Épilogue

 

 

La cérémonie allait commencer.

Hi et moi, on s’est précipités vers les places à nos noms. Shelton, déjà assis, consultait machinalement son nouvel iPad.

— Hé, vous êtes en retard. Ben est parti vous chercher.

— J’ai amené Coop pour qu’il rende visite à sa mère. Il ne l’a pas vue depuis des semaines.

— Je vais envoyer un texto à Ben, a dit Hi. Il s’est sans doute perdu.

Shelton a jeté un coup d’œil à Hi, puis s’est mis à rire.

— Désolé, mon pote, mais t’as vraiment l’air ridicule.

— Non. Le mot que tu cherches, c’est « mortel ». Les bijoux d’oreilles en diamant, c’est de la bombe. Du bling top qualité.

— Pour les femmes, peut-être. Pour toi ? Moins sûr.

— Attends que ta mère voie ton oreille, ai-je ajouté. Tu me passeras un coup de fil quand ça arrivera ?

Une vaste estrade avait été montée dans la cour du LIRI. Tout le personnel était là, sur son trente et un. L’ambiance était optimiste et festive. Tout le monde souriait.

— Dommage que l’école reprenne demain, a dit Hi. Je commençais à m’habituer aux compliments, ça me changeait.

— Qui sait ? a rétorqué Shelton. Peut-être que les jeunes de Bolton vont nous accepter, maintenant. Certains ont dû apprendre notre exploit.

— Ouais, peut-être...

Je n’avais pas envie de parler du lycée.

Je n’avais pas parlé à Jason depuis le country-club, quand je l’avais envoyé paître lorsqu’il m’avait demandé de l’accompagner au bal des débutantes. Depuis, je l’avais complètement oublié, sans doute parce que je ne savais pas quelle réponse donner. Et je ne savais toujours pas quoi faire de Madison. J’avais dû éviter des mines tout ce semestre.

Un autre jour, ces problèmes-là.

Deux semaines s’étaient écoulées depuis que j’avais montré le manuscrit à Kit. Comme on pouvait l’espérer, la suite des événements avait été rapide.

L’équipe d’experts de M. Andrews avait authentifié nos pages comme un chapitre manquant du Livre de Kells. La découverte avait fait la une du journal de CNN. Le monde de l’art en bouillonnait encore d’excitation.

Le gouvernement irlandais avait pété un plomb, exigeant le retour immédiat des pages. Kit avait pris un avocat. Après des journées de négociations, un accord avait été trouvé.

Personne ne parlait argent, mais les rumeurs les plus folles couraient.

J’ai vu Ben qui se hâtait vers nous.

— Comment vous avez fait pour arriver sans que je vous voie ?

Il a décoché un coup de coude à Hi.

— Joli brillant, la star. Tu vas au bal des débutantes toi aussi ?

— Bande de philistins, a déclaré Hi. Vous ne sauriez pas reconnaître la classe, même si elle mourait dans votre baignoire.

— Peut-être que tu as été distrait par tout le nouveau matériel du Sewee, ai-je taquiné Ben. Ton bateau a l’air terriblement perfectionné, ces temps-ci.

— Tu peux parler, a répliqué Ben en rajustant sa cravate. J’ai vu une dizaine de paquets devant chez toi. Tu as acheté beaucoup de matériel de camping ?

— Vos yeux vous ont trompé, cher monsieur.

— Shelton, lui, il accumule les catalogues de voitures.

— Mon permis m’attend, a répliqué Shelton. Toujours prêt ! Ce n’est pas ça, la devise des scouts ?

— Euh, j’ai droit à une autre pièce d’or ? Pour cette rentrée, je pensais à du Gucci, a expliqué Hi.

— Tu as dépensé ton argent de poche. Tout ce qui reste, c’est pour équiper le bunker. J’ai de grands projets, ai-je répondu.

On n’avait jamais parlé des pièces d’or. À personne. Le manuscrit était plus que suffisant pour préserver Loggerhead.

Les Viraux avaient droit à une récompense. On avait résolu les énigmes et évité les balles. On méritait quelque chose, pour notre peine.

— Comment ça s’est passé, avec le vieux ? m’a demandé Ben.

— Parfaitement.

Après bien des discussions, on avait donné quelques doublons à Rodney Brincefield. Cela nous semblait juste. Sans le disque de pierre de son frère, on n’aurait pas pu se sortir des souterrains. On avait payé une dette.

— C’était sympa de le voir aussi surpris. Il est vraiment inoffensif.

— Inoffensif dans le genre dingue, a corrigé Shelton.

— Et pourquoi Chance a droit à une part ? a gémi Hi. Il est déjà riche à crever.

— On n’aurait pas trouvé le trésor sans lui. Il faut être juste.

J’aurais aussi pu ajouter « à cause de mon intense culpabilité », mais même ma franchise avait ses limites. Ma dette envers Chance dépassait quelques pièces d’or. Je voulais faire amende honorable pour la manipulation mentale que j’avais exercée sur lui. Comment ? Aucune idée.

Les dignitaires ont commencé à s’asseoir. Kit s’est installé à une longue table au milieu de l’estrade, l’air extrêmement mal à l’aise.

— Rappelez-moi comment ça marche ? a demandé Hi.

— C’est une nouvelle inauguration. Il y aura des discours, des tapes dans le dos, tout ça. Et après, un buffet.

— Non, je veux dire l’accord que ton père a passé pour que le LIRI continue.

