13.

J’ai entendu Chris me dépasser par la droite.

En tâtonnant, il a allumé un lampadaire, puis deux, puis trois, avant de repousser du pied une rallonge vers le mur.

— Désolé pour la pénombre. Le courant est coupé dans cette zone. On bidouille l’installation.

La lumière jaune était faible, peut-être à la moitié de la puissance habituelle, et les angles de la pièce demeuraient dans la pénombre. Je me suis dit que si j’avais été en flambée, j’aurais pu mieux voir. Une idée stupide.

Nous étions dans une vaste salle aveugle, avec des vitrines d’exposition alignées contre les murs. Elles contenaient tout un bric-à-brac d’objets de piraterie. Des drapeaux en lambeaux. Des modèles réduits de navires. Des pièces d’or. Des épées.

À côté de chaque vitrine, un panneau décrivait le contenu dans une graphie d’époque.

J’étais fascinée.

Au centre de la pièce étaient rassemblés des mannequins revêtus d’authentiques habits de pirate. Il y avait notamment une femme portant une chemise de lin blanc, un gilet de velours rouge et violet, un pantalon d’homme et des bas de laine. Des créoles d’or, un pendentif en argent, un collier de perles, une large ceinture de cuir, des rubans, des boucles de cuivre et de grosses bottes noires complétaient l’ensemble.

La dame avait du style.

Elle avait aussi un redoutable coutelas de 1er, (rois couteaux dans leur fourreau de cuir et une paire de pistolets attachés sur la poitrine.

Chris a désigné la flibustière d’un geste de la main :

— Je vous présente Anne.

— Stupéfiant ! D’où venait-elle ? ai-je demandé en m’avançant vers le mannequin.

— On ne sait pas exactement. D’après la version la plus communément admise, elle serait née en Irlande, dans le comté de Cork, un peu avant 1700.

— Son père était un homme de loi de Kinsale, William Cormac, a enchaîné Sallie.

La jeune femme était si discrète, maintenant, que j’en avais presque oublié sa présence.

— C’était quelqu’un d’important, a-t-elle poursuivi, mais il a eu une liaison avec sa domestique, qui a été révélée au grand jour.

— Faut bien s’amuser un peu, a murmuré Hi entre ses dents.

Mon coude est entré en contact avec ses côtes.

Chris a repris le cours de l’exposé :

— Quand sa femme a révélé l’adultère, Cormac a vu sa réputation ruinée. Il a dû quitter l’Irlande pour le Nouveau Monde avec sa maîtresse et leur nouveau-né. La petite Anne.

— Où se sont-ils installés ? a interrogé Shelton.

À son ton neutre, je l’ai soupçonné de déjà connaître la réponse.

— Ici, à Charles Town. Cormac a repris son métier et il a très bien réussi. Lui et sa famille faisaient partie du gratin de la ville. Anne a grandi dans une plantation de la région.

— Comment est-elle devenue pirate ?

Cette fois, la curiosité de Shelton ne semblait pas feinte.

— En tout état de cause, a répondu Sallie, c’était une enfant rebelle. Son père rouspétait toujours après ses manières de garçon manqué, mais elle était têtue. Et il était trop pris par son travail pour s’occuper d’elle.

— Anne a perdu sa mère quand elle n’était qu’une adolescente, a ajouté Chris. Comme elle n’avait pas de frères et sœurs, elle passait beaucoup de temps seule. Plus tard, elle a fini par avoir de mauvaises fréquentations, comme on dit.

Mon cœur s’est accéléré. J’ai senti les larmes me monter aux yeux.

Oh, non, Tory, tu ne vas pas craquer !

Cela m’arrivait parfois. Il suffisait d’un lien, même lointain, avec ma mère et, sans prévenir, je m’effondrais. Pourtant, j’essayais toujours de dissimuler ma tristesse. Avec succès, en général.

Moins d’un an s’était écoulé depuis l’accident. La douleur s’était un peu atténuée, mais parfois elle me transperçait encore comme un coup de poignard.

Anne a perdu sa mère. Tu as perdu la tienne. Point barre.

Je me suis concentrée de nouveau sur ce que disait Sallie.

