4.
La séance d’autoapitoiement n’a pas duré.
J’ai bondi sur mon Mac et je l’ai allumé. Quelques instants après, j’étais sur iFollow.
J’avais besoin des autres Viraux. Tout de suite. iFollow permet à des groupes d’être en contact en ligne. Quand des utilisateurs se connectent à partir d’un smartphone, l’application suit les déplacements de chaque membre sur le plan d’une ville. Le programme permet aussi de partager des fichiers et fait fonction de réseau social. Génial.
On continue à l’utiliser envers et contre tout. On a besoin de pouvoir localiser instantanément les autres. Histoire de veiller sur eux.
J’ai vérifié la carte, posté un message, puis je suis passée en mode visioconférence.
Et j’ai attendu.
Shelton a été le premier à apparaître sur mon écran. Sa tête montait et descendait, ce qui m’a donné un peu mal au cœur. J’entendais un moteur vrombir derrière lui.
Un coup d’œil sur le GPS a confirmé mon impression. Un cercle rouge indiquait que Shelton était juste au large de Morris Island et se dirigeait vers le nord. Il avait activé la fonction d’appel vidéo sur son iPhone.
— T’es au courant ? a-t-il demandé d’une voix angoissée.
— Oui. T’es où ?
— Sur le ferry. Mon père vient de me dire que tout le monde est viré au LIRI !
— Je sais. Kit m’a dit la même chose.
Mon moral est descendu dans mes chaussettes. J’avais encore l’espoir que Kit ait mal compris. Qu’il ait extrapolé. Mais Shelton confirmait l’horrible vérité.
Shelton se triturait le lobe de l’oreille. Son habitude quand il était nerveux.
— Qu’est-ce qu’on va devenir ? On va tous devoir aller ailleurs.
Avant que je puisse répondre, l’écran s’est divisé en trois. Hi est apparu sur la gauche. Derrière lui, on apercevait le mur de sa chambre. Suant et soufflant, il venait à l’évidence de courir jusqu’à son ordinateur.
— Oh, merde ! Vous avez appris la nouvelle, vous aussi. C’est incroyable.
J’ai hoché la tête, complètement perdue. Je n’avais pas éprouvé un tel sentiment d’impuissance depuis longtemps. Depuis la mort de maman.
— Vous avez eu les détails ? a demandé Hi.
Une nouvelle vague d’inquiétude m’a submergée.
— Quels détails ?
— D’après mon père, le problème va bien au-delà d’une simple réduction de budget pour l’université de Charleston. Apparemment, c’est tout l’État de Caroline du Sud qui est complètement fauché. Les autorités essaient de liquider des actifs qui ne leur paraissent pas essentiels.
— En clair, ça veut dire quoi ? a interrogé Shelton.
— L’État peut saisir et vendre Loggerhead Island. Depuis des décennies, ces plages font saliver les promoteurs.
— Ils ne peuvent pas faire ça ! ai-je crié.
— Si. Mon père a appelé un ami à Columbia, qui lui a appris que des négociations étaient en cours.
— Est-ce qu’il ne faut pas un vote pour ce genre de choses ? a interrogé Shelton. Techniquement, Loggerhead est un bien public, non ?
Hi a secoué négativement la tête.
— L’université détient les droits de propriété et les autorités ont déjà l’autorisation de vendre les actifs de l’université. Ils peuvent effectuer la vente quand ils le veulent.
— Et l’État fait d’une pierre deux coups, compte tenu de la mauvaise publicité qu’il y a eu autour de l’affaire. Toutes les salades de la presse !
— Il y a pire. Morris Island peut faire partie du lot.
— Pas question.
Je n’arrivais pas à y croire.
— Réfléchis, a poursuivi Hi. Pour un promoteur, l’île est encore plus juteuse que Loggerhead. Elle est moins éloignée, trois fois plus grande et il y a une route.
— Et, dans la mesure où l’université a aussi les titres de propriété de Morris Island, l’affaire est pliée, a conclu Shelton. C’est habile. Les salauds !
— Ils vont construire des résidences sur notre bunker pour que de riches retraités puissent faire bronzer leur gros bide au bord de la piscine, a grogné Hi.
— Nom de Dieu !
D’accord, je blasphémais, mais à ce moment-là je m’en tapais. Mon univers s’effondrait, celui que j’avais eu tant de mal à créer et à faire fonctionner.
Mon écran d’ordinateur s’est divisé en quatre. Le visage renfrogné de Ben, installé sur le canapé dans la salle de jeux paternelle, est apparu à son tour.
— Tu connais la nouvelle ? a lancé Shelton.
Ben a hoché affirmativement la tête.
— Que vont devenir Whisper et la horde ? ai-je demandé. Et les tortues marines ? Et les cinq cents singes rhésus qui vivent sur Loggerhead ?
Personne n’a répondu.
Il valait mieux. Les réponses étaient terrifiantes.
Hi a rompu le silence.
— La loi protège les tortues, mais la famille de Whisper n’est pas censée se trouver là. Quant aux singes, ils valent pas mal d’argent. Ils peuvent être vendus à n’importe qui, y compris à des boîtes qui font de la recherche médicale.
Des larmes brûlantes me venaient aux yeux. Je les ai refoulées. Cela n’arrangerait rien si je m’effondrais.
— Mes parents disent qu’il faudra déménager, a annoncé Shelton sur un ton calme. Ils cherchent déjà un nouveau logement.
— Les miens aussi, a marmonné Hi. J’ai horreur du changement.
J’ai levé les yeux au ciel.
— Et Kit envisage de prendre un boulot en Nouvelle-Écosse !
Hi n’a pu retenir un gloussement.
— Au Canada ? Tu vas t’amuser comme une folle ! Ne t’approche pas trop des orignals. Orignaux. Enfin, qu’importe.
— Oh, la ferme.
Malgré les circonstances, j’ai souri. Au moins, j’avais mes amis.
Pour quelque temps encore.
— On ne peut pas les laisser nous séparer, a décrété Ben, qui n’avait pas ouvert la bouche jusque-là.
De derrière l’écran, il a pointé le doigt sur moi.
— Tu dis que nous sommes une famille. Une horde. Une horde n’abandonne jamais l’un des siens. Jamais.
Sacrée déclaration. Il me surprenait.
— Il a raison, a approuvé Hi. Je ne me vois pas me faire de nouveaux amis. Ce n’est pas mon point fort. Et d’ailleurs, où est-ce que je trouverais d’autres mutants dotés de superpouvoirs pour me disputer avec eux ?
— N’oublions pas le plus dangereux, a ajouté Shelton. Nous ignorons ce qui cloche chez nous et ce qui va se passer. Vous, je ne sais pas, mais moi, je ne me vois pas gérer cette histoire de flambée tout seul.
Hochement de tête approbateur de Hi.
— Je ne vais pas me laisser disséquer comme un rat de laboratoire. Vous êtes censés veiller sur moi, vous autres.
Comme un seul homme, les garçons ont regardé l’écran. C’est-à-dire moi.
Pardon ? J’étais la plus jeune. Et la seule fille. Pourquoi se reposer sur moi ?
Mais bon, pas de problème. J’étais d’accord.
Si je devais prendre la direction des opérations, je ne me défilerais pas.
Il faut affronter cette crise.
— On a besoin d’un plan, ai-je annoncé. Et vite.