62.

— Le pauvre gars.

Shelton s’est assis près de moi à la poupe.

— Cela dit, tu as fait ce qu’il fallait faire, Tory. La meute d’abord. En plus, Chance a besoin d’être soigné.

— Shelton a raison, a opiné Ben. Tu étais obligée de mentir. Chance ne doit pas apprendre la vérité sur nos pouvoirs.

— Je sais. Je devais le faire.

Je finissais de ranger mon matériel sous mon banc.

Dans ce cas, pourquoi est-ce que je me sentais aussi mal ?

— Ne te flagelle pas, m’a dit Shelton. C’est horrible de manipuler l’esprit de Chance, mais il faut qu’on se protège. C’est notre liberté qui est en jeu. Notre vie, peut-être.

— Je sais. Mais Chance était avec nous. On n’aurait pas trouvé le coffre sans son aide. Et comment je le remercie ? En le convainquant qu’il est à la masse. Trop bien, le karma.

— Quel choix tu avais ? a demandé Ben en haussant les épaules.

— Aucun, a dit fermement Shelton.

J’ai essayé de me concentrer sur la tâche qui nous attendait.

— Allez, on y va, c’est tout.

Un jour, je revaudrais ça à Chance. D’une manière ou d’une autre.

— Où est Gros Burger ? a râlé Ben. On avait dit dans quinze minutes.

— Il arrive. Et il doit y avoir un problème : il court comme un dératé.

C’était vrai. Hi dévalait la colline. Il a failli dégringoler dans l’escalier du quai, descendant aussi vite que ses jambes le lui permettaient. Cinq secondes de sprint plus tard, il était au Sewee, haletant et pantelant, le visage écarlate.

— Les gars ! Les gars !

— Calme-toi, lui ai-je ordonné. Respire à fond. Tu vas tourner de l’œil.

— La radio ! a haleté Hi. Mettez... la radio... les nouvelles...

— D’accord, d’accord, a dit Ben en allumant la radio. Nous fais pas une syncope, c’est tout. Une station en particulier ?

— News 12, a glapi Hi en s’effondrant à bord. Vite !

Une voix crachotante a jailli des haut-parleurs.

« Pour en revenir à notre information principale, un porte-parole de la police a révélé les noms des deux victimes de l’accident de la circulation sur le pont Arthur Ravenel Jr. ; un accident qui n’a impliqué qu’un seul véhicule. Les sources policières se refusent à confirmer les détails, mais le porte-parole a identifié les victimes comme étant Chris et Sallie Fletcher, du quartier de Radcliffeborough, dans le centre de Charleston. D’après des sources qui restent à confirmer, une Toyota Prius de 2010, appartenant au couple, a été retrouvée à 5 h 45 environ ce matin, après avoir effectué une sortie de route près de la bretelle de l’autoroute 17. La voiture a heurté une pile du pont et aussitôt pris feu. Lors d’un journal exclusif News 12, nous avons appris que les disparus étaient étudiants de troisième cycle à l’université de Charleston, ainsi que conservateurs au Charleston Museum. Nous vous tiendrons informés des derniers développements de l’enquête. Informations financières. Wall Street a subi une nouvelle baisse aujourd’hui, la valeur des actions... »

Ben a éteint la radio d’une main tremblante.

— Oh, mon Dieu...

— Morts ? a demandé Shelton, les sourcils presque collés aux cheveux. Morts ? Les Fletcher de la nuit dernière ?

— Les nouvelles ne parlent que de ça, a confirmé Hi qui avait repris son souffle. Je mettais mes chaussures quand tout à coup c’est passé à la télé.

— Morts ? a répété Shelton. Pour de bon ?

— Ils oui du se réveiller sur la plage, puis quitter Bull Island en bateau avant de revenir à leur voiture. En rentrant chez eux, ils devaient être fatigués, peut-être un peu dans les vapes... a expliqué Ben, tout pâle.

— Ce n’est pas notre faute, s’est défendu Shelton. Ils nous ont agressés, et on s’est défendus. Je suis désolé qu’ils aient été tués, mais ce n’est pas notre faute !

Je ne disais rien. Je ne savais pas quoi dire. Je pensais au bavardage aimable de Sallie à l’accueil du musée. À Chris, qui emballait les touristes devant l’ancien marché. Aux deux, qui souriaient en racontant les histoires de fantômes de Charleston, dans la douce lumière des réverbères. Ils étaient si jeunes. Leur mort était terrifiante.

Puis je me suis rappelé la plage du Cimetière. La froideur de Chris. Le pistolet que Sallie pointait sur ma tête. L’absurdité de leur mort me rendait malade, mais, au fond de moi, j’étais aussi... soulagée. Et j’en avais honte.

Ce n’était pas tout. La théorie de Ben était plausible, tout comme sa chronologie des événements. Mais mon instinct me hurlait tout autre chose.

Un coup fourré.

Hi avait la même idée.

— Chris a dit qu’ils roulaient en Prius, c’est bien une Prius qui a eu l’accident. C’était donc quelqu’un d’autre qui nous suivait en Studebaker... Tu ne penses pas que...

— Attendez ! s’est écrié Shelton. Le type des infos a dit que c’était un accident. Aucune raison de penser que ça n’en est pas un.

— Je trouve ça bizarre, c’est tout. Les Fletcher, c’est le genre à tomber d’un pont en voiture ? J’ai du mal à y croire.

— Moi aussi, ai-je ajouté. Je ne dis pas que ce n’était pas un simple accident. Mais il faut être prudent. Hi a raison, pour la Studebaker. C’était forcément quelqu’un d’autre, et peut-être qu’il nous suit encore.

— Il ne faudrait pas qu’il nous arrive un « accident » à nous aussi, a opiné Hi.

— On va toujours à Dewees ? a demandé Ben.

— Oui, ai-je répondu sans hésiter. Shelton a raison aussi. Selon toute probabilité, l’accident n’est qu’un accident : une erreur de conduite tragique. On ne va pas abandonner nos recherches par paranoïa. Trop de choses en dépendent.

Ben a acquiescé, puis Hi, et enfin Shelton.

— D’une manière ou d’une autre, il faut qu’on aille au bout de cette histoire, ai-je déclaré. Voyons si Anne Bonny a encore des tours dans son sac.