14.
Le document avait l’air très ancien.
Une plaque de verre protégeait le dessus du tiroir, ce qui rendait la lecture des détails difficile. Mais ce que je voyais enflammait mon imagination.
La carte, punaisée sur un panneau de toile, était dessinée sur une feuille de papier brun craquelé. Au centre, des traits ondulés formaient une image qui ressemblait à une île.
Quelque chose était inscrit en haut de la page, mais je n’ai pu le déchiffrer dans la pénombre. En bas à gauche, il y avait une illustration bizarre. La partie droite inférieure était ornée d’un crâne et d’os en croix.
Pas de problème pour l’interpréter, celle-ci. Attention, danger. Pas touche.
— C’est du chanvre, nous a indiqué Shelton qui lisait le panneau de cuivre fixé à la vitrine. Autrement dit, de la dope !
Hi a saisi la perche. Évidemment.
— Vous stockez de la drogue ici ? a-t-il déclaré en hochant la tête d’un air faussement navré. Mon devoir de citoyen m’oblige à vous dénoncer.
— Exact. Mais dans ce cas-là, il faudra aussi appeler la Maison Blanche, parce que la Déclaration d’Indépendance est inscrite sur le même support.
— Est-ce qu’il y a moyen de la... euh... de la sortir ? ai-je demandé, ignorant la plaisanterie.
Même si nous avions la carte sous les yeux, elle restait indéchiffrable à cause du manque de lumière.
— Désolée.
Sallie montrait du doigt les ampoules placées à l’intérieur du coffrage.
— D’habitude, l’éclairage intérieur s’allume, et la pièce est éclairée. Mais, sans courant, impossible de faire mieux.
— Elle sera toujours là au printemps, a lancé Chris d’une voix enjouée. Cela vous donnera une raison de revenir.
— Mais je dois la voir maintenant !
J’ai aussitôt regretté mon ton tranchant.
Chris a haussé les sourcils.
— Maintenant ? Pourquoi donc ? Vous aviez l’intention de partir à la chasse au trésor ce week-end ?
— Ce n’est pas interdit, non ? a rétorqué Ben.
Chris a levé une main apaisante.
— Non, bien sûr. Mais cette histoire date de presque trois cents ans. Cela peut sans doute attendre encore un peu.
J’ai cru sentir une certaine condescendance dans sa voix. Ben aussi, à voir sa tête.
— Il n’y a pas urgence. (J’ai ajouté un petit gloussement pour appuyer mon effet.) C’est juste que je suis du genre impatient.
Shelton s’est placé devant Ben et a arboré un large sourire.
— On est des fans d’histoire, vous comprenez. On adore résoudre les énigmes. D’ailleurs, on s’en sort pas mal.
— Prévenez-moi quand vous l’aurez trouvé, a dit Sallie, très pince-sans-rire.
Chris a sorti un prospectus de sa poche.
— Si vous aimez l’histoire, Sallie et moi organisons des visites du Charleston mystérieux. Il y a de nombreux mystères sur l’itinéraire. Certains concernent les pirates.
J’ai pris le papier.
— Sympa. Il faudra qu’on vienne.
— C’est à dix-neuf heures en semaine, a précisé Sallie. Et à vingt et vingt-deux heures le samedi. À condition qu’il y ait un nombre de participants suffisant à chaque visite.
Le téléphone de Chris a sonné. Deux fois.
— C’est Cole, a annoncé Chris. Je dois y aller. Nous réorganisons le secteur des céramiques coloniales. Il doit penser que je me suis défilé. Eh bien, j’ai été content de vous rencontrer tous les quatre.
— Merci ! ai-je lancé.
Mais il avait déjà tourné les talons.
Sallie a refermé le tiroir, puis les portes de l’armoire.
— Quant à moi, a-t-elle dit, j’ai abandonné l’accueil depuis trop longtemps. Est-ce que les historiens en herbe ont encore besoin d’un renseignement ?
Goodbye, carte du trésor. Notre rencontre fut brève.
Je n’avais aucune envie de m’en aller, mais je ne trouvais aucune excuse pour m’incruster.
— Non, vous avez été formidable. On va débarrasser le plancher...
Elle a fait signe que non.
— Écoutez, il n’y a personne ici. Vous pouvez rester. Simplement, je vous demanderai de débrancher la rallonge électrique en partant.
— C’est vraiment très gentil. On ne sera pas longs.
— Pas de problème. Je sais ce que c’est que de vouloir regarder quelque chose avec ses amis et d’être mis dehors par un employé qui s’accroche au règlement.
Les garçons ont émis des petits bruits de protestation.
— J’y vais, a dit Sallie en repoussant les rideaux. Ne volez rien, quand même ! Et faites attention à ne pas mettre le feu.
— Merci encore, ai-je répondu.
Le bruit de ses talons hauts a bientôt décru dans le couloir.
— Et là-dessus, elle m’a quitté. Comme ça ! (Hi a claqué des doigts.) Je vais avoir du mal à m’en remettre.
