44.
Les coups à la porte ont fini par me réveiller.
— Je serai au travail toute la journée, disait Kit derrière la porte. Je sais que tu es en colère d’être punie et de devoir rester à la maison, mais il va falloir te bouger. Trop de sommeil, c’est aussi mauvais que pas assez.
— Gné... ?
C’était tout ce que j’arrivais à dire.
J’ai entendu Kit s’éloigner. J’ai jeté un œil au réveil. Dimanche. Onze heures moins le quart.
— Oh, m...isère !
J’avais eu une panne d’oreiller. Pour que mon idée marche, il fallait y aller aujourd’hui.
J’ai foncé à mon ordinateur, retrouvé les Viraux et distribué les rôles. Les garçons ont un peu protesté, puis accepté. Je le savais, d’ailleurs. On n’avait pas d’autre choix.
Je me suis déconnectée. J’avais l’impression d’avoir oublié quelque chose, mais quoi ?
J’ai repassé le plan dans ma tête. Il y avait des trous, bien sûr, et quelques hypothèses risquées, mais l’ensemble tenait. Pourtant, j’avais toujours cette impression agaçante.
Mais quoi ?
Coop est entré dans la pièce, la queue frétillant comme un essuie-glace.
— Viens, mon chien.
Je suis descendue lourdement pour voir si Kit avait laissé du café.
Encore une journée mortelle en perspective.
*
* *
— Gardez les yeux ouverts, a prévenu Ben. Il ne faut pas s’échouer.
C’était le milieu de l’après-midi. À bord du Sewee, on avançait prudemment entre les masses de végétation marécageuse qui entouraient l’île de Wadmalaw.
Il avait fallu plusieurs heures, mais Shelton avait enfin trouvé les renseignements dont on avait besoin.
On avait couru au bateau.
Ben avait passé Folly et Kiawah, direction l’embouchure de l’Edisto River, vers l’intérieur des terres jusqu’à la barre de marais et de mangroves entourant le détroit de Wadmalaw.
Le canal rétrécissait à mesure que le bateau s’avançait dans les grands ajoncs et les tiges épaisses des spartines. Des merles tournaient dans le ciel, se repaissant d’insectes engourdis par la chaleur de l’après-midi. Des aigrettes étaient perchées sur des bancs de boue séchée, à l’affût du moindre mouvement dans l’eau calme et croupie.
Mon plan était simple.
L’évasion par la route était impossible. Marsh Point n’avait qu’un seul accès, bloqué par un poste de garde bien surveillé. Impossible de le contourner en voiture.
S’enfuir à pied était tout aussi irréaliste. L’hôpital se trouvait sur un minuscule îlot entouré de boue et d’eau. La seule piste longeait la route, et elle était bien visible.
Il ne restait plus que la voie maritime.
En nous faufilant dans les marais jusqu’au lac qui entourait l’hôpital, on pouvait contourner le poste de garde et arriver sur le site par l’arrière, non surveillé.
Ben procédait à des manœuvres délicates, le visage tendu. Pour une bonne raison. Si on s’échouait sur un haut-fond, le Sewee pourrait rester coincé pendant des heures.
Ben a jeté un regard à gauche, et s’est raidi aussitôt.
— Pas de panique, a-t-il dit d’une voix calme, mais il y a un alligator monstrueux à dix mètres à bâbord.
Toutes les têtes se sont tournées d’un coup.
Un alligator de deux mètres cinquante se reposait sur un banc de sable, ses écailles gris-vert couvertes de boue séchée. Il a ouvert ses yeux reptiliens, nous a regardés sans émotion, puis les a lentement refermés.
— C’est... c’est ça, a bredouillé Shelton. C’est l’heure du dodo. On vaut pas la peine que tu te déranges.
Ben a découvert une impasse au bout d’un chenal. Il a fait demi-tour et pris un nouvel itinéraire. Il naviguait péniblement dans ce labyrinthe vert étouffant, la sueur dégoulinant de son front.
Hi se donnait des claques dans le cou.
— Ces moustiques me dévorent vivant.
— Moi aussi, a dit Shelton en lui lançant l’antimoustiques. On doit avoir un goût délicieux.
— C’est gagné !
Ben faisait avancer le Sewee entre deux talus herbeux.
— L’île des fous, à douze heures.
Cinquante mètres d’océan nous séparaient de l’hôpital et de la terre ferme.
— Là !
Ben montrait un bosquet de saules pleureurs qui sortaient de l’eau.
