60.
— Mais écoutez-moi, c’est tout ! ai-je crié.
À ma demande, on s’était réunis dans le garage de Shelton. L’atelier de son père était le meilleur endroit pour examiner mes trouvailles.
Les Alliés n’avaient pas rencontré de résistance plus déterminée en Normandie.
— Je ne veux pas ! a gémi Shelton. Tu vas parler, et on va tous dire oui, et l’instant d’après je vais me retrouver suspendu à la tour Eiffel en pleine nuit, poursuivi par des vampires ninja. Non et non !
Ben lui a mis une calotte.
— Il y a un fond de vérité dans ce délire... On a trouvé le coffre, Tory. On est dans l’impasse, a dit Hi.
— Mais réfléchissez ! Pourquoi enterrer un coffre vide, à moins de vouloir envoyer un message à celui qui le trouvera plus tard ?
— Le message a été reçu, a dit Ben en me tendant le majeur. Ha, ha, ha ! Perdu !
— Peut-être, mais le couvercle était intact : celui qui a enlevé le contenu avait accès à la clé. Je pense qu’Anne Bonny a de nouveau déplacé le trésor et laissé des indices pour qu’on la suive.
— Qui ? a demandé Shelton, sceptique.
— Mary Read.
— Mais elle était MORTE !
— Peut-être qu’Anne Bonny NE LE SAVAIT PAS ! ai-je hurlé à mon tour.
— Ça suffit ! a crié Ben en nous foudroyant du regard. C’est grâce à Tory qu’on a trouvé le coffre. Écoutons ce qu’elle a à dire. On lui doit au moins ça.
Shelton a levé les yeux au ciel, retenant sa langue.
Ben a braqué son index sur moi.
— Mais pas de promesses, Brennan. Je ne suis pas fou des chasses au dahu, et en plus on a failli se faire tuer. Deux fois.
— Ça commence toujours comme ça, a marmonné Shelton. On est fichus.
— Merci, ai-je dit, la bouche en cœur.
Intérieurement, je souriais comme un chat bien nourri.
Shelton avait raison, bien sûr. Une fois que j’avais capté leur attention, c’était toujours leur curiosité qui l’emportait. C’était ce que j’adorais le plus chez eux.
— Bien. On a deux choses à examiner...
*
* *
On s’est retrouvés une heure plus tard.
— Commençons par le coffre, ai-je dit. Ben et moi, on a examiné chaque latte, chaque clou, chaque planche. Rien à l’intérieur, ni à la surface. Pas de compartiment secret. Aucun texte.
— Le coffre en lui-même est une impasse, a opiné Ben.
— Ce qui nous laisse le contenu. Hi, parle-nous de la végétation.
— Vous n’allez pas y croire, a commencé Hi d’un air perplexe. Je peux identifier cette plante.
— Sans blague.
Hi avait raison. Je n’y croyais pas.
— Sérieux. C’est un spécimen tellement rare que, franchement, ç’a été facile. Mes livres ne parlent que de ça, et j’ai eu la confirmation sur Internet.
— Trop fort. Vas-y.
Hi a posé les feuilles sur la table de travail.
— Ce sont des feuilles de Dionaea muscipula, communément appelée attrape-mouche de Vénus. Je n’arrive pas à croire qu’elles aient tenu aussi longtemps sous terre. Elles ont dû être desséchées, et le coffre devait être étanche. Quel talent d’artisan !
— Comment tu peux en être sûr ? a demandé Ben.
— J’ai vérifié au microscope. La feuille est divisée en deux parties : une tige plate en forme de cœur, terminée par deux lobes articules au milieu, qui forment le piège. Des protubérances raides, semblables à des poils et appelées cilia, se trouvent au bord. C’est tout ce qu’il me fallait. On ne peut pas confondre grand-chose avec un attrape-mouche de Vénus. Un singe aurait pu le trouver.
— J’adore ça, une plante qui mange les insectes, a dit Shelton.
— Les attrape-mouches sont trop forts, a expliqué Hi en faisant un V avec ses mains. Leurs feuilles sont comme de petites bouches qui se ferment d’un coup quand une mouche entre. À l’intérieur, de minuscules capteurs font la différence entre une proie vivante et d’autres choses, comme les gouttes de pluie. Si un insecte actionne deux capteurs d’affilée, ou deux fois le même, boum !
Hi a refermé les doigts d’un coup.
— Les mâchoires se referment, emprisonnant l’insecte. Ensuite, la plante le digère tranquillement.
— C’est fou. Comment est-ce que ça a évolué ?
— Les attrape-mouches poussent dans des zones où la terre n’est pas terrible, comme des marais ou des tourbières. L’espèce a développé cette méthode de truand pour compenser le manque de nutriments.
— Très intéressant, a coupé Ben. Mais est-ce que cette riche histoire végétale va nous aider ?
— Beaucoup, a répliqué Hi. Les attrape-mouches de Vénus sont incroyablement rares. De nos jours, ils ne poussent à l’état sauvage que dans une zone de soixante kilomètres autour de Wilmington, en Caroline du Nord. Il est très improbable que deux ou trois spécimens morts aient atterri par hasard dans ce coffre.