— Je compatis, a dit Shelton, goguenard. Mais elle s’intéressait surtout à moi, en fait.
— Le type était un nul, a grommelé Ben.
— Elle n’a pas fermé à clé, ai-je chuchoté.
Ils se sont tournés vers moi comme un seul homme.
— Les portes de l’armoire. Le tiroir. Ils ne sont pas verrouillés. Chris est parti le premier et c’est lui qui a les clés.
Regards inexpressifs.
— On peut examiner la carte.
— On peut, a répété Hi sans bouger d’un pouce.
— L’« examiner », oui, a déclaré Shelton. Dans la vitrine.
Ben se taisait, l’air très dubitatif.
Leur manque d’enthousiasme m’a un peu refroidie.
— Je sais quelle idée tu as derrière la tête, a repris Hi.
— Et ça, il n’en est pas question, a martelé Ben.
— Pas question de quoi ? ai-je demandé.
— Pas question de voler cette carte ! a craché Shelton.
— Pas question, a répété Hi. Niet. Nein. No.
— Arrêtez votre cirque ! Je veux juste jeter un coup d’œil.
Sans tenir compte de leur désapprobation, j’ai ouvert l’armoire, puis le tiroir.
Je me suis penchée sur la carte.
Inutile. Il faisait trop sombre. J’aurais eu besoin de plus de lumière. Et de temps.
J’ai jeté un coup d’œil derrière moi. Hi, Ben et Shelton se tenaient épaule contre épaule, les sourcils froncés. Le mur du refus.
J’ai pris une profonde inspiration.
— Écoutez...
— J’ai dit non !
— Tu es complètement tapée !
— Je sors tout juste des problèmes !
D’accord. Ça commençait mal.
Hi s’est passé la main dans les cheveux.
— Bon, je suis aussi excité que possible par cette histoire de pirates entre elles...
— Oh, arrête avec ça !
— ... et j’adorerais passer mon temps à la chasse au trésor, mais ton idée est ir-ré-a-liste !
Shelton a regardé furtivement en direction des rideaux.
— Enfin, Tory, tu parles de voler un objet du Charleston Muséum, tout de même ! Il doit y avoir des alarmes, des caméras, des capteurs de mouvement. On ne fera pas deux mètres !
J’ai décidé de jouer franc-jeu.
— Regardez autour de nous ! Il n’y a pas de courant ici, juste des rallonges électriques. Pas d’électricité, pas de système de sécurité.
C’était exact. Les caméras murales étaient visiblement inactives et, à l’intérieur de la vitrine, les signaux lumineux des capteurs étaient éteints.
J’ai passé un doigt sur une autre vitrine, couverte de poussière.
— Personne n’est venu dans cette pièce depuis des mois. Vous avez entendu Chris. Cette section ne rouvrira pas avant le printemps ! On rendra la carte avant que quelqu’un se rende compte de sa disparition.
— Chris s’en apercevra quand il reviendra fermer l’armoire à clé, a dit Hi.
J’ai balayé son objection.
— Shelton pourra verrouiller le tiroir derrière nous avec l’un de ses outils de serrurier. On a juste besoin de la carte le temps de la photocopier, ou de comprendre de quoi il s’agit. Et si ça se trouve, Chris aura oublié.
Ben a fait un pas en avant.
— Non. C’est trop risqué. Et pourquoi ? Merde, on n’est pas dans un film de Walt Disney ! On ne va pas trouver un trésor enfoui. Grandis un peu, Tory !
— Dans ce cas, on peut se faire nos adieux tout de suite, parce que je suis à court d’idées.
Je sentais les larmes monter, mais je les ai repoussées.
J’allais devoir m’énerver un peu.
— Très bien.
J’ai planté mon regard dans le leur. L’un après l’autre.
— Nos parents n’ont pas d’argent, et les millions ne vont pas tomber du ciel. Alors, ou bien on tente le coup, ou bien on n’en parle plus. Et dans ce cas, on devra se débrouiller avec nos flambées, chacun dans son coin.
Silence de mort.
Des secondes. Des minutes. Des heures.
Shelton a passé la main sur son front.
— Fais chier.
Hi a poussé un long soupir.
— Victoria Brennan, tu es championne olympique de la mauvaise influence sur des amis de lycée. À combien de chefs d’accusation va-t-on devoir répondre, maintenant ? Trois ? Six ? Dix ?
Ben a soutenu mon regard, puis :
— On fait comment ?
— D’après toi ?
Avec un grand sourire, je l’ai giflé violemment.
Dans la pénombre, ses yeux ont lancé des éclairs.
— Hé, préviens-moi, la prochaine fois.
— Dans ce cas, ça ne marchera pas, a répliqué Hi dont les iris étaient en train de virer au jaune. Tu es moins doué que moi.
Son front couvert de sueur le contredisait, il savait bien que nous avions du mal à maîtriser les pouvoirs. Que la situation pouvait toujours nous échapper.
Shelton était agité de tremblements tandis que la flambée s’emparait de lui.
