61.

J’ai couru à la maison pour donner à manger à Coop avant de partir.

Un coup d’œil sur le téléphone. Kit n’avait pas appelé, ni envoyé de mail. J’ai remercié le ciel pour la naïveté de mon père. J’avais même un peu de peine pour lui.

Je revenais vers la porte quand Coop a dévalé l’escalier devant moi.

— Coop ! Arrête ! On ne part pas aujourd’hui !

J’ai entrevu sa queue touffue qui disparaissait derrière le bâtiment. Il se dirigeait vers l’allée du fond.

— Ouah !

J’ai trouvé Coop à côté des boîtes aux lettres, concentré sur une présence dans les bois.

— On y va, mon gars.

Je l’ai attrapé par le collier. Coop m’a jeté un regard, puis s’est détourné en aboyant, les pattes arquées, le poil hérissé.

Je me suis soudain sentie mal à l’aise. Est-ce qu’il y avait quelqu’un, là-bas ? Tous mes sens en éveil, j’ai scruté les arbres tout proches.

Chance a émergé des buissons.

Mon cœur s’est emballé, mais je me suis forcée à garder mon calme.

Que lui dire ? Qu’avait-il vu ?

Tandis que ces questions tournaient dans mon esprit, mon traître de chien-loup est venu lécher la main de notre visiteur. Chance s’est agenouillé pour lui caresser le dos.

— Tory ! Bonjour.

Toujours stupéfaite, je n’ai rien dit.

— Comment ? a dit Chance, en faisant semblant d’avoir entendu quelque chose que je n’avais pas dit. Ah ! Je vais très bien, merci de m’avoir posé la question.

— Je suis contente que ça aille. Comment tu es arrivé chez toi ?

— Chez moi ? Des chez-moi, j’en ai plusieurs et aucun, en ce moment. J’ai pu dormir quelques heures chez mon père, si c’est cela que tu veux dire.

— Comment est-ce que tu es parti de Bull Island ?

— J’ai pris le ferry du matin. À neuf heures précises. J’ai pas mal fait peur au capitaine, en sortant des buissons pour demander à embarquer. Je ne suis pas au mieux de ma forme.

C’était vrai. Chance avait le visage pâle et bouffi, avec des cernes violets, et aussi un tic à la joue, qui indiquait une tension nerveuse à peine contrôlée.

Chance avait trouvé des vêtements de rechange –  un vieux sweat Citadel et un pantalon de toile démodé –, mais la crasse de la nuit passée dehors lui collait encore à la peau.

Surtout, le plus inquiétant était sa diction... décalée. Il parlait d’une voix tendue et haut perchée, et par rafales comme sur une fréquence de police.

Je suis restée impassible.

— Je suis contente que tu ailles bien.

— Vraiment ?

— Bien sûr. On était tous inquiets quand tu t’es enfui.

— Cela n’a pas d’importance. Où est le trésor d’Anne Bonny ? Qu’est-ce qu’il y avait dans le coffre ?

Je n’ai presque pas eu le cœur de le lui dire.

— Rien, Chance. Il était vide.

Son tic s’est accéléré. À fond.

— Tu mens, a chuchoté Chance.

— Non. Regarde dans le garage. Tu verras le coffre. Vas-y, vérifie. On a échoué.

Chance contemplait le vide derrière moi. Il avait un regard étrange, comme s’il affrontait un démon intérieur.

— C’est... décevant.

— Ça craint. On n’a vraiment pas eu de chance.

Chance s’est frotté lentement les tempes, le visage contracté.

— J’ai subi beaucoup de pression ces derniers temps. Ma crise. L’humiliation en public de père. Le procès. Et tandis que j’étais enfermé dans cet asile, le nom de Claybourne a été traîné dans la boue.

J’écoutais en silence. J’avais joué un rôle clé dans ces événements, et Chance n’avait nul besoin que je le lui rappelle.

— Je crains de ne pas être... bien. Pas encore bien remis.

— Comment cela ?

Comme si je l’ignorais.

— Je crains de voir des choses qui n’existent pas. Comme la nuit dernière, par exemple.

— Il était tard, ai-je dit. Il faisait sombre. On était épuisés. Et tout est arrivé si vite.

