
— Tu n’es pas obligé de te confier à moi. Après tout, nous n’avons couché ensemble que deux fois. Cela ne me donne pas le droit d’exiger des explications ni de m’immiscer dans ton passé.
— Trois fois, corrigea-t-il.
Une lueur d’interrogation traversa le regard de la jeune femme.
— Nous avons fait l’amour trois fois.
Elle s’assit sur le bord de la baignoire.
— Qu’est-ce que ça change ? dit-elle avec un haussement d’épaules.
— Tu oublies ce que nous éprouvons l’un pour l’autre.
Il s’agenouilla devant elle et prit ses mains dans les siennes.
— J’ai le sentiment que si nous ne crevons pas l’abcès tout de suite, demain il sera trop tard.
— Très bien, soupira-t-elle. Je t’écoute.
— J’ai rencontré Soo il y a environ six mois, raconta-t-il après une courte hésitation. De fil en aiguille, elle s’est attachée à moi.
— Pas toi ?
— J’ai pris du bon temps, point barre.
— Pour quelle raison avait-elle un double de la clé ?
Ce reproche direct le mit dans l’embarras.
— Elle a insisté, j’ai fini par céder, avoua-t-il d’une voix où perçait le remords. J’aurais dû être franc avec elle. Si je lui avais parlé, elle serait encore en vie.
Argento ne se risqua pas à approuver.
— Elle était premier violon dans l’orchestre de Dan Horstberg, poursuivit-il. Le jour de ton affectation au 36, nous avons eu une dispute. Elle est partie en claquant la porte. En fin de matinée, elle m’a appelé sur mon portable. Elle voulait savoir si je l’aimais. Je n’ai pas répondu. Peu de temps après, elle s’est envolée pour New York. Je n’ai pas eu de nouvelles d’elle depuis. Je croyais qu’elle avait compris qu’il n’y avait rien à attendre de moi.
Il grimaça, dépassé.
— Elle est rentrée plus tôt que prévu. Je me demande pourquoi elle a écourté son séjour.
— Tu lui manquais, décréta Cécile. Cette fille était dingue de toi.
Le commissaire déglutit. Cette vérité lui fendait le cœur.
— N’en rajoute pas, j’ai suffisamment mauvaise conscience comme ça.
Argento se sermonna en silence.
— Excuse-moi, articula-t-elle, soucieuse de dissiper le malaise.
Il secoua la tête pour lui signifier qu’il ne lui en voulait pas.
— À quoi tu penses ? s’enquit-elle comme il fronçait les sourcils.
L’angoisse noua la gorge de Sagane lorsqu’il répliqua :
— Ce givré ira jusqu’au bout. À partir de maintenant, on ne se quitte plus. Tu t’installes chez moi dès ce soir.
Cécile sourit pour manifester son assentiment. Depuis la mort de David, aucun homme n’avait été à la hauteur. Élie était attentionné, protecteur et, surtout, il avait l’esprit de décision. Elle était amoureuse pour de bon. Cette évidence la transportait et l’effrayait à la fois. D’un côté, elle brûlait de se donner corps et âme au commissaire, de l’autre elle avait peur qu’il ne se montre pas tel qu’il était.
— Je passerai prendre quelques affaires après le boulot, souffla-t-elle, se retenant de lui sauter au cou.
Il regarda sa montre.
— Il faut que j’y aille. Dubreuil ne va pas tarder. Occupe-toi de lui pendant mon absence.
— Tu ne veux pas que je vienne avec toi ? demanda-t-elle d’un ton insistant.
Il déposa un baiser sur ses lèvres.
— Mon frère est un peu spécial. Il vaut mieux que je lui parle seul à seul.
Dans l’entrée, il croisa Bietri qui venait d’arriver.
— Dubreuil m’a tout raconté, annonça le légiste en lui tapotant l’épaule. Vous tenez le coup ?
Sagane l’empoigna par le bras et l’entraîna dans un coin.
— Ce fils de pute a levé l’ancre quelques minutes avant que nous rappliquions, ce qui signifie qu’il n’a pas eu le temps de nettoyer la scène de crime, énonça-t-il d’une traite, les yeux brillants de détermination. Si vous ne trouvez pas rapidement quelque chose, n’importe quoi, je ne pourrai pas l’empêcher de s’attaquer à mes proches.
— J’essayerai, promit Bietri qui sentait déjà cette responsabilité écrasante peser sur lui.
Élie remua la tête de gauche à droite.
— Faites-le, un point c’est tout, grogna-t-il d’une voix aux inflexions impératives.
En sortant, il se cogna à un flic en civil qui grommela une insulte entre ses dents.