— Ces arbres devraient nous cacher... Je vais vous laisser sur la rive, puis reculer et dissimuler le Seewee dans les ajoncs. Attendez le signal.
— On se glisse jusqu’à la porte derrière le bâtiment, à gauche. Je la déverrouille et je monte la garde, a dit Shelton.
Shelton avait trouvé et téléchargé les plans de l’hôpital en début d’après-midi. Après les avoir étudiés, on avait une bonne idée de notre objectif.
— Il ne devrait pas y avoir d’alarme à la porte.
On comptait là-dessus.
L’hôpital de Marsh Point insistait sur le caractère ouvert et libre de ses locaux. Les résidents n’étaient jamais enfermés dans leur chambre, et pouvaient généralement se promener sur le site à leur aise.
Peu étonnant. Dans cet environnement digne d’Alcatraz, ils n’avaient nulle part où aller.
Si seulement je pouvais envoyer un message à Chance. Il viendrait à notre rencontre.
Impossible. Les patients n’avaient pas droit aux appels téléphoniques sans surveillance. Chance n’avait aucune idée de notre arrivée.
Mais nous ne pouvions pas attendre. Le dimanche, il y avait moins de personnel, moins de risques de se faire prendre. Il ne me restait plus qu’à trouver Chance moi-même.
Hi répétait son rôle :
— Une fois à l’intérieur, Tory et moi, on va au troisième, et là, je monterai la garde dans l’escalier.
À mon tour :
— Je fouille les chambres, je trouve Chance et on rejoint Hiram.
— On redescend, et on retrouve Shelton.
— J’envoie un texto à Ben, a continué Shelton. Et puis on se bouge le cul pour revenir à la zone d’accostage.
— Où je vous attendrai, a complété Ben. On disparaît dans les marais. Terminé.
Un plan solide. Mais tant de choses pouvaient mal tourner...
Et si quelqu’un remarquait le Sewee ? Combien y avait-il de gardiens dans le bâtiment ? Et comment est-ce que je trouverai la chambre de Chance ?
J’ai écarté mes doutes. Aucun plan ne pouvait tenir compte des impondérables. On s’adapterait au fur et à mesure.
J’ai pris une profonde inspiration. C’était l’heure.
— Emmène-nous.
— Compris.
Ben a lancé le moteur et on a foncé sur le lac.
En arrivant à couvert sous les saules, Shelton, Hi et moi avons sauté de la proue pour patauger jusqu’à la rive. Ben a fait marche arrière pour battre en retraite vers le marais.
— Maintenant ? m’a demandé Hi.
— Oui. (Je me préparais au choc.) Vas-y.
SNAP.
La force m’a parcourue comme un éclair, une flamme. J’ai fermé les yeux, attendant que les tremblements se calment.
Mes sens se sont éveillés. Le monde m’apparut avec une précision absolue. Je haletais.
— Prêts ?
Les garçons ont l’ait signe que oui, leurs yeux dorés cachés derrière des lunettes noires. J’ai enfilé les miennes et gravi la colline.
Dans notre dos, le soleil déclinant nous dissimulait. On a filé dans la cour pour se cacher derrière une haie. Coup de chance. Avec la chaleur suffocante, tout le monde restait à l’intérieur.
J’ai évalué notre objectif en silence. Le château semblait tout aussi menaçant vu sous cet angle, mais la porte était bien là.
— On y va.
Shelton s’est glissé vers la porte et l’a tirée ; il a failli tomber quand elle s’est ouverte d’un coup. Elle n’était pas verrouillée. Il l’a entrebâillée.
— Bonne chance.
Là-dessus, Shelton s’est fondu dans les buissons voisins.
À l’intérieur, un grand escalier. Je me suis arrêtée le temps de me repérer.
Des voix étouffées me sont parvenues d’une porte à droite.
Couloir, a articulé Hi.
Tintement de clés, grincement de chaussures. Un rire rauque.
On a foncé dans l’escalier, Hi et moi.
Troisième étage. Une double porte séparait l’escalier d’un long couloir au fond. J’ai tendu l’oreille.
Rien. Même en flambée, le seul bruit que je détectais était celui d’une pendule.
Où est tout le monde ?
— Attends un peu, ai-je chuchoté.
Je me suis glissée dans un corridor de carrelage blanc, bordé de portes d’acier, toutes flanquées d’un présentoir métallique. Tout au bout, une chaise vide.
Je passais d’un présentoir à l’autre, regardant les noms, sûre de me faire prendre, un œil sur l’ascenseur derrière le bureau des infirmiers.
