24.

Ben n’a pas répondu à mon appel.

J’ai laissé un message. J’étais mal à l’aise et authentiquement désolée. Ben pouvait très bien m’en vouloir. Et pour un bon moment.

Je lui avais envoyé un texto avant de quitter l’église. Malheureusement, il était déjà en route avec son bateau pour venir me chercher. Une fois informé que Jason me raccompagnait en voiture, il avait cessé de répondre.

Mauvais signe. Il prenait visiblement cela comme un affront.

Mais qu’est-ce qu’ils ont, ces deux-là ?

Jason avait tenu à m’emmener déjeuner dans un petit restaurant de poisson surplombant Shem Creek. Mount Pleasant était à l’opposé de Morris Island, mais il n’avait pas voulu en démordre.

Et il avait eu raison. L’endroit était dans le genre déglingue–récup, mais on y mangeait très bien. On avait fait une orgie de crevettes et de coquilles Saint-Jacques. Jason m’avait laissée devant chez moi deux heures plus tard.

Comme je n’avais rien prévu pour l’après-midi, j’ai décidé de faire des recherches. La découverte de mes nouvelles capacités olfactives m’intriguait.

Pouvais-je réellement percevoir l’odeur des émotions ? des motivations ? J’en avais l’impression, mais pas la certitude. Était-ce une chose possible, ou bien le premier symptôme d’une tumeur cérébrale ? de la démence ?

Au début, je n’ai pas trouvé grand-chose d’intéressant sur Google. Des dizaines d’articles portaient sur le lien entre l’odorat et les émotions, mais aucun ne décrivait quoi que ce soit de semblable à mon expérience.

Frustrée, j’ai eu besoin d’un peu de soutien. Si Ben faisait la tête, il me restait Hi et Shelton.

Hi est arrivé tout de suite, avec son ordinateur.

Je lui ai expliqué ce qui s’était passé à St. Michael. Et puis, après un moment d’hésitation, je lui ai aussi parlé de l’épisode du yacht-club, quelques jours plus tôt.

— Arrête de provoquer des flambées en public ! a-t-il déclaré sèchement. Tu joues avec notre vie à tous. Je te l’ai dit, je n’ai pas envie de passer mes plus belles années sur une roue de hamster pour le projet Dharma ou je ne sais quoi.

— Je ne le fais pas exprès, Hi. C’est bien là le problème. Ces temps-ci, mes flambées se déclenchent beaucoup trop facilement, je ne sais pour quelle raison.

— Il faut l’empêcher. Imagine que quelqu’un voie tes yeux à ces moments-là ! Tu seras cuite. On en sait trop peu sur le virus pour prendre ce genre de risques.

— Dans ce cas, aide-moi à trouver des réponses !

Hi a plissé les yeux.

— Dans la boutique de Bates, tu étais en train de renifler le bonhomme, non ? Ou bien est-ce que cette flambée était elle aussi, entre guillemets, « accidentelle » ?

— Heu... non. Tu sais bien qu’il fallait trouver un moyen de le coincer.

Énorme soupir.

— CQFD.

Je l’ai ignoré.

— Bon, occupons-nous de ce truc émotivo-sensoriel. Ça me fout les boules, sérieux.

On a continué les recherches sur Google chacun de son côté. Au début, rien. Puis, en ajoutant de nouveaux termes, on a fini par tomber sur des pistes.

— Écoute ça !

J’ai tapoté mon écran.

— Une étude de l’université Rice montre que chez certains couples, les partenaires peuvent correctement identifier les émotions de l’autre par l’odorat.

— Nul.

Hi était avachi sur mon lit. Évidemment.

— Voilà ce que j’ai, moi. Un toubib de San Diego prétend que les odeurs corporelles peuvent traduire des états émotionnels. Même pour des étrangers.

— Tu vois ! Peut-être que je ne suis pas zinzin, après tout.

— Le mec travaille dans un parc d’attractions, Sea World.

— Oh !

