47.
Le country-club de Charleston occupe la pointe nord de James Island, juste en face du port de la ville.
Élégant et exclusif, ce club offre à ses membres un accès aisé aux courts de tennis, aux piscines et à un golf de dix-huit trous, méticuleusement entretenus.
Le lendemain matin, à dix heures, Kit m’a déposée à l’élégant club-house de bois et de stuc.
Je portais une robe de cocktail Nicole Miller sans bretelles. Couleur moka, moulante et ajustée. Et prêtée, bien sûr.
Par un accord implicite, Kit et moi avions évité de nous parler pendant tout le trajet. Mon explosion de la veille était encore sensible.
— Deux heures ? a demandé Kit en tapotant nerveusement le volant.
— Une.
— Entendu. Amuse-toi bien.
J’ai failli tomber en descendant de voiture. J’avais à peine fermé l’œil. Les nerfs à vif d’avoir dû cacher Chance. Sans parler de la perspective de retrouver le Trio.
J’ai pris un moment pour me ressaisir, me répétant le conseil de Chance.
Fais-toi respecter. Riposte. N’aie pas peur.
Je suis entrée dans le salon d’un pas énergique, le dos bien droit.
Des tapis persans coûteux couvraient le plancher sombre, sous un chandelier de cristal massif. Deux escaliers monumentaux se déployaient en spirale.
Sur une table Régence étaient posés un vase rempli de fleurs et un panneau à cadre d’argent annonçant que la collation serait servie devant le green.
À côté de la table se tenait Rodney Brincefield.
Grand Dieu. Qu’est-ce qu’il faisait ici, celui-là ?
Tory, a fait Brincefield avec un grand sourire. Quelle agréable surprise.
— Bonjour.
Surprise, je n’ai rien trouvé à ajouter.
— J’ignorais que tu fréquentais le club.
Brincefield portait un costume anthracite et des richelieus noirs. Je me suis demandé s’il était employé, invité ou membre.
— Je suis là pour le brunch, ai-je annoncé.
— Merveilleux. Comment va la chasse au trésor ? (Il a baissé la voix.) Des indices ?
Une ampoule de flash a éclaté dans ma tête. Un break rouge d’une autre époque, qui suivait les Viraux jusqu’à Morris Island.
J’ai choisi d’attaquer directement.
— Monsieur Brincefield, est-ce que vous me suivez ?
— Te suivre ?
Il m’a vrillée de son regard bleu.
— Pourquoi te suivrais-je, grands dieux ?
— C’est juste que... je n’arrête pas de tomber sur vous.
Brincefield a eu un petit rire.
— Je parcours les mêmes chemins depuis des décennies. C’est toi qui es récemment apparue dans mon monde.
Il n’avait pas tort. Je n’avais vu Brincefield qu’en des endroits où je n’avais jamais mis les pieds avant.
Peut-être que c’était moi qui le suivais.
Brincefield s’était approché insensiblement. Il a repris la parole. Ses sourcils neigeux frôlaient les miens.
— Vous l’avez trouvé ? a-t-il chuchoté. Vous connaissez l’ouvrage ?
J’ai fait un bond en arrière.
— De quoi parlez-vous ?
Un bruit de pas derrière moi.
— Tory ?
Je me suis retournée. Jason débarquait dans la pièce, une paire de chaises pliantes sous chaque bras.
— Tu viens d’arriver ? Tout le monde est là-bas, sur la pelouse. Je me suis encore retrouvé coincé à transporter des trucs.
— J’y vais. Désolé, monsieur Brincefield, je dois filer !
Je me suis dirigée en hâte vers les portes. J’ai aperçu Brincefield dans la glace. IL me regardait partir.
Une fois dehors, j’ai réprime un frisson.
Est-ce que Brincefield m’avait attendue ? Il m’avait posé sa dernière question avec une intensité presque démente. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Ce vieil homme n’était peut-être pas si inoffensif, après tout.
Concentre-toi. Tout le monde peut te voir.
Je me suis dissimulée derrière un bosquet à l’instant où Jason apparaissait. Après avoir jeté un œil autour de lui, il a déposé son chargement près d’un pavillon blanc.
Cachée, j’ai examiné la scène.