— D’abord, Kit a créé une fondation à but non lucratif et lui a donné le manuscrit. Les coadministrateurs sont la nouvelle Fondation de Loggerhead Island – dont Kit est le directeur – et le Trinity College de Dublin  – gardien du Livre de Kells. Ensuite, cet organisme nouvellement créé a obtenu un prêt de la Banque d’Irlande. À de très bonnes conditions.

Les trois garçons me regardaient, bouche bée.

— Ne me demandez pas, mais c’est vraiment un paquet de fric. Un énorme paquet.

— Donc, la fondation a acheté Loggerhead Island ?

— Exact. Et pas seulement le terrain. La fondation possède désormais le LIRI et toute Morris Island. L’institut n’est plus soumis aux caprices budgétaires de l’université.

Kit avait insisté pour acheter les deux îles. L’État de Caroline du Sud avait donné son accord, à une condition. Loggerhead et Morris resteraient pour toujours des réserves naturelles. Elles ne feraient jamais l’objet d’un développement commercial. Kit avait accepté bien volontiers.

Tout le monde considérait que c’était gagnant-gagnant.

— Avec le chapitre de Kells comme garantie, le LIRI n’aura plus de problèmes de financement. En fait, Kit dit qu’ils risquent de s’agrandir. Le LIRI devrait devenir le premier site mondial de recherche vétérinaire.

— Pas étonnant qu’ils aient nommé ton père directeur, a dit Hi. C’est le sauveur providentiel.

— Il est tout à fait qualifié. Le poste est vacant depuis Karsten, et Kit fait partie du personnel de haut niveau. C’est logique qu’on le choisisse.

— Du calme, madame la défenseuse. Je te faisais marcher. Je suis ravi que Kit soit directeur. Il a donné des augmentations de salaire à tout le monde. Mon père pourrait accrocher son portrait dans notre salon.

— Vous avez lu les journaux aujourd’hui ? a demandé Shelton. On dirait que les frères Bates ont balancé Short. Ils ont plaidé coupables pour le meurtre des Fletcher.

— Tu crois toujours que Short savait ce qu’était le trésor ? m’a demandé Ben. Des pages du livre de Kells ?

— Oui, ai-je répondu. Short est expert en documents rares. À mon avis, il a vu une copie du rapport qu’a consulté Jonathan Brincefield. Je pense qu’il était prêt à tuer parce qu’il connaissait l’enjeu.

Mario, Duncan et Short avaient tous les trois été inculpés de deux meurtres et de quatre tentatives de meurtre. Mon avis ? Il fallait enfermer ces ordures et jeter la clé.

La générosité de Kit avait aussi profité aux Viraux. Nous étions persona non grata dans un nombre stupéfiant de musées, de lieux historiques et de sites naturels, mais nous avions évité toute inculpation.

Comme nous étions mineurs, la police n’avait pas révélé nos noms aux médias. Très peu de gens savaient ce qui s’était vraiment passé, comment et où le manuscrit avait été découvert. Ce qui nous convenait tout à fait. Toute la gloire pouvait revenir à Kit.

L’homme qui avait donné une fortune au LIRI parlait à tous les micros, Kit était devenu un chouchou des médias locaux, et Whitney était aux anges.

— Comment se passent les enchères ? m’a demandé Shelton.

— Les derniers doublons sont partis ce matin, a répondu Hi. À un super prix. J’ai fermé le compte eBay et j’ai transféré l’argent de PayPal. Je pense qu’on est bons.

Un technicien réglait un micro. Kit parcourait nerveusement une pile de fiches.

J’ai perçu un mouvement à la limite de mon champ visuel. Des rayons argentés. Je suis restée aux aguets, sachant que ce n’était pas une coïncidence.

Coop est arrivé, Whisper à ses côtés, Buster et Polo derrière, pour compléter le portrait de famille.

Ils ne devraient pas venir ici. C’est trop risqué.

C’étaient peut-être les ondes positives, ou la tournure heureuse qu’avaient pris les événements.

C’était peut-être mon bonheur de voir Kit recevoir la reconnaissance qu’il méritait.

Ou c’était peut-être la présence de mes meilleurs amis. La meute.

Quoi qu’il en soit, j’ai décidé de m’amuser un peu.

J’ai mis mes lunettes noires.

Plongé.

SNAP.

La flambée m’a parcouru. Les transitions se faisaient plus fluides, les changements moins pénibles physiquement.

Mais mes pouvoirs restaient capricieux. Mystérieux. Et ce virus rôdait toujours dans nos cauchemars.

On s’en souciera plus tard. Concentre-toi.

J’ai fermé les yeux et exploré mon subconscient. Des images ont jailli à la surface. Moi, Ben, Hi, Shelton, Coop qui nous regardait derrière la barrière.

J’ai essayé d’expliquer, mais les autres n’ont pas tout à fait compris. Ils avaient saisi le point principal : notre lien mental n’était possible qu’en présence de toute la meute. On ne savait pas ce que cela signifiait, mais c’était rassurant.

J’ai trouvé les câbles incandescents. Les flammes étaient encore plus vives, avec la proximité de Coop. Le chien-loup était le maillon final.

J’ai ouvert les yeux et envoyé le message le plus court qui soit.

COURS !

Coop a jappé, puis disparu dans la forêt.

À côté de moi, les autres Viraux ont tressailli.

Trois voix ont sifflé à l’unisson.

« Sors de ma tête ! »

Souriante, j’ai obéi. Kit s’est levé et approché du micro.

Je n’allais pas gâcher le jour de gloire de mon père.