— Ça marche encore avec la trouille, a-t-il expliqué. La preuve !
Je me suis concentrée. Oubliant les autres, j’ai tenté de faire appel à mon ADN canin.
Rien.
Puis soudain...
SNAP.
Une vague de chaleur a parcouru mon corps. Des milliers de piqûres d’abeilles torturaient ma peau. La sueur a jailli de mes pores. Dents serrées, j’ai grimacé tandis que le loup émergeait.
— Ça va ? a interrogé Hi.
— Oui, mais c’était encore plus dur cette fois.
— On ne devrait pas faire ça, a gémi Shelton. C’est jouer avec le feu.
Hi a haussé les épaules.
— Parlons plutôt de roulette russe. Bon, je vais surveiller la porte.
— Je t’accompagne, a dit Ben.
J’ai parcouru la pénombre d’un regard aussi précis qu’un laser. Les objets exposés semblaient maintenant éclairés comme sur une scène de théâtre.
— Aide-moi, ai-je demandé à Shelton.
Il a tapoté la paroi.
— C’est une serrure particulièrement simple. La clé devrait s’insérer ici. Ils doivent faire confiance à des capteurs high-tech.
— J’espère que j’ai raison pour l’électricité. Ouvre.
Ce qu’il a fait, à une vitesse incroyable.
On s’est immobilisés. Pas d’alarme.
J’ai soulevé la plaque de verre, ôté les punaises. Toujours rien. J’ai roulé la carte aussi serré que possible, et j’ai commencé à la glisser sous ma chemise.
Ben m’a arrêtée d’un geste. Il s’est dirigé vers moi, la main tendue.
— Donne.
— Pourquoi ?
Il m’a arraché la carte des mains.
— Si cette aventure se termine mal, ce n’est pas la peine que tu te fasses piquer, toi.
Puis il a pointé le doigt sur Shelton :
— Referme ce truc et filons.
— La route est libre, a prévenu Hi derrière les rideaux.
Il chuchotait, mais sa voix faisait un boucan épouvantable dans mes oreilles supersoniques.
— Dépêchons-nous, j’ai la tête qui tourne.
— C’est fait.
Shelton a rangé son outil dans sa poche et rejoint Hi. On a attendu tandis qu’il tendait l’oreille vers le couloir. De nous quatre, c’est lui qui avait l’ouïe la plus fine.
— Allez, on s’arrache !
On a filé dans le couloir, l’air faussement dégagé.
J’avais du mal à contenir ma flambée. On aurait dit que j’hébergeais un fauve en cage. Était-ce l’adrénaline ? Ou le virus qui faisait des ravages dans mon organisme ? J’ai encore accéléré le pas.
— Lunettes, ai-je ordonné, entre murmure et aboiement.
Tous les quatre, on a dissimulé notre regard derrière des lunettes noires. J’imaginais la tête de celui qui croiserait notre chemin.
La chance était avec nous. On n’a rencontré personne. Ni vigiles. Ni touristes. Ni Sallie. Elle n’était pas au bureau de l’accueil.
— On y est presque, ai-je soufflé.
Du pas tranquille de spectateurs quittant le théâtre après une représentation, on est sortis du musée. Et, jusqu’au coin de la rue, on a gardé cette allure décontractée. Cool, Raoul. À l’aise, Blaise.
Je ne sais lequel d’entre nous s’est mis à courir le premier, mais je miserais sur Shelton.
Petit trot d’abord, puis accélération fulgurante. Un sprint d’enfer. Je volais littéralement sur le trottoir. Toute l’énergie que j’avais accumulée se déchargeait dans mes muscles.
SNUP.
C’est seulement en arrivant au quai qu’on a ralenti, nos flambées éteintes. Avec un ensemble parfait, on s’est laissés tomber sur les planches en bois.
Hi était d’une inquiétante couleur pourpre.
— À une époque, j’ai eu un avenir, a-t-il déclaré quand il a un peu repris son souffle. La fac. Le doctorat. Le Nobel. Le prix du mec le plus sexy du monde. (Il a balayé l’air de la main.) Et maintenant, je ne suis plus qu’un voleur. Mais un bon. C’est déjà ça.
Shelton essuyait ses lunettes souillées de transpiration avec sa chemise.
— Et un garçon-chien, souviens-toi.
— Exact. Une curiosité génétique. Je ne risque pas de l’oublier.
Ben leur a tapoté la tête.
— Bouffons !
J’ai ignoré le trio. Je ne pensais plus qu’à une chose.
Nous avons la carte. Nous avons la carte. Nous avons la carte.
J’ignorais de quoi demain serait fait, mais il y avait un progrès.
À l’ouest, le soleil descendait vers les étendues boueuses des marécages. Autour de nous, quelques insectes entamaient leur symphonie du crépuscule.
Calme et sérénité.
Avançons à petits pas.
Demain, nous entamerions la phase suivante de mon plan audacieux.
Et il faudrait que ça marche.
Nous n’avions pas le choix.