La plupart des participants au bal étaient arrivés. Les aristocrates vaquaient en bavardant, portant leurs plus beaux atours. Des femmes vêtues de robes bain de soleil claires tenaient des assiettes minuscules de tranches de pastèque, de melon, de fraises et de fromage. Des rires affectés flottaient dans l’air.
Décision impulsive : plus de surprises.
Si une attaque était imminente, j’avais besoin de tous mes pouvoirs. Tous.
SNAP.
La transformation a été rapide. Je tremblais et haletais, comme d’habitude. Je n’ai pas bougé, luttant contre la sensation de brûlure qui envahissait mes membres.
Mes capteurs sont passés en haute définition.
J’ai chaussé mes lunettes noires et je suis sortie des arbres pour me joindre au groupe.
Les adultes s’étaient réunis autour du buffet, sous le pavillon. Mes camarades de classe flânaient sur le green, à trente mètres de là.
Jason m’a repérée et m’a fait signe.
Luttant contre mon appréhension, je suis allée le voir.
— Te voilà.
Sa cravate était défaite, son dernier bouton aussi.
— Tu avais disparu.
— J’étais allée me rafraîchir. Toujours de corvée ?
— C’est de l’esclavage par contrat. Ces génies n’ont installé que cinquante chaises.
Derrière mes lunettes noires, je cherchais le Trio. Il n’était nulle part.
Soudain, une voix au fort accent sudiste a appelé Jason. Il s’est mis à gémir.
— Encore ? Elle est vraiment tarée celle-là. Je reviens de suite.
Jason a suivi une femme âgée à l’intérieur du club-house.
J’étais seule.
Décidée à tirer le meilleur parti de la situation, je me suis mêlée aux autres, restant en lisière des groupes. Personne ne m’a adressé la parole, mais personne ne m’a chassée non plus. En progrès.
Soudain, mon oreille sensible a capté le son que je craignais.
Madison. Quelque part derrière moi. J’ai affûté mes capacités auditives, essayant d’isoler sa voix au milieu des bavardages et des rires.
— ... va le regretter, cette fois. Il faut qu’on lui montre...
— Maintenant ! (C’était Ashley.) Jason est parti au club-house.
Des frôlements de tissu, dans ma direction. J’ai inspiré profondément. N’aie pas peur.
— Hé, la boat girl ! Je n’ai pas réagi.
— Boat girl !
Je me suis retournée lentement.
Madison se tenait à un mètre de moi, bras croisés, entourée de ses larbins lèche-bottes. Elle m’avait interpellée franchement, pour que tout se fasse en public.
Mon cœur s’est mis à cogner. Je ne me sentais pas capable de parler.
Madison a pris une expression étonnée.
— Je croyais t’avoir clairement fait comprendre que tu n’étais pas la bienvenue ici.
Les conversations se sont arrêtées. Un vague cercle se formait. Une excitation animale brillait dans les yeux des spectateurs. La foule attirée par le sang.
— Tu n’es pas la bienvenue ici, a répété Courtney comme un perroquet.
— Eh non ! a ajouté Ashley avec un sourire carnassier. Ce n’est pas pour toi.
— On vit dans un pays libre...
Ma voix tremblait. Madison a ricané :
— Libre, mais pas gratuit. C’est assez coûteux, en fait. Mais j’imagine que tu aimerais que ça te soit accessible, vu que tu ne peux pas te payer des endroits pareils.
Il y a eu quelques rires. Je sentais la foule qui retenait son souffle. Pas une voix ne s’est élevée pour prendre ma défense.
Le silence s’appesantissait, mais j’étais bien décidée à ne pas le briser. C’était à Madison de jouer. Si elle voulait du théâtre, elle devait assumer le rôle.
Soudain, une odeur familière m’est parvenue aux narines.
Sous le parfum Dior et la lotion corporelle La Mer, Madison exsudait l’angoisse.
Vue du dehors, elle semblait détendue. Mais, avec ma vision améliorée, j’ai remarqué ses muscles noués, sa mâchoire serrée. La veine dans son cou battait à se rompre.
Sa confiance était simulée. Madison Dunkel était plus tendue qu’une peau de tambour.
— Tu ne joues pas dans ta cour, Tory, a lancé Madison en haussant le ton. Et pas seulement ici. La Bolton Prep est bien, bien trop prestigieuse pour accepter des cas sociaux par pitié déplacée.
