42.

Le texto de Kit a conclu l’affaire :

En retard sur mon programme. Dîne seule.

— On y va aujourd’hui. Sans discussion.

Les autres Viraux ont gémi, mais obéi sans plus de protestations. Peut-être qu’ils étaient trop fatigués pour ça.

— Je te l’ai dit. Si elle découvre qu’Hollis a acheté la croix, on est bons.

Shelton grognait.

Hi s’est sorti du canapé en s’étirant.

— On va encore piquer le 4 x 4 de Kit ?

J’ai corrigé aussitôt :

— Non, on l’emprunte. Si on se dépêche, on sera de retour avant sept heures.

Je savais où trouver Chance. Tout le monde le savait. Son adresse actuelle était un secret connu de tous.

Ce n’est pas tous les jours que l’élève le plus illustre de la Bolton Preparatory Academy est envoyé dans un asile.

Enfin, dans un centre psychiatrique, devrais-je dire. Depuis la fusillade du Claybourne Manor, trois mois plus tôt2, Chance était patient à l’hôpital de Marsh Point.

— Est-ce qu’il acceptera de nous voir ?

— Laissez-moi faire.

 

*

* *

 

Nichée dans un labyrinthe de criques, de mares et de marais sinueux, l’île de Wadmalaw est l’un des endroits les plus bucoliques de Charleston. Calme, vierge et intensément rurale, elle fait partie des zones les moins construites du littoral.

Des routes de campagne, bordées d’exploitations familiales et d’échoppes proposant des produits locaux, serpentent et quadrillent le paysage. L’endroit est peu peuplé ; la plupart des résidents sont agriculteurs, pêcheurs ou employés de la seule plantation de thé encore active d’Amérique.

Un seul pont relie Wadmalaw au monde extérieur ; les conditions sont donc parfaites pour l’habitant le plus discret de l’île.

On a roulé vers le nord jusqu’à la voie rapide de Maybank, avant de se diriger vers le sud-est, en passant par Johns Island. Quelques minutes plus tard, on traversait Wadmalaw, en suivant les panneaux vers Rockville. Quelques kilomètres avant le petit village, Ben a tourné à droite dans une allée privée.

— Attention, guérite droit devant.

Trois agents étaient assis à l’intérieur, en train de suivre une émission sur une petite télé. Ils étaient tous armés. Ben s’est arrêté à la grille.

Finalement, l’un des agents a décollé son regard de l’écran, est sorti de la guérite et s’est approché du côté conducteur. Chauve, bedonnant et largement quadragénaire, il avait une plaque indiquant qu’il s’appelait « Mike Broadhag ».

— Nom ? a-t-il demandé, d’un ton ennuyé et légèrement agacé.

— Tory Brennan.

J’étais sur le siège passager.

— Papiers ?

Je lui ai tendu ma carte de bibliothèque de Bolton.

Broadhag a posé son regard sur Hi et Shelton, assis à l’arrière, avant de revenir sur moi. Tout le monde portait un uniforme de Bolton.

— Motif de votre visite ?

— Nous représentons le conseil des élèves de Bolton. Nous sommes ici pour remettre à Chance Claybourne le prix de l’Intellect de l’année.

Broadhag n’avait pas l’air impressionné.

— Vous avez rendez-vous avec un membre du personnel médical ?

— J’ai parlé à un certain... (bref coup d’œil à mes notes)... Dr Javier Guzman. Il nous attend.

Broadhag est retourné dans la guérite pour téléphoner.

— Le prix de l’Intellect ? C’est le truc le plus bête que j’aie entendu. Et pourquoi on le donnerait à un fou ?

— Chut. (Je ne quittais pas Broadhag des yeux.) Je me suis dit qu’on aurait plus de chances d’entrer si on avait un prétexte officiel.

Broadhag a reposé le combiné et est revenu vers nous avec un passe jaune d’invité, avant de débiter d’un ton monocorde :

— Avancez vers le bâtiment et garez-vous sur un emplacement visiteurs. Ne vous arrêtez pas en chemin. Ce passe doit rester en évidence dans votre véhicule.

On a traversé des marais denses. D’énormes fougères et des saules pleureurs débordaient sur la voie, créant un tunnel naturel. L’odeur de l’eau stagnante et le bourdonnement des insectes emplissaient l’air.

Vingt mètres plus loin, le bas-côté a disparu ; la route est devenue un pont enjambant un lac à marée basse. Des roseaux et des ajoncs pointaient hors de l’eau. Perchés sur leurs longues pattes d’araignée, des hérons tricolores cherchaient leur nourriture.

— Le paradis des alligators. Regardez-moi ces bancs de sable.

Quelques centaines de mètres plus loin, on revenait sur la terre ferme. En haut d’une petite colline s’étirait un bâtiment massif qui ressemblait à un cauchemar médiéval.

— C’est une île dans une île. Brrrr...

— Idéalement conçu pour la sécurité. Cette route doit être la seule voie de communication.