— Non ! C’était autre chose !

Chance a serré les poings et m’a transpercée du regard.

— J’ai vu, Tory ! Tes yeux se sont transformés. Ils sont devenus dorés. Comme ceux des loups qui ont attaqué sur la plage.

Je cherchais une réponse. Rien.

— Ce n’était pas la première fois, non plus. Dans ma cave, la nuit où Hannah...

Chance a sursauté comme s’il s’était brûlé. Il lui a fallu un très long moment avant de reprendre :

— Cette nuit-là, j’étais à terre. Il y avait du sang partout, et la douleur était indescriptible. Mais j’ai bel et bien vu. Tu bougeais trop vite !

— Tu étais blessé. Paniqué. Et on se battait pour sauver notre peau.

— Non ! Je sais ce que j’ai vu.

Sa respiration se faisait irrégulière. Une pellicule de sueur luisait sur son front.

— J’avais cru que c’était mon imagination. Après tout, j’avais été blessé. Trahi. Même maintenant, ces souvenirs sont insupportables. Mais, la nuit dernière, c’est la même chose qui s’est produite ! Tes yeux sont devenus dorés. Tu te déplaçais à une vitesse hallucinante. C’était incroyable.

Que répondre ? Chance était au courant. Impossible de le persuader du contraire.

Soudain, il m’a tendu une perche.

— Est-ce que je suis fou ? a-t-il demandé d’une voix désespérée. Tout à coup, je ne peux même plus faire confiance à mes propres sens. Mes rêves sont hantés. J’ai l’impression de perdre la tête.

Il m’a saisi la main.

— Est-ce que c’est vrai, Tory ? Tes yeux changent ? Ou alors, est-ce que mon cas est pire que je ne pensais ?

Un flot de culpabilité m’a envahie.

J’avais horreur de mentir. Pire, d’altérer le rapport de Chance à la réalité.

Mais je devais me protéger. Protéger mes amis.

Au bout du compte, je n’avais pas d’autre choix.

— Mes yeux ne brillent pas, Chance. Ils sont verts, comme toujours.

J’ai soutenu son regard, espérant que le mensonge ne se lirait pas sur mon visage. Il fallait convaincre Chance de ma sincérité. Il devait croire que je ne lui cachais rien. Il fallait qu’il me croie.

— Je pense que tu es souffrant, ai-je dit, écœurée par ma ruse. Tu es tendu. Ton esprit te joue des tours.

— Des tours...

— Tout est dans ta tête, ai-je chuchoté, enfonçant le couteau dans la plaie.

— Bien sûr, a dit Chance, en se recroquevillant.

Coop lui a donné un coup de museau puis a poussé un jappement à mon attention. Le chien-loup semblait comprendre que je manipulais le mental fragile de son nouvel ami. Et ça ne lui plaisait pas.

Je me sentais plus bas que terre.

— Je devrais peut-être retourner un peu à Marsh Point, a dit Chance. Ma... tâche n’y est pas achevée. Je leur manque sans doute.

Personne n’a souri à cette tentative d’humour.

Il fait mieux de revenir à cet hôpital. Il est encore souffrant.

— Laisse-nous t’y emmener. Ben peut conduire.

— Tu crois que je suis venu à pied, Tory ?

Chance m’a montré une moto noire dans l’allée.

— Il y a des tas de jouets dans la cabane de mon père.

— Tu vas avoir des ennuis ?

— Des ennuis ?

Chance m’a lait un petit sourire, rappelant son ancienne arrogance.

— Je suis un Clayboume. Si cela se trouve, ma famille est propriétaire de cet hôpital. Je m’attends à des retrouvailles discrètes.

Je l’ai accompagné à sa moto, une Kawasaki Z1000. Effilé et aérodynamique, l’engin ressemblait à une navette spatiale sous acide. Après avoir mis son casque, Chance a caressé Coop une dernière fois.

Il s’est alors tourné vers moi.

— Je te reverrai, j’en suis sûr.

Résistant de toutes mes forces à la culpabilité, j’ai répondu d’une voix calme :

— Remets-toi, Chance, c’est tout.

Il a hoché la tête, et est parti.