— Par pitié ?
J’avais le visage brûlant, mais je restais calme.
Ashley s’est mise à rire :
— Tout le monde sait que tu ne peux pas te payer l’inscription. On a accepté ton groupe pitoyable pour la seule raison qu’un directeur à la noix cherchait à faire une bonne action pour se faire bien voir.
— Mais c’est nous qui en souffrons, a déclaré Madison d’un air solennel. Nous, élèves méritants, forcés de partager nos classes avec des ploucs des îles. C’est un miracle qu’on apprenne quoi que ce soit.
Ça suffisait. Chance avait dit d’attaquer ? C’était parti.
— Moi, je ne suis pas méritante ? La dernière fois que j’ai regardé, j’avais de meilleures notes que toi dans tous les cours qu’on avait ensemble. Tu sais, les cours de deuxième année que j’ai pris en première ?
Madison m’a regardée, les yeux écarquillés, dissimulant sa nervosité derrière un rictus ; mais son odeur trahissait son anxiété.
Je n’ai rien lâché.
— Contrairement à toi, Madison, je me casse le cul au travail tous les jours. C’est pour ça que j’ai eu un prix de Bolton et pas toi. On suivra le programme de prépa-fac toutes les deux l’an prochain. Si tu me le demandes gentiment, j’accepterai peut-être d’être ta tutrice.
Le rictus de Madison faiblissait. Une nouvelle odeur me parvint aux narines.
La gêne.
J’avais touché un point sensible.
J’ai compris.
— Tu as bien été acceptée en programme prépa-fac, pas vrai ? ai-je demandé avec une parfaite innocence. Je sais que tu l’avais demandé.
Madison s’est raidie.
— Tu ne sais rien !
Mais mon nez me disait le contraire.
— Ah, ouais... dur... Ça ne va pas t’aider à aller en fac, cet échec. Mais peut-être qu’avec l’argent de tes parents, tu pourras t’acheter ton inscription.
Il y a eu quelques gloussements, rapidement étouffés. Mais, cette fois, la cible n’était plus la même. Tous les regards se tournaient vers Madison.
Elle ouvrait la bouche, mais je l’ai coupée :
— Franchement, c’est lamentable que tu me suives partout. Tu n’as vraiment rien d’autre à faire ? Trouve-toi une activité, bon Dieu.
Les gloussements devenaient des ricanements. Versatile comme toujours, la foule avait changé de camp. Regarder Madison se tortiller sur place, c’était encore plus drôle.
— Mais on te suit pas ! a lancé Ashley. T’es une nase !
— J’aurais cru. Partout où je vais, vous me suivez comme des chiots perdus. Et, quand je regarde par la fenêtre, je m’attends presque à vous voir fouiller dans mes poubelles.
— Hé ! s’est écriée Courtney, abasourdie. Tu ne peux pas nous parler comme ça !
— Je suis désolée. Ce sont des mots trop longs pour vous ? Je dois faire plus simple ?
Les rires enflaient. J’étais lancée. Pourquoi, grands dieux, avais-je laissé ces gourdasses s’attaquer à moi ?
— Tu es une rien-du-tout ! a crié Madison, le visage cramoisi. Personne ici ne veut revoir ta figure.
— Ne t’inquiète pas pour moi, Maddy. Ça va aller. Si des gens décident qu’ils ne m’aiment pas, sans raison, c’est leur problème.
Jeu, set et match. Ashley a chuchoté à l’oreille de Madison. J’ai tout entendu.
— Elle te ridiculise. En plus, il y a Jason qui revient.
La gêne noyait toutes les autres odeurs de Madison. Elle avait aussi commencé à transpirer. Étonnamment, moi pas.
Je restais là, calmement, attendant qu’elle m’envoie sa prochaine bordée.
Madison cherchait désespérément une réplique fine pour s’en sortir.
— Oui ?... Madison, un commentaire spirituel avant de vaquer à tes occupations ?
— C’est toi qui as besoin de commentaires spirituels. Salope.
— Hum, brillant. Bien joué.
Des rires ont éclaté partout.
Madison s’est frayé un chemin à coups de coude dans le cercle des débutantes et de leurs cavaliers, sans même cacher sa fureur. Ashley et Courtney ont filé derrière elle.