Cinq cents mètres plus loin, nous arrivions à l’hôpital proprement dit. Haut de deux étages et construit entièrement en pierre. Il manquait juste un pont-levis et un fossé à cette monstruosité sinistre pour devenir un château médiéval.

Ben s’est arrêté sur le parking gravillonné près de l’entrée principale. Un homme brun souriant se tenait devant la porte. Il devait avoir dans les trente-cinq ans.

— Laissez-moi lui parler.

— Pas de problème, a grogné Hi. Moi, je n’arriverais pas à fourguer cette histoire de prix de l’Intellect, même en me forçant.

Le Dr Javier Guzman était un homme trapu à la peau bronzée, avec un bouc noir bien taillé. Ses yeux noisette au regard intelligent brillaient derrière des lunettes démodées, posées sur l’arête de son nez mince.

— Mademoiselle Brennan ?

Il s’exprimait avec un léger accent espagnol.

— C’est un plaisir de vous rencontrer, docteur Guzman.

Guzman m’a fait un sourire éblouissant.

— Tout le plaisir est pour moi. Bienvenue à l’hôpital psychiatrique de Marsh Point. Je ne peux vous dire à quel point je vous remercie de votre venue.

— Je vous en prie.

Je n’avais aucune idée de quoi il parlait, mais cela n’allait pas m’arrêter.

— C’est avec enthousiasme que le conseil des élèves décerne ce prix à un lauréat aussi méritant.

Guzman acquiesçait avec grand sérieux.

— Pendant un temps, j’étais inquiet que la Bolton Prep n’escamote M. Claybourne sous le tapis, pour ainsi dire. Je suis content d’apprendre que je me trompais.

Totalement larguée. Mais j’ai aussitôt rendu son sourire à Guzman.

— Nous envisageons de lui autoriser bientôt des visites régulières. Je pense qu’une délégation scolaire telle que la vôtre constitue un excellent point de départ. Entrez, je vous prie.

— Chance n’a pas encore eu de visiteurs ?

On venait d’entrer dans le grand hall.

— Non. Son père est en prison et, franchement, c’est l’une des causes principales des troubles psychologiques de M. Claybourne. Il n’a pas d’autre famille.

Malgré tout ce que Chance avait fait, j’ai éprouvé de la sympathie pour lui. Je sais ce que c’est, d’être complètement seul.

Guzman a repris :

— La route sera encore longue. Bien sûr, la déontologie professionnelle m’interdit de discuter en détail de l’état de M. Claybourne, mais je me suis convaincu qu’il n’est ni suicidaire ni dangereux pour les autres. Son principal problème semble être lié à la confiance.

— C’est bon à entendre.

— M. Claybourne a été en grande partie isolé depuis sa crise.

On a suivi Guzman dans un escalier en marbre.

— La catatonie a disparu il y a quelque temps, mais il ne s’est remis à parler que récemment. J’espère bien que la vue de visages amicaux le poussera à rechercher davantage les rapports humains.

Des visages amicaux ? Je n’avais aucune idée de la réaction de Chance à notre visite. J’avais été la cause directe de son humiliation et de son enfermement. Il pouvait tout à fait péter un câble.

Mon pouls s’accélérait. Trop tard pour hésiter.

On est entrés dans une grande pièce claire et aérée, aux murs pastel. Du matériel artistique s’entassait dans un coin. Canevas, peinture, piles de toiles vierges. Des tables circulaires çà et là, sous une rangée de grandes baies vitrées. Un endroit à l’atmosphère heureuse, optimiste.

— Voici notre retraite d’artiste, a expliqué Guzman. M. Claybourne passe beaucoup de temps ici, donc je me suis dit que cet endroit ferait un agréable lieu de réunion.

— Cela m’a l’air parfait.

Je commençais à transpirer. Fantastique.

Guzman a ajouté, l’air peiné :

— Je ne peux laisser que deux d’entre vous avec le patient. Je suis terriblement désolé, mais il n’est pas encore prêt à rencontrer un groupe plus important. Les autres pourront l’attendre dans le couloir ; il y a un banc.

— Nous comprenons tout à fait. (Shelton.)

— Il ne me viendrait même pas à l’idée de mettre en danger la convalescence d’un patient. (Hi.)

Les deux garçons se sont esquivés par le fond.

J’ai jeté un regard à Ben, qui a acquiescé.

— Nous nous chargeons de la remise du prix, Ben et moi.

— Merveilleux. Je vous en prie, asseyez-vous. M. Claybourne sera là dans un instant.

— Vous ne restez pas ?

J’étais surprise, mais c’était un coup de chance : je n’avais pas réfléchi à la manière dont je pourrais interroger Chance en présence d’un médecin.

— Il vaut mieux que vous vous parliez en dehors de la présence du personnel médical.

Guzman a repris, d’un ton sérieux :

— M. Claybourne est très soupçonneux. J’espère que cela lui sera bénéfique d’être seul avec des amis.

Des « amis ». Encore ce mot. J’ai avalé ma salive. Péniblement.

— J’espère aussi.

— Je serai de retour dans cinq minutes.

