20.
Les sets de table étaient impeccablement repassés.
Serviettes en lin. Vaisselle de porcelaine. Couverts à gogo. Verres à pied en cristal.
La table était mise pour trois. Kit. Moi. Et la bimbo blonde.
Pique-nique improvisé. Impossible d’y échapper.
Whitney avait choisi la terrasse sur le toit pour son déjeuner-surprise. Le temps était de la partie. Le taux d’humidité était bas et des nuages maintenaient la température à un niveau supportable.
Whitney avait préparé de la salade de pommes de terre, du pain de maïs, et des tacos au poisson accompagnés de riz sauvage. Ses talents culinaires rattrapaient un peu le reste, il faut le reconnaître.
Coop était assis près de la table, les oreilles dressées, et suivait le moindre de nos mouvements, prêt à gober ce qui pourrait atterrir sur les dalles.
Tout au long du repas, Kit n’a pas arrêté de s’extasier sur les plats, du hors-d’œuvre au dessert.
Mourant d’ennui, je mangeais en silence en comptant les minutes.
Quand Coop est venu me donner un petit coup de museau sur le genou pour quémander une bouchée je lui ai gratté les oreilles d’un air absent.
Whitney a agité sa serviette en direction du jeune chien-loup.
— Veux-tu ! Retourne à ta place !
Kit a mis son grain île sel.
— Tory, tu ne nourris pas Coop quand on est à table. Whitney s’est donné beaucoup de mal pour préparer ce déjeuner.
— Il n’embête personne.
J’ai repoussé doucement le mufle de Coop.
Coop a geint, puis il a légèrement reculé, sans me quitter des yeux.
— Est-ce qu’on pourrait faire rentrer cet animal à l’intérieur ?
Whitney n’appelait jamais Coop par son nom. C’était toujours « cette bête », « l’animal », ou « ce bâtard ». Ce qui me rendait dingue.
À croire qu’elle n’avait toujours pas compris que je ne supportais pas son attitude. Ou alors, elle s’en fichait.
Kit était mal à l’aise, coincé comme d’habitude entre sa fille et sa nunuche. Parfois, j’avais vraiment pitié de lui.
— Si on met Cooper à l’intérieur, ai-je dit en insistant bien sur le nom, il va gémir derrière la porte. C’est mieux comme ça.
Whitney a grimacé, mais elle n’a pas insisté.
— Comment s’est passée la réception au yacht-club ? m’a-t-elle demandé après quelques minutes de silence. Est-ce que tu t’es amusée ? Tu devais être adorable dans cette robe. D’après Celia, ce style est très fashion, cette saison.
Elle avait dit « adorable » et « très » en français et, avec son accent sudiste à couper au couteau, le résultat était assez discordant.
— Bien.
Cette potiche n’avait vraiment aucun tact. Comme si j’avais envie de vanter les mérites de ma robe d’emprunt !
Kit en a remis une couche.
— Y as-tu retrouvé cet ami... comment s’appelle-t-il déjà ? Jackson, Jason ?
Le visage de Whitney s’est illuminé.
— Jason Taylor ! Ce garçon est d’une excellente famille. Je connais très bien sa mère, d’ailleurs. Et séduisant, avec ça !
L’idée que Whitney connaissait mes amis me soulevait le cœur. Un mauvais point pour Jason, même s’il n’y était pour rien. Et je n’étais pas du tout d’humeur à parler de la vente de charité.
— On a bavardé un peu. Ce truc était d’un ennui mortel.
— Ce ne sera pas le cas du bal des débutantes, mon cœur. Pour les jeunes filles bien de Charleston, c’est le top du top.
— Je n’en doute pas.
Surprise, Whitney a souri. Généralement, les sarcasmes lui échappaient.
Ce n’était pas le cas de Kit.
— Tory, finis ton assiette, a-t-il lancé, les sourcils froncés.
J’ai obéi.
Whitney s’est mise à rassembler la vaisselle sale dans un panier en osier chichiteux. Sentant qu’il pouvait tirer profit de la situation, Coop s’est rapproché. Du coup, elle a failli lui marcher sur la queue.
Coop a grondé.
Whitney a reculé précipitamment.
Kit a claqué dans ses mains.
— Cooper ! Non !
Coop a filé dans son coin, la queue entre les pattes.
— Il a essayé de me mordre ! a gémi Whitney.
— C’est faux ! ai-je protesté. Il a été surpris. Il n’y a pas de quoi en faire une histoire.
— Mets-le à l’intérieur, Tory, a décidé Kit. Il n’a plus droit à la terrasse, maintenant.
Mâchoires serrées, je me suis exécutée. Coop a disparu au bas des escaliers.
— Ce chien me hait, je le jure, a geint Whitney, la main sur le cœur.
— Il faudrait être plus gentille avec lui, ai-je répliqué. Les canidés sont très intuitifs.
Kit a changé de sujet.
— Whitney, tu n’avais pas parlé d’un dessert ?
— Si, bien sûr ! (Sourire éblouissant.)
Sa tarte aux myrtilles sortait juste du four. Un délice. Je finissais ma seconde part lorsque Kit a négligemment lâché sa bombe.
— Whitney, il faut que nous parlions.
Je percevais de l’appréhension dans sa voix.
— Oui, chéri ? (Battement de cils.)
— Tu as dû entendre parler des difficultés financières de l’université. Des problèmes de budget.
Triple battement.
— Il va y avoir des coupes drastiques. Le LIRI risque de passer à la trappe.
Yeux écarquillés.
— Et dans ce cas ? a-t-elle demandé.
— Dans ce cas, il va falloir que je trouve un nouveau poste. Tory et moi, on devra sans doute déménager.
Silence. Puis les vannes se sont ouvertes.
— Déménager ?
Des larmes sont venues mouiller son mascara Chanel, lequel a laissé des traces noires sur ses joues.
— Tu vas... tu vas me quitter ?
Kit lui a tendu sa serviette.
— Rien n’est encore décidé. Nous envisageons toutes les possibilités. Aujourd’hui, j’ai entendu parler d’un poste en Écosse qui a l’air très intéressant et...
À mon tour d’ouvrir de grands yeux.
— En Écosse ? Comment ça ?
— On en parlera plus tard. C’est un contrat de deux ans dans les Hébrides, un archipel au nord-ouest de l’Écosse.
Whitney était maintenant secouée par les sanglots. Son maquillage s’était transformé en tableau impressionniste.
— Voyons, on peut en discuter.
Kit était désemparé.
— Est-ce que... sniff... j’ai fait quelque... sniff... chose ?...
J’ai filé en toute hâte à l’intérieur de la maison.