La foule s’est dispersée en petits groupes pour refaire le match. Tout le monde me jetait des coups d’œil, quelques-uns avec respect.
Soudain, je me suis sentie épuisée.
Presque pas dormi, rien eu à manger. Toujours en flambée. J’ai jeté un regard envieux au buffet, mais le Trio s’y était précipité. Pas question de revenir dans leur orbite.
Il fallait que je me retrouve seule un moment. Prenant bien soin de garder mon maintien, je me suis glissée à l’intérieur du club-house et j’ai trouvé les toilettes pour femmes.
Je me passais de l’eau sur le visage quand le Trio est entré.
Ashley et Courtney bloquaient la porte. Madison a foncé sur moi, bouillonnante.
Les yeux baissés, je me suis séché la figure et j’ai remis mes lunettes noires.
— Personne ne me parle comme ça !
Madison rayonnait d’indignation.
— En particulier pas un cas social, une plouc qui fait la maligne !
.le me suis tournée vers elle. Je n’étais plus le moins du monde effrayée.
— Excuse-moi.
Puis, calmement :
— Tu me bloques le passage.
— Et alors ? a ricané Madison. Tu vas faire quoi ?
— Si tu ne bouges pas ?
— Ouais.
Je me suis approchée à la toucher.
— Je te mettrai par terre, sur ton petit cul de gosse pourrie.
J’entendais le cœur de Madison cogner dans sa poitrine, je voyais ses mains trembler. Je sentais la sueur sur sa peau.
— Tu n’oserais pas.
Le tremblement dans sa voix trahissait son inquiétude.
— Essaie.
J’ai levé la main. Elle a sursauté.
Je me suis penchée vers elle, j’ai relevé mes lunettes et je l’ai transpercée de mon regard doré.
— Bouh !
Poussant un glapissement, Madison s’est enfuie, paniquée. Ashley et Courtney m’ont jeté un regard perplexe puis ont couru après leur reine des abeilles.
— Salut, mesdames ! Et bonne soirée !
Mon triomphe a été de courte durée.
Oh, là, là...
J’ai compris l’énormité de mon erreur. Mon estomac s’est retourné.
Madison avait vu mes yeux.
— Quelle andouille, mais quelle andouille ! ai-je hurlé dans les toilettes désertes.
J’ai fermé les paupières de toutes mes forces. Si seulement j’avais pu revenir en arrière de cinq minutes...
SNUP.
Ma tête tournait. La pièce aussi. J’ai couru vomir.
J’ai baissé la cuvette, me suis effondrée et traitée de tous les noms. J’avais commis une terrible erreur.
Rentre chez toi. Tu t’en soucieras plus tard.
Les jambes en compote, je me suis relevée, j’ai rajusté ma robe, je me suis rincé la bouche et je suis sortie.
Jason m’attendait à la porte.
— Tory, ça...
— Je ne me sens pas très bien. Je vais rentrer.
— J’ai vu ce qui s’est passé, a expliqué Jason avec un sourire stupéfait. Je ne sais pas qui est cette Tory-là, mais c’est une teigneuse !
— Tout ce que j’ai fait, c’est de m’abaisser à leur niveau.
— Pas vrai ! Tu avais totalement le droit de te défendre.
Je ne voulais pas discuter, alors j’ai acquiescé.
— En tout cas, j’ai entendu dire que tu allais intégrer le groupe de cette année.
— Hein ? Qui t’en a parlé ?
Cette fichue Whitney !
— Ma mère, il y a quelques minutes. Si c’est vrai, il va te falloir un cavalier. Il se trouve que je suis disponible.
Tout ce cirque m’écœurait. Tout à coup, c’en était trop. Madison. Whitney. Ma perte de contrôle.
Jason était le plus près, et c’est donc lui qui a pris.
— Pourquoi je devrais te choisir ? Pour que tu puisses disparaître quand quelqu’un m’agresse ?
Étonné, Jason a eu un mouvement de recul.
— Je ne savais pas ! Cette folle m’a fait transporter...
J’ai levé la main pour qu’il se taise.
Trop pour une journée.
Trop de garçons dans ma vie.
— Il faut que j’y aille.
Avant que Jason ait pu réagir, j’ai filé par la sortie.