Guzman est sorti de la pièce, faisant sonner ses talons sur le sol.

Quelques secondes plus tard, Chance est entré d’un bon pas par la porte de derrière. Il portait un jogging et un T-shirt gris de Bolton. Des cernes sombres s’étalaient sous ses yeux marron au regard profond et perçant. Il avait une ombre de barbe sur le menton.

Aucune importance. Même attifé comme chez les fous, ce type était à tomber.

Chance souriait comme s’il pensait à une blague et luttait contre l’envie de rire. Il a fait encore deux pas avant de me voir.

Il s’est arrêté net et m’a regardée dans les yeux. Puis il a lentement tourné la tête.

Il a posé le regard sur Ben, un bref instant. Puis sur moi. Il s’est assis à la table et s’est mis à l’aise, sans cesser de m’observer.

Silence gêné.

Finalement, j’ai dû le rompre :

— Au nom de tous les élèves de la Bolton Academy, nous sommes honorés de vous remettre le prix...

— Arrête.

Sans me quitter des yeux, Chance a montré Ben du doigt.

— Sors.

— Va mourir, Claybourne, a grogné Ben.

Chance a serré les mâchoires.

— Sors. Tout de suite.

— Vas-y, Ben, ai-je chuchoté. On n’a pas beaucoup de temps.

Hésitant, Ben a fini par se lever et partir. Chance ne lui a même pas accordé un regard.

J’ai repris :

— Au nom des élèves...

— Laisse tomber, a dit Chance. Le prix de l’Intellect ? Je me suis prêté à cette farce seulement parce que je voulais voir qui se payait la tête de Guzman. Vous m’avez surpris, je dois l’avouer.

— J’avais besoin de te parler. Ça a marché.

— Elle te plaît, ma nouvelle maison ? J’ai toujours voulu habiter un château. Mais ça compte, si je suis prisonnier ?

— Tu n’es pas prisonnier, tu es un patient.

— Je ne peux pas partir, alors où est la différence ?

Chance m’a fait un clin d’œil.

— Mais au moins, j’ai évité la prison.

— Ne t’en fais pas, tu seras inculpé lorsque tu seras considéré comme guéri.

— Tu crois ? Ça m’étonnerait que le procureur prenne la peine de me poursuivre pour quelques menues infractions. Il a déjà attrapé le gros poisson.

Chance a ricané :

— Au pire, je risquerai six mois entiers de mise à l’épreuve. Je ne sais pas si je le supporterais.

— Alors, tout ça, c’est de la comédie ? Tu les as tous embobinés ?

— Évidemment. Je ne suis pas dingue. J’ai été sous le choc un moment, je dois l’avouer, mais ça va beaucoup mieux à présent.

Malgré ses bravades, Chance semblait nerveux. Ses mains bougeaient sans cesse, et il tapait du pied comme si celui-ci était animé d’une vie propre. J’ai opté pour la diplomatie.

— Profite de ce repos. Je me rappelle cette nuit-là, après ce que Hannah...

Chance a frappé la table des deux poings.

— Ne prononce JAMAIS ce nom !

J’ai sursauté, stupéfaite de cette explosion. Ben est revenu au pas de charge.

— C’est bon, Ben ! Retourne surveiller le couloir.

Ben a jeté un sale regard à Chance avant de repartir.

— Pourquoi est-ce que vous êtes là, d’ailleurs ?

Chance examinait ses ongles. J’ai remarqué ses cuticules à vif.

— Il y a quinze ans, Hollis Claybourne a acheté un objet lors d’une vente aux enchères.

Il me fallait bien choisir mes mots.

— Je me suis dit que tu pourrais savoir quelque chose.

— Mon père achète plein d’objets. Je ne peux pas me souvenir de tous.

— C’est une croix celtique rare. Bien particulière. La partie supérieure s’incurve vers la droite.

Chance a réfléchi à sa réponse.

— Pourquoi est-ce que vous la voulez ?

— Tu te souviens de cette croix, alors ?

Chance a croisé les bras.

— Pourquoi est-ce que je vous aiderais ? Si je suis ici, c’est à cause de vous.

— Ce n’est pas vrai, Chance, ai-je répondu calmement mais fermement. Tu peux penser ce que tu veux de moi, mais tu sais bien que je ne suis pas responsable de... ça.

Chance a ouvert la bouche, puis il s’est ravisé.

— Cette croix... Tu en as besoin pour une raison particulière ?

— Oui.

Inutile de tourner autour du pot.

— Je m’en souviens. Mieux encore, je sais où elle est.

— Tu veux bien me le dire ?

— Pour que tu la voles ? (Il s’est mis à rire.) Non, Tory, j’ai bien vu comment tu respectais les biens de la famille Claybourne.

Il s’est penché vers moi.

— Mais je ferai mieux. Je vais t’y conduire !

— M’y conduire ?

Je n’aimais pas la tournure que ça prenait.

— Et comment ?

— Parce que je vais partir.

Une lueur malicieuse brillait dans ses yeux.

— Tes copains et toi, vous allez m’aider à m’évader.