63.
Hi et Shelton ont défait les amarres, puis Ben a poussé le Sewee pour l’écarter du quai.
— Prochain arrêt, Dewees Island.
J’essayais d’oublier les nouvelles horribles sur les Fletcher. J’étudierais mes émotions plus tard. Dans l’immédiat, il fallait se concentrer, et plus que jamais.
— Bon, qu’est-ce qu’on sait ?
Les garçons ont réagi aussitôt. Ils hésitaient, eux aussi, visiblement.
Hi a consulté son sempiternel iPhone.
— Dewees est au nord, entre Palms et Bull Island.
— C’est un ancien territoire sewee, a ajouté Ben. Mes ancêtres se rendaient sur Dewees comme sur Bull. Son vrai nom est Timicau.
— Je me rappelle qu’on est passés devant, hier soir. Pas vu beaucoup de lumières...
— Dewees est une communauté très soucieuse de l’environnement, a expliqué Hi. Petite, et extrêmement chère. L’île suit un plan unifié, et quatre-vingt-quinze pour cent de son territoire ne sera jamais construit.
— Dewees a une superficie de cinq cents hectares, moins du tiers de Bull. Pas de ponts, pas de voitures. Le seul lien est le ferry Aggie Gray, en provenance de l’Isle of Palms.
— C’est la deuxième fois qu’on entend parler de l’absence de voitures, a dit Ben en s’engageant dans le port, prenant la direction du nord vers le canal du littoral. Comment ils se déplacent ?
— En voiturettes de golf, a répondu Hi. Les véhicules particuliers à essence sont interdits. C’est un endroit qui dort. Pas de restaurants. Pas d’épiceries. Pas de station-service.
Dewees ressemble à une réserve naturelle, sauf que des riches y ont leur maison de campagne.
— Trop fort, a dit Shelton, sarcastique. La nature dans sa splendeur virginale. Avec encore des marais, des insectes et des alligators géants. Et on n’a aucune idée de ce qu’on cherche.
Je ne lui ai prêté aucune attention. Surtout parce qu’il avait raison.
La conversation s’est éteinte. Je sentais que les garçons repensaient aux Fletcher. J’ai demandé, pour recouvrer leur attention :
— Qu’est-ce qu’il y a d’autre, sur l’île ?
— En dehors de résidences privées ? Pas grand-chose.
Hi a débité une liste.
— Une petite auberge, un poste de pompiers, deux bâtiments de travaux publics, un hangar à canots, une vieille église et quelques quais de pêche. Les activités commerciales sont presque toutes interdites.
Shelton n’a pu s’empêcher de demander :
— Vous croyez vraiment que quelqu’un les a tués ?
Ben lui a fait son regard « laisse tomber ».
— Alors, où est-ce que je m’amarre ?
— Où tu veux, a répondu Hi. L’île tout entière est une propriété privée, donc on est dans l’illégalité de toute façon.
— Ah, pour ça au moins, on est bons, a dit Ben avec un sourire forcé.
On a fait le tour de Sullivan’s Island par le sud avant d’entrer dans The Cove, passant devant le camp Claybourne pour la troisième fois en deux jours. Dewees se trouvait à plusieurs kilomètres en amont, sur le canal.
— Les gars, a dit Shelton d’une voix tendue, ce ne serait pas un bateau qui nous suit ? Il est sorti très vite, juste après le camp de Chance.
On s’est retournés d’un bloc. Cent mètres derrière nous, un bateau suivait notre sillage.
— On dirait qu’ils sont deux, a dit Hi, mais je n’en suis pas sûr.
— C’est l’été et on est à Charleston, a répondu Ben. Il doit y avoir des dizaines de bateaux sur le canal.
Il a tout de même accéléré.
— Doucement, a dit Hi. On est dans une zone « remous interdits ».
— Tu crois que je ne suis pas au courant ? Dis-moi s’ils nous suivent toujours.
Quelques minutes tendues se sont écoulées. L’autre bateau ne nous lâchait pas.
— Merde, a lancé Ben. Je suis à la limite, mais ils nous suivent. Et quand j’ai accéléré, il a fait pareil.
— On ne dirait pas Buffy et son fiancé partis en croisière de plaisance, a dit Hi.
Shelton se grattait le lobe de l’oreille.
On est passés sous un pont et le canal a rétréci. Les deux berges étaient bordées d’herbes hautes.
— Accrochez-vous, a dit Ben.
Le Sewee a bondi en avant.
— Il y a moins de bateaux dans le coin, alors je peux risquer une amende.
On a foncé sur le canal. Derrière nous, l’autre embarcation rapetissait, disparaissant peu à peu.
— On peut les semer pour de bon ?
— Oui, a répondu Ben. Si quelqu’un nous suit, il croit sans doute qu’on va retourner à Bull Island, non ?
— Ça paraît logique. On a pris le même itinéraire hier soir.
— Il y a un îlot au sud de Dewees qui s’appelle Big Hill Marsh. Je vais couper par Bowers Creek et cacher le Sewee derrière. Si l’autre bateau se dirige vers Bull, il nous passera devant sans nous voir.
On traçait sur le canal en projetant de l’écume derrière nous, malgré l’interdiction. Les yeux grands ouverts, on cherchait nos éventuels poursuivants. Quelques minutes plus tard, on est arrivés à l’extrémité nord de l’Isle of Palms.
— Voilà l’îlot, a dit Ben en montrant un atoll plat verdoyant droit devant nous.
Il a viré sèchement à tribord et pénétré dans une petite crique, fait le tour de l’îlot minuscule, puis coupé le moteur.
— Silence.
Pendant plusieurs minutes, on n’a entendu que le cri des mouettes.
Puis le bourdonnement lointain d’un moteur. Le bruit s’est accentué, l’espace d’un instant, il a semblé nous engloutir. Puis le bateau est passé et le grondement s’est éloigné.
On a échangé des sourires nerveux.
— Pas de souci, a dit Ben.
— Deux potes qui partent à la pêche, a plaisanté Shelton. Ben a attendu encore un peu par prudence, puis il a lancé le moteur et fait le tour de Big Hill Marsh. Dewees Island est apparue droit devant, sa jetée à peine visible dans le soleil de l’après-midi.
— Bien joué, capitaine. Allez, on y va.