Une demi-heure plus tard, on en était toujours au même point.

— J’ajoute « instinct » et « canin » à mes recherches, ai-je annoncé.

— Pourquoi pas ? Moi, j’ajoute « cinglé ».

Soudain, bingo ! Une étude d’un scientifique de l’Alaska. Pile sur le sujet.

— On y est, Hi ! Ramène-toi.

Il a roulé en bas du lit et s’est laissé tomber sur une chaise à côté de moi.

— Ce type affirme que les loups de l’Arctique sont capables de détecter les modifications dans les émotions humaines rien qu’en utilisant leur odorat.

J’ai failli m’étrangler tellement j’étais excitée.

— Ce doit être ça !

— Comment peut-il le prouver ? Les loups ne sont pas précisément doués pour remplir des questionnaires.

J’ai haussé les épaules.

— La publication parle de preuves « convaincantes ».

— Ton bonhomme a l’air d’un illuminé.

Avec un jappement, Coop a passé le museau par la porte, puis il est venu s’asseoir près de nous.

— Tranquille, Coop.

J’ai parcouru l’article.

— Les récepteurs olfactifs  – c’est-à-dire ton nez–  sont en relation avec le système limbique, la partie primitive du cerveau humain. C’est là que nos émotions ont leur source.

Hi a gloussé.

— Donc, quand ça cocote, ça va d’abord à ton cerveau primitif ?

— Eh oui ! Les odeurs n’atteignent le cortex cérébral – le centre des fonctions cognitives – qu’après avoir circulé dans les zones les plus profondes du cerveau.

Coop a gémi et a tourné en rond, mais je ne me suis pas occupée de lui.

— Au moment où tu es capable d’identifier une odeur, ai-je poursuivi, cette odeur a déjà activé le système limbique et libéré tes instincts archaïques.

Le chien-loup a poussé un dernier aboiement, puis il a disparu dans les escaliers.

— Coop ?

— Le système limbique..., a répété Hi. Attends une minute ! Tu te souviens de ce que le Dr Karsten avait dit sur le virus ?

J’ai fait marcher ma mémoire. Karsten avait la conviction que son parvovirus mutant avait réécrit notre ADN en introduisant des éléments canins dans notre empreinte génétique.

— Pour Karsten, les changements étaient sans doute inscrits dans l’hypothalamus, ai-je dit.

Hi a hoché affirmativement la tête.

— L’hypothalamus, qu’on appelle le « chef d’orchestre » du système limbique.

J’ai essayé de trier les informations.

— Karsten pensait qu’une flambée se déclenchait chez nous au moment d’un pic de production hormonale, car notre système nerveux et notre système limbique avaient incorporé des éléments génétiques canins.

— Nos sens deviennent semblables à ceux d’un loup, a approuvé Hi. Peut-être même en plus affûtés, qui sait ?

— Le fait est que nos pouvoirs se manifestent quand quelque chose vient stimuler notre aire limbique. Le stress. Une émotion. Une stimulation sensorielle puissante.

— Si le système limbique est le siège des émotions dans notre cerveau et si notre nez est en relation directe avec lui...

— Dans ce cas, on peut comprendre pourquoi j’ai cette capacité. Il est tout à fait concevable qu’un nez ultrasensible détecte des émotions.

— Et ton pif est top, a conclu Hi avec un petit rire.

— Merci.

J’ai terminé la lecture de l’article. Un mot a attiré mon attention vers la fin.

— Les phéromones, ça te dit quelque chose ?

— Attends, je tape le mot. Ah, voilà ! C’est intéressant. Les phéromones sont les substances chimiques que le corps sécrète pour déclencher une réaction sociale chez les membres de la même espèce.

— Tu peux expliquer ?

— Ce sont des odeurs, elles agissent à l’extérieur de l’individu sécréteur en influant sur le comportement de l’individu récepteur.

Hi s’est tu un instant, puis :

— Des instructions olfactives. Bizarre.