La chambre de Chance Claybourne était la cinquième.
Je n’ai pas hésité.
Le cœur battant la chamade, je suis entrée.
La pièce était confortable, avec un lit pour une personne et un petit bureau de bois. Des murs nus, bleu tendre. La seule fenêtre surplombait un jardin de pierre japonais.
Chance était assis sur son lit, en train de lire un livre. Même avec un jogging miteux, il ressemblait à un mannequin. Comment est-ce que je pouvais le trouver encore séduisant ?
Rappelle-toi ce qu’il a fait. Ce qu’il a essayé de cacher.
Chance a poussé un petit cri qui m’a ramenée sur terre. Il me regardait, les yeux exorbités.
— Tory ? Mais que fais-tu donc ici ?
— Tu as dit que tu avais besoin d’aide. Je n’ai pas encore tué de dragon, mais la journée n’est pas finie.
— Maintenant ?
Chance était trop stupéfait pour se la jouer cool.
— Tu sais comment sortir ? Et pourquoi est-ce que tu portes des lunettes de soleil ?
— Pas de questions. Sauf si tu as un autre plan ?
— Absolument aucun.
Chance a commencé à fourrer des affaires dans un sac à dos.
— Je suppose que tu as un moyen de quitter les lieux ?
— Naturellement.
— Comment est-ce que tu as pu monter ici sans te faire repérer ? (Chance a jeté un œil à son réveil.) L’heure de la sieste ! Mais oui, bien sûr. C’est malin. À cette heure-là, tous les aides-soignants jouent aux cartes dans le hall.
— C’était l’idée.
Tu parles d’une innocente aux mains pleines...
Chance s’est rembruni.
— Mais on ne passera pas devant le parking.
— Pas besoin. Tu veux bien accélérer un peu ?
J’ai entrebâillé la porte et jeté un œil dans le couloir. Vide.
— Viens.
Chance sur les talons, j’ai couru vers l’escalier.
Tout à coup, l’ascenseur s’est arrêté.
Un arrière-train massif s’avançait à reculons dans le couloir, suivi d’un chariot à médicaments brinquebalant.
J’ai ouvert d’un coup la porte la plus proche et poussé Chance à l’intérieur. Le loquet s’est fermé juste au moment où l’aide-soignant se retournait.
— On aurait dû foncer ! siffla Chance. C’est le chariot à médicaments. On sera coincés ici pendant au moins dix minutes. Et, à ce moment-là, le couloir grouillera de gens.
— Laisse-moi réfléchir.
J’ai jeté un œil autour de nous. On était dans un placard à linge, avec des étagères pleines de couvertures et de serviettes le long d’un mur. Sur un autre, à hauteur de poitrine, se trouvait un rectangle métallique, avec une poignée pile au milieu. À côté de la poignée, un bouton noir brillant.
— Qu’est-ce que c’est ? a chuchoté Chance.
— Aucune idée.
J’ai appuyé sur le bouton, déclenchant un bruit sourd dans le mur.
— Tu es folle ? On ne sait pas ce que ça peut faire !
Dans un fort bourdonnement, le rectangle de métal a commencé à vibrer.
Au point où on en est...
J’ai tiré sur la poignée, faisant glisser le couvercle vers le haut et révélant un compartiment de la taille d’un four à pizza géant.
— Un monte-charge ! me suis-je exclamée, sans doute trop fort.
Changement de plan immédiat. J’ai sorti mon portable pour envoyer un texto à Shelton et Hi.
— Monte dedans, ai-je dit à Chance.
— T’es dingue.
— C’est le seul moyen de sortir sans se faire voir. Ils doivent s’en servir pour envoyer le linge sale à la blanchisserie.
Chance n’a pas bougé d’un cheveu.
— C’est un cercueil en métal.
— Tout ira bien.
Impossible de lui montrer ma nervosité.
— Une fois qu’on aura fermé le panneau, ce truc nous descendra droit au rez-de-chaussée.
Chance ne bougeait toujours pas.
— Regarde.
Je me suis glissée dans l’étroit compartiment.
— Les dames d’abord.
Chance avait encore l’air sceptique.
— Si on reste coincés, tu seras mon prochain repas.
Il s’est serré contre moi puis a refermé le panneau.
Rien.
Des images effrayantes m’ont brûlé l’esprit. Moi, prise au piège dans cette boîte. Luttant pour bouger, pour respirer. Mon rythme cardiaque est parti en vrille. Mes paumes étaient inondées de sueur gluante.
Soudain le moteur s’est mis en marche et on a commencé à descendre.