— Excellent travail, Hi, médaille d’or. Et vous, mon bon monsieur ?
— Moi aussi, jackpot, a dit Shelton en montrant un caillou. Ces petites cochonneries sont du calcaire.
— Explique.
Shelton s’est mis à lire un papier imprimé.
— Le calcaire est une roche sédimentaire composée de calcite et d’aragonite, qui sont les formes cristallines du carbonate de calcium. À la base, le calcaire se forme à partir des squelettes et des coquilles d’organismes marins morts, comme le corail.
— Tous les calcaires ressemblent à ça ?
— Non. Des impuretés comme l’argile, le sable ou des animalcules marins créent des variations de forme et de couleur. Le calcaire est extrêmement courant, et a été considérablement utilisé en architecture. On a construit les Grandes Pyramides avec.
— Alors, comment tu l’as identifié ? a demandé Ben.
— Facile, a dit Shelton avec un grand sourire. J’ai envoyé une photo par mail à un géologue de l’université de Charleston. Ça lui a pris environ deux secondes.
J’ai opté pour l’humour à froid.
— Bien joué, Shelton. Il arrive quand, ton prof de fac ?
— Qu’est-ce que j’y connais aux roches ? Mais moi, j’ai des résultats. Aussi, il m’a dit de plonger le caillou dans du vinaigre et d’écouter s’il pétille ou fait des bulles. C’est fait. C’est du calcaire. Aucun doute.
— Tu peux dire d’où viennent les cailloux ?
— Non. D’après ce que j’ai lu, le calcaire est trop courant. Mais il est douteux que trois cailloux de calcaire identiques aient roulé au même moment sur la plage du Cimetière.
— Donc, on a deux bizarreries. Des plantes et des cailloux, et ni les uns ni les autres ne se trouvent naturellement sur Bull Island.
— Très bien, a dit Ben. Ces trucs se sont retrouvés dans le coffre. Ça n’en fait pas des indices.
— Fais-moi plaisir. Suppose qu’ils aient été mis là délibérément. Où est-ce que ça nous mène ?
— C’est l’heure de Google, a déclaré Hi en pianotant sur son iPhone. Voyons voir... « attrape-mouche », « calcaire » et « Caroline du Sud »... J’ai une seule réponse valable.
— Je vais tomber de ma chaise, là, Hiram...
Si seulement j’avais été assise.
— T’affole pas. Laisse-moi lire.
Quelques secondes atroces se sont écoulées.
— C’est bon. Dewees Island, a annoncé Hi. D’après ce site sur la nature, les attrape-mouches y poussaient. C’est fini maintenant, mais il aurait pu y en avoir au début du dix-huitième siècle.
— Trop bon !
— Attends, j’ai encore mieux. Il n’y a pas de voilures sur Dewees, dont les routes ne sont pas goudronnées. On a mis du calcaire concassé à la place, tiré d’une carrière locale.
— Ça ne veut rien dire, a ricané Shelton. Le calcaire, on en trouve presque partout. Ta recherche est trop aléatoire.
— Dewees est le seul endroit qui corresponde aux deux.
— Ça vaut au moins la peine d’y jeter un œil, ai-je dit. Anne Bonny a peut-être placé ces éléments pour donner un indice.
Mais Shelton ne me suivait pas.
— Tu veux aller jusqu’à Dewees parce qu’il y a une roche ultracourante, et qu’une plante rare y poussait autrefois ?
— Oui. Je ne crois pas aux coïncidences.
— Et même, qu’est-ce qu’on va en faire ? Une fois sur Dewees, c’est le trésor qui va venir nous chercher ?
— Nous devrions étudier toutes les possibilités, ai-je répondu en faisant un effort pour garder mon calme.
— C’est franchement faible, a dit Ben. Même si tu as raison, on n’a pas la moindre idée de l’endroit où chercher.
— Ça nous fait combien d’îles, maintenant ? a gémi Shelton. Wadmalaw. Bull. Sullivan’s. Il y en a encore presque une dizaine. Et maintenant, il te faut Dewees. Ça ne s’arrête jamais !
J’ai refusé de répondre. J’avais clairement exprimé ma position. Aux garçons de prendre leur propre décision.
Hi est venu à mon secours.
— Allez, bon Dieu, on y va ! On va à Dewees et on se balade. On n’a rien d’autre à faire, et il vaut mieux une promenade en bateau que de rester ici à jouer au pendu. J’en suis, à fond.
Ben et Shelton, eux, s’entêtaient.
Hi a donné un coup de coude à Shelton.
— Hé, on garde la foi, hein ?
— OK, a soupiré Ben. Pourquoi pas ? Les Viraux partent en mer à la recherche d’Anne Bonny... une dernière fois.
— Je vous l’avais dit, les gars ! s’est lamenté Shelton. Il ne faut pas la laisser parler. Je vais aller chercher mon deltaplane.