— Et comment cela fonctionne ?

— Il y a des phéromones d’alarme, des phéromones sexuelles et quantité d’autres. Les insectes s’en servent.

— Vraiment ?

— Voici un exemple.

Hi a cliqué avec sa souris.

— Quand une fourmi détecte de la nourriture, elle sécrète une trace odoriférante qui va permettre à ses petites copines de suivre la piste jusqu’à la source du repas. Certains animaux font pareil en période de reproduction, pour trouver leur partenaire.

— Les humains aussi ?

— Pas que l’on sache. À moins qu’on croie à la pub Axe.

— Ce n’est pas mon cas.

Il a consulté sa montre.

— J’ai un petit creux. On grignote quelque chose ?

— Beuh... J’ai encore le ventre plein. Mais on va trouver de quoi nourrir le fauve.

On s’est dirigés vers la cuisine. Hi a repéré une paire de Hot Pockets jambon-fromage.

— Génial ! s’est-il exclamé en les fourrant dans le microondes. Chez nous, il n’y a jamais rien de bon à manger.

— Ta mère me tuerait si elle savait que je te fais faire une entorse à ton régime. Considère que c’est un pot-de-vin pour que tu la fermes à propos de mon nez.

Hi a haussé les sourcils.

— Même vis-à-vis de Ben et de Shelton ?

— Pour le moment, du moins.

Sans savoir pourquoi, je préférais attendre avant d’en parler aux autres.

— Est-ce que tu te demandes parfois pourquoi nos pouvoirs sont différents ? a-t-il brusquement lancé pendant que son snack réchauffait.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Hier, Shelton et moi, on a comparé nos sensations quand on a une flambée Eh bien, ce n’est pas la même chose. Et nos points forts ne sont pas non plus les mêmes. Lui entend mieux et moi, j’ai une bien meilleure vue. Pourtant, on a tous chopé le même virus.

— C’est peut-être parce que, dans la mesure où nous avons tous un code génétique distinct, l’ADN canin nous affecte chacun différemment.

Le micro-ondes a bipé et Hi a prestement récupéré son festin dans une serviette en papier.

— Tu crois que nos pouvoirs vont finir par disparaître ?

— Pardon ?

— Cette capacité à provoquer une flambée ? Elle est permanente, d’après toi ?

— Je... je n’en sais rien.

Je n’y avais pas réfléchi.

À ma grande surprise, je n’étais pas sûre de savoir ce que je préférais. Mes pouvoirs feraient toujours de moi une paria, mais ils me distinguaient aussi des autres.

Coop est revenu et s’est jeté entre mes jambes. Tête dressée, il a poussé un jappement qui s’est changé en grognement.

— Qu’est-ce que tu as, aujourd’hui ?

J’ai tendu la main pour le caresser, mais il a reculé. Puis il a aboyé. Deux fois.

— Comme tu veux.

Je me suis tournée vers Hi.

— Tu peux le surveiller ? Je vais chercher le courrier.

Prenant mes clés au passage, j’ai dévalé l’escalier et je suis sortie par le garage. La boîte aux lettres était tout près. Que de la pub, mis à part une lettre pour Kit, avec un en-tête de Buffalo sur l’enveloppe. J’ai hésité à la mettre à la poubelle avec le reste.

Soudain, j’ai eu la sensation d’être observée. Les petits cheveux qui se dressent sur la nuque. Le dos qui se tend. Le truc habituel, quoi.

J’ai attendu, mais ça continuait.

Je me suis brusquement retournée. Rien.

Coop était à la fenêtre de la cuisine et il aboyait frénétiquement.

Flippant.

Demi-tour en sens inverse. Toujours rien.

Laisse tomber, Tory Brennan.

Je suis rentrée à toute vitesse dans la maison. C’était peut-être idiot, mais que faire d’autre ?

Je déteste celle impression d’être un insecte dans un bocal.

De sentir des yeux fixés sur mon dos. D’être une cible.