33.
J’ai couru à perdre haleine. Puis je me suis arrêtée net.
Les Viraux m’ont percutée par l’arrière.
— Stop ! ai-je ordonné. On ne peut s’enfuir comme ça, sans savoir où l’on va !
— Bon sang, on nous a tiré dessus ! a aboyé Shelton.
Hi a poussé un gémissement :
— Pourquoi faut-il qu’on essaie toujours de nous descendre ? C’est pas de veine, vraiment !
— Chut !
Ben était le seul à garder son calme.
— Éteignez les lampes. L’obscurité nous donne l’avantage.
On a obéi. Accroupis dans le noir, le souffle court, on a tendu l’oreille.
— Ne bougez pas.
Ben est retourné sur ses pas dans le passage, puis est revenu en hâte.
— Il y a quelqu’un dans la caverne.
— Tu as vu qui c’était ? ai-je chuchoté.
— Il fait trop sombre. Il a éteint sa lampe.
— Bon, on continue. Tout le monde est encore en flambée ?
— Oui.
— Ouaip.
— Oui.
— Alors, on s’arrache, ai-je lancé. Hi, viens devant avec moi, puisque tu as la meilleure vue. On n’utilise qu’une lampe.
— Génial.
— Shelton, tu restes en arrière et tu écoutes si quelqu’un nous suit. Ben, tu le colles. Si quelqu’un nous rattrape, tu sais quoi faire.
— No problemo.
On a avancé aussi vite que possible dans les ténèbres, en guettant le moindre signe de danger. Je transpirais et mon cœur battait à tout rompre.
Pourvu qu’on ne rencontre pas d’autres pièges !
Vingt mètres. Trente. Cinquante.
La tension augmentait à chaque pas. J’entendais le ruisseau murmurer à côté de moi, ce qui accentuait encore ma nervosité. Je priais tous les dieux du ciel pour que le tunnel nous conduise en lieu sûr.
— Attention, mur devant, a chuchoté Hi.
Le murmure de l’eau s’est changé en un bruit de cascade tandis que le passage tournait abruptement sur la gauche et se rétrécissait considérablement.
À la queue leu leu, nous nous sommes engagés dans la fissure.
De l’autre côté, l’obscurité était encore plus épaisse, l’air plus vif. Une brise a caressé ma peau moite.
— Lumière ! ai-je ordonné.
Shelton a allumé la lanterne.
— Ouh là !
Les jambes soudain flageolantes, j’ai reculé jusqu’à pouvoir m’appuyer sur la paroi.
Nous étions sur une corniche d’environ un mètre cinquante de largeur surplombant un abîme. Le ruisseau y tombait, formant une cascade. Notre saillie rocheuse courait sur une dizaine de mètres avant de s’arrêter contre la paroi de la caverne.
De l’autre côté du gouffre, une autre saillie s’avançait, similaire à celle sur laquelle nous nous tenions. Derrière elle, un passage s’ouvrait dans la paroi. Un espace d’au moins six mètres séparait les deux corniches. Une immensité.
Un cul-de-sac. Nous étions pris au piège. Impossible de franchir ce vide.
— Comment on fait pour passer ? a gémi Shelton.
— On saute ? a suggéré Ben, sans enthousiasme.
Hi a secoué énergiquement la tête.
— N’y pense pas, même avec nos pouvoirs. Trouve autre chose.
— Bon, regardons autour de nous, ai-je dit. Que voit-on ?
Les faisceaux de nos lampes ont troué l’obscurité. J’ai examiné l’autre saillie, sans trouver le moyen de l’atteindre.
Hi a poussé un cri :
— Là-haut ! Une énorme plate-forme !
J’ai levé les yeux.
Il ne plaisantait pas.
À environ quatre mètres de hauteur, une dalle de pierre était suspendue à des chaînes de fer rouillées. Une extrémité était au-dessus de nos têtes, l’autre, à l’aplomb de la saillie opposée.
— Qu’est-ce que cet énorme machin peut bien fiche là ? a demandé Shelton. Et comment l’atteindre ?
Shelton examinait la paroi dans notre dos.
— Rien à faire. Regardez, elle forme une avancée. Il faudrait un équipement d’alpiniste.
— Alors, il faut faire descendre ce monstre, a déclaré Hi.
À ce moment-là, ça a fait tilt dans mon cerveau.
Pont. Abîme. Pont.
— La carte du trésor ! ai-je crié. La seconde strophe !
J’ai ouvert mon sac à dos avec des doigts fiévreux.
Saisissant le parchemin, je l’ai déroulé et j’ai braqué dessus le faisceau de ma lampe. Les Viraux se sont rapprochés de moi tandis que je lisais à haute voix :
— « Descends, descends du perchoir de dame Faucon. Et entame ton sinueux parcours vers la retenue de la salle obscure. »
— Pour la première ligne, c’est fait. Quant au parcours, il a effectivement été sinueux. Mais que peut bien être cette « retenue de la salle obscure » ?