Chance haletait à côté de moi, visiblement mal à l’aise dans cet espace confiné. Je sentais son torse contre mon dos, ses genoux contre l’arrière de mes cuisses.
J’étais très, très consciente de sa proximité.
SNUP.
Ma flambée s’est éteinte, me vidant temporairement de mon énergie. Un frisson m’a parcouru le corps. J’ai ôté mes lunettes noires, je me suis frotté les yeux. Peu à peu, j’ai recouvré mes esprits.
Le monte-charge s’est arrêté d’un coup. Je me suis imaginé de quoi on aurait l’air si quelqu’un nous découvrait.
Par pitié. Pas de public.
La porte s’est soulevée.
Chance s’est quasiment éjecté. J’ai filé derrière lui, en regardant partout autour de moi.
On avait atterri dans l’angle d’une vaste buanderie. Des comptoirs de granit longeaient les murs, entre des éviers, des lave-linge et des séchoirs de taille industrielle. Heureusement, personne dans la pièce.
— On est au sous-sol, a chuchoté Chance, en jetant des coups d’œil furtifs. Et maintenant ?
— Il faut qu’on sorte, par l’arrière.
— Il y a un escalier à l’arrière, pour les livraisons.
— Comment tu sais ça ?
— J’observe. Je pense à m’évader depuis que je suis arrivé.
Chance avait raison. Un escalier étroit menait de la buanderie à une petite zone goudronnée derrière l’hôpital.
— On peut arriver jusqu’à l’eau sans se faire voir ? ai-je demandé.
— Suis-moi.
Chance m’a guidée à l’arrière, passant devant la porte par laquelle j’étais entrée. J’espérais de toutes mes forces que mes textos avaient bien été reçus.
Chance a foncé dans un labyrinthe de haies. J’étais sur ses talons.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le jardin de méditation. On est à couvert jusqu’au bosquet de cornouillers, hors de vue de l’hôpital.
— Tu y as vraiment réfléchi !
Chance a souri pour la première fois.
— Si tu savais...
Quelques minutes plus tard, on était aux saules pleureurs. Ben nous attendait, moteur tournant. Hi et Shelton étaient déjà à bord. Impossible de dire qui était le plus soulagé.
— Allez, allez, allez ! glapissait Hi. On décolle.
— Tu y es arrivée, a dit Ben, l’air légèrement étonné. Est-ce que quelqu’un t’a vue ?
— Je ne crois pas.
On est montés à bord.
— Mais ne tentons pas le sort. Allez, vas-y !
*
* *
Chance s’est mis à rire.
— Il ne faut pas vous sous-estimer, tous les quatre !
— Rappelle-toi. On a passé un marché.
On était sortis du marais depuis dix minutes. Le Sewee faisait le tour de Seabrook Island, vers le nord-est et tout près de la côte. Direction la maison. Je n’avais aucune intention de perdre mon temps.
— La croix celtique. Où est-elle ?
Chance a réfléchi un instant.
— La croix se trouve au camp de pêche de mon père. Elle y est depuis qu’il l’a achetée. Hollis et ses copains y allaient pour boire et fuir leurs femmes. (Un sourire jouait sur les lèvres de Chance.) Père disait souvent pour plaisanter que cette bicoque avait besoin d’un peu de sainteté pour compenser leur débauche.
L’adrénaline nie parcourait le corps. Je sentais la croix d’Anne Bonny dans mes mains.
— Où est ce camp ? a demande Ben.
Chance s’est étiré.
— Tut-ttt. Je ne vais pas révéler tous mes secrets d’un coup.
— Attends, quoi, là ? Tu as promis ! ai-je crié en lui pointant le doigt en pleine figure.
— Et je tiendrai parole. (Chance a écarté ma main.) D’abord, j’ai besoin d’un endroit pour me poser en attendant la suite. De manger. Et d’une douche.
Chance m’a jeté un regard plein de sous-entendus.
— Tu ne peux pas habiter chez moi.
Qu’est-ce qu’il croyait ?
— Je n’ai pas trop de choix en ce moment.
Il a durci le ton :
— Tu as besoin de la croix. Et moi, d’un hébergement temporaire. Cela va prolonger un peu notre partenariat.
Il me tenait. Mais comment le cacher à Kit ?
— Demain soir, a promis Chance. Tu as ma parole. D’ici là, tu auras la joie de ma compagnie.
Je n’ai trouvé rien à répondre.
— Alors, qu’est-ce qu’il y a pour dîner ? a-t-il demandé avec un sourire béat.