— ... elle lui a plongé son épée dans le corps ! M. Mains-Baladeuses s’est retrouvé à l’hôpital pendant des semaines. Ça a calmé toutes les ardeurs. Par la suite, personne n’a essayé de l’approcher de trop près. Et elle n’avait que quatorze ans à l’époque !

Chris a repris la parole. Un vrai jeu de ping-pong.

— À seize ans, elle est tombée amoureuse d’une espèce de vagabond, James Bonny. De l’avis général, il en voulait surtout à son héritage. Quand ils se sont mariés, son père a été furieux.

Ping. Au tour de Sallie :

— Cormac avait de grandes ambitions pour sa fille. Il envisageait de la marier à un fils de famille de Charles Town qu’il choisirait lui-même. Elle aurait un destin d’aristocrate. De femme de planteur.

Pong. Chris a pris le relais :

— Quand elle a refusé de renoncer à son capitaine sans fortune, papa Cormac l’a virée. Le couple est alors allé s’installer à New Providence, un nid de pirates des Bahamas.

Je n’en revenais pas.

— Elle s’est mariée, toute rebelle qu’elle était ? ai-je demandé.

— Cela n’a pas duré, a répondu Sallie. Elle a fait ami-ami avec les pirates du coin, puis s’est aperçue que James était devenu un informateur. Elle l’a quitté pour un aventurier flamboyant du nom de Calico Jack Rackham.

Shelton a mis son grain de sel :

— Cette partie-là, je la connais. Calico Jack a proposé à l’époux de lui acheter Anne, mais celui-ci a refusé. Du coup, tous les deux sont partis ensemble.

Je n’ai pas pu dissimuler mon irritation :

— De l’acheter ? Il a essayé d’acheter Anne comme une tête de bétail ?

Shelton a haussé les épaules en souriant.

— À cette époque-là, on ne s’embarrassait pas de principes.

— Et ça, c’était avant que la petite amie d’Anne n’entre dans la danse, est intervenu Hi avec une lueur lubrique dans l’œil. Tu savais qu’Anne Bonny marchait à la voile et à la vapeur, non ?

À mon air, il a compris que non.

— Il dit la vérité, a gloussé Shelton.

Je me suis tournée vers Chris, qui a confirmé d’un signe de tête. Il souriait jusqu’aux oreilles.

Pourquoi donc les garçons sont-ils aussi excités par ce sujet ?

Sallie a lancé un regard noir à Chris, qui a levé les mains pour plaider non coupable.

— Ces hommes des cavernes font référence à Mary Read, une autre femme pirate, a-t-elle expliqué. Mary a rejoint le navire de Calico Jack, le Revenge, elle aussi déguisée en homme. Anne a eu le béguin pour « le » nouveau venu, mais elle n’a pas tardé à découvrir la vérité sur Mary. Rien n’a changé. Dès lors, Mary Read et Anne Bonny ont eu une relation « particulière » - dont on ignore la nature.

— C’étaient des amies intimes, quoi, a raillé Hi en se maintenant à une distance respectable de mon coude.

— À bord du Revenge, a poursuivi Sallie, Anne et Mary comptaient parmi les marins les plus rudes. Tous les membres de l’équipage étaient au courant de leur secret, mais ils les acceptaient comme leurs égales.

— Sur les navires de pirates, la plus grande ouverture d’esprit régnait, a enchaîné Chris. C’était pratiquement des méritocraties. Anne Bonny et Mary Read pouvaient naviguer, se battre, se conduire comme des hommes. Personne ne venait les embêter.

— Racontez-nous leur capture, a demandé Shelton d’un ton pressant. Elles ont tiré sur leurs propres compagnons d’armes, n’est-ce pas ?

— Oui, mais c’est parce qu’ils se sont comportés comme des mauviettes ! a expliqué Sallie en glissant son bras sous le mien d’un geste complice. En 1720, le capitaine Jonathan Barnet, un pirate devenu chasseur de pirates, a attaqué le Revenge qui était au mouillage. Les membres de l’équipage étaient saouls, car ils avaient fêté la veille au soir la capture d’un navire de commerce espagnol.

« Barnet s’est approché du Revenge avec son navire et a tiré dessus au canon. Et Calico Jack et ses hommes, qui avaient une gueule de bois monumentale, ont refusé le combat. Anne et Mary ont résisté.

