15.
Je n’ai pas déroulé la carte ce soir-là.
Trop crevée pour ça. Après cette journée épuisante, la chasse au trésor attendrait. Quelques minutes après avoir passé ma porte, je roupillais déjà.
Nous nous sommes retrouvés le lendemain matin, dans le garage de Shelton. Son père, Nelson Devers, directeur technique informatique du LIRI, avait transformé ce petit espace en une station de réparation d’ordinateurs. Sur les murs, des étagères métalliques étaient couvertes de boîtes en plastique remplies de vis, de boulons, de circuits imprimés et autres machins mécaniques. La pièce était éclairée par des tubes de néon accrochés au plafond. Une grande table à dessin en occupait le centre et servait d’espace de travail.
— Allez, au boulot !
J’ai pris une loupe et j’ai soigneusement étalé notre butin sur la table.
La carte du trésor était craquelée, patinée, mais bien conservée. Le papier, devenu jaune moutarde, dégageait une odeur de vieux et de moisi.
En haut et en bas du document, on distinguait une inscription à demi effacée. Au centre, des traits se recoupaient, formant une image indéfinissable.
— Hum, a marmonné Hi en se frottant le menton.
— Pu...rée !
Je m’attendais à des montagnes, à des vallées, voire à un rivage ou à des rochers. Bref, à quelque chose d’identifiable. Au lieu de quoi, j’avais sous les yeux un magma de lignes droites et sinueuses, délimite par une bordure noire.
— Quel artiste a dessiné ça ? a gémi Shelton. Monet, Picasso ?
J’ai plissé le front.
— Voyons, on a trois lignes verticales et sept ou huit lignes horizontales. Plus un trait épais qui court d’une extrémité à l’autre, en dessous de ce griffonnage.
Sur le plan géographique ou topographique, il n’y avait rien de reconnaissable. Et aucune mention d’un point cardinal. Le croquis ressemblait à un dessin d’enfant ou à des jeux de morpion superposés.
— C’est une carte, ça ? a grogné Ben. Plutôt un gribouillis !
— Décevant, ai-je reconnu.
— Concentrons-nous sur l’inscription, a suggéré Hi. Peut-être qu’elle explique le dessin.
En haut de la carte, une strophe de deux vers était joliment calligraphiée d’une main assurée. J’ai positionné la loupe et j’ai lu à haute voix.
— « Descends, descends du perchoir de dame Faucon. Et entame ton sinueux parcours vers la retenue de la salle obscure. »
— Une énigme ?
Je n’en revenais pas.
La strophe sibylline n’éclairait en rien le dessin.
— Lis ce qui est écrit en bas, a dit Hi. Peut-être que si on combine les deux, le poème aura un sens.
J’ai promené la loupe sur la seconde strophe. Même écriture décidée. Et message tout aussi énigmatique : « Fais tourner la Boucle du Sauveur dans la niche ouverte de l’abîme. Choisis ta fidèle servante pour que le pont correct se libère. »
— Avec ça, on est bien avancés ! a constaté Hi.
— C’est censé rimer ? a demandé Shelton, à personne en particulier.
J’ai continué à examiner la carte à la loupe, mais je n’ai pas trouvé d’autre inscription.
Maintenant, je comprenais pourquoi le musée ne forçait pas sur la sécurité. Sortie de son contexte, la carte était inutilisable.
— Ce pourrait être un diagramme de tunnels ou de grottes, ai-je dit en désignant le méli-mélo de lignes au centre.
— Un littoral ? a hasardé Hi. Mais ça ne nous dit pas quelle île.
— Rien ne dit non plus que ce soit une île, a marmonné Shelton.
— J’ai passé des heures sur le Net, a dit Hi en sortant des feuilles pliées de la poche de son short. Toutes les rumeurs parlent d’une île. Seabrook Island. Johns Island. Fripp Island. Pour certains pêcheurs, d’après les indications, il s’agirait plutôt de Kiawah. Mais tout le monde est d’accord sur le fait qu’Anne Bonny a enterré son trésor sur une île barrière.
— Pourtant, a répliqué Ben, ces hypothèses populaires doivent être fausses, puisqu’on ne l’a toujours pas retrouvé.
— Hé, je n’y suis pour rien ! s’est défendu Hi. À part ces théories et cette carte, on n’a que dalle.
Effectivement. J’ai poursuivi mon examen de la carte dans l’espoir de découvrir un indice.
Dans l’angle inférieur gauche, un symbole a attiré mon attention.
C’était une fine croix, vert et gris argent. La partie supérieure penchait vers la droite, ce qui lui donnait une forme bizarre. Un cercle entourait l’intersection des deux branches.
Je n’arrivais pas à détacher mes yeux de l’étrange petit emblème. Je n’avais jamais rien vu de semblable. La croix était belle, tracée avec soin. Malheureusement