— Continue, a dit Hi d’un ton pressant.
— « Fais tourner la Boucle du Sauveur dans la niche ouverte de l’abîme. Choisis ta fidèle servante pour que le pont correct se libère. »
Un frisson m’a parcourue.
— Cette énigme contient forcément la réponse !
— Mais ça n’a aucun sens ! a dit Hi.
Ben fronçait les sourcils.
— Le pont « correct ». Ça ne me plaît pas.
— Si ces vers nous donnent effectivement des indications, ai-je repris, il va falloir qu’on identifie la Boucle du Sauveur et qu’on localise la « niche ouverte de l’abîme ».
Pendant quelques instants, personne n’a ouvert la bouche.
Puis Shelton a poussé un petit cri.
— Est-ce que ce pourrait être ce trou ?
Il tendait un doigt tremblant vers un renfoncement moussu, ménagé dans la paroi derrière nous. De la taille d’une boîte à pain, il était à peine visible.
J’ai gratté la mousse avec mes ongles pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Un unique objet était dissimulé dans ce recoin. Une pierre plate, circulaire, de la taille d’une petite pizza, avec sept nodules formant un T sur la surface et une encoche au centre.
Visiblement, c’était un objet de fabrication humaine.
— Shelton a raison ! me suis-je écriée. Ce doit être la niche !
— Bon, maintenant, il nous faut la Boucle du Sauveur, a déclaré Hi.
Mentalement, j’ai répété la formule.
Fais tourner la Boucle du Sauveur. Fais tourner la boucle. La Boucle du Sauveur.
— Anne Bonny était chrétienne, ai-je dit. Et Jésus était son « Sauveur », n’est-ce pas ?
Shelton réfléchissait à haute voix :
— Donc, il faudrait faire tourner la boucle de... Jésus ? Comme un cercle ? Faire tourner Jésus en cercle ?
Re-tilt dans mon cerveau.
— Répète-nous ça !
— Quoi ? Faire tourner Jésus en cercle ? On y arrive comment, d’après toi ?
— Qu’est-ce qui représente Jésus ?
Ma voix montait dans les aigus.
— Une croix ! Et regardez ce que je vois !
J’ai désigné la niche.
— Les petites bosses forment une croix ! s’est exclamé Hi. On la tourne !
— Vas-y, Tory. (Shelton, enthousiaste maintenant.)
J’ai plongé la main dans le renfoncement et j’ai essayé de faire tourner la pierre dans le sens des aiguilles d’une montre. Rien. J’ai tenté ma chance en sens inverse. Toujours rien.
— Laisse.
Ben a pris le relais, muscles bandés. Sans plus de résultat.
— C’est trop large. Je n’ai pas une bonne prise.
Shelton se frappait le front.
— On passe à côté d’un élément, c’est certain. Mais lequel ?
J’ai pensé à quelque chose.
— Anne a écrit Boucle du Sauveur avec des majuscules, comme si c’était un nom propre.
— Donc il nous faut un objet réel ?
Hi parcourait du regard la paroi rocheuse.
— Je ne vois rien, pourtant.
D’un seul coup, j’ai trouvé la réponse.
— Je sais !
Fouillant dans mon sac à dos, j’en ai extrait l’objet que j’avais trouvé sur le corps du pauvre Jonathan Brincefield. Un disque de pierre. Avec sept trous.
Qui formaient un T. Une croix, en quelque sorte.
La Boucle du Sauveur.
— C’est cela ! Les trous doivent correspondre aux bosses.
J’ai posé le disque sur la pierre sculptée et l’ai appuyé fermement.
Tchac.
Bosses et trous étaient alignés. La saillie du disque s’emboîtait sans heurt dans l’entaille de la pierre.
J’ai imprimé un mouvement vers la droite. Le cercle de pierre a tourné sans peine.
Crash !
Une portion de mur s’est détachée, a basculé vers l’avant, puis est tombée dans l’abîme. On l’a entendue s’écraser à une profondeur impressionnante.
Dans la paroi derrière notre corniche, une nouvelle niche était apparue. À l’intérieur se trouvaient plusieurs manettes poussiéreuses. Sept, très exactement.
— Et maintenant ? a demandé Hi, visiblement à bout. Il faut encore faire un choix à la con ?
J’ai hoché la tête.
— Oh, non !
Ben, à plat ventre, regardait au fond du gouffre.
— Qu’est-ce qu’il y a ? a demandé Hi. Ben a hésité avant de répondre.
— Je sais pourquoi le poème précise qu’il faut libérer le pont correct.
— Oui ?
J’avais soudain la gorge sèche.
— Nous sommes sur le pont « incorrect ».