Sallie a jeté un regard éloquent à Chris. Je commençais à l’apprécier.

— D’après la légende, Anne se serait écriée : « S’il y a un homme parmi vous, qu’il s’avance et qu’il se batte ! » Les marins s’étaient tapis dans la cale comme des mendiants. Folles de rage, les deux femmes se sont mises à tirer sur eux, en tuant un et en blessant plusieurs autres, dont Calico Jack.

Chris a souri à sa femme et pris le relais :

— Finalement, elles se sont retrouvées seules face à Barnet et à ses hommes. Elles se sont battues comme des tigresses, mais tout le monde a été capturé. L’équipage du Revenge a été pendu.

Je me suis souvenue du récit de Rodney Brincefield.

— Pas Anne ! On dit qu’elle se serait échappée.

Chris a semblé impressionné :

— Tu connais donc un peu l’histoire. Il y a eu un procès à Port Royal. L’affaire a fait sensation, à cause de la présence de deux femmes parmi les accusés. Anne Bonny et Mary Read étaient mal considérées parce qu’elles rejetaient la société policée et qu’elles défiaient les conventions traditionnelles sur la condition des femmes.

— La société policée ! s’est exclamée Sallie. Parlons plutôt de poseurs coincés.

— Déclarées coupables de piraterie, a repris Chris, Anne et Mary ont sorti leur joker.

— C’est-à-dire ? ai-je demandé.

— Elles ont mis leur ventre en avant, si je puis dire.

Hi a ouvert de grands yeux.

— Pardon ?

Sallie a expliqué :

— Chacune a déclaré qu’elle attendait un enfant. La loi britannique interdisait de pendre une femme enceinte, ce qui empêchait de les exécuter. Elles ont donc été épargnées pendant que les autres se balançaient au bout d’une corde.

Shelton, lui, ne nous a pas épargné les horribles détails :

— Après avoir été pendu, Calico Jack a été étripé, a-t-il précisé. Le gouverneur a placé son cadavre dans une cage à l’entrée du port, là où il pouvait être vu depuis tous les navires. Plutôt méchant, non ?

Un silence. Rompu par Ben.

— Et ensuite ?

C’étaient ses premiers mots depuis qu’on était entrés au musée.

— Mary Read est morte d’une fièvre en prison, a dit Chris. Mais le mystère demeure pour Anne Bonny. On ignore son sort.

Sallie a haussé les épaules :

— Certains affirment qu’elle est morte dans sa geôle, d’autres, qu’elle a été pendue l’année suivante, après avoir mis un enfant au monde. D’autres encore pensent que son père a payé une rançon et qu’il l’a ramenée à Charles Town. Et il y a ceux qui sont persuadés qu’elle s’est évadée et a repris la piraterie.

— J’ai lu dans un bouquin qu’elle aurait pris le voile, a déclaré Shelton. Dans un autre, l’auteur affirmait qu’elle était revenue auprès de son mari. N’importe quoi.

J’ai jeté un coup d’œil à Anne Bonny. Beaux habits, bijoux, cheveux bien coiffés.

Que t’est-il arrivé, Anne ? Est-ce que cela s’est bien terminé pour toi ? Ou très mal ?

— Où est son butin ? a soudain demandé Hi. Anne Bonny était une pilleuse de bateaux. Qu’est devenu ce pactole ?

Sourire de Chris.

— Je me doutais qu’on en viendrait à cette question ! Il est enfoui quelque part. S’il existe... Pendant des années, on a cru qu’il était sur Seabrook Island. Fausse piste. Ensuite, on a parlé de Johns Island, parce que certains éléments de cette île correspondent à la carte.

— La carte ? ai-je demandé d’un air innocent.

— Oui, la carte.

Chris a consulté sa montre, puis s’est dirigé vers une armoire en bois sombre à l’extrémité de la pièce.

— La voici.

J’ai dû faire un effort pour ne pas me précipiter.

Chris a sorti un jeu de clés de sa poche.

— On n’a plus que quelques minutes, mais il faut que vous la voyiez. Ça en vaut la peine.

Derrière les portes se trouvaient des tiroirs. Chris a ouvert une seconde serrure, puis il a tiré le tiroir du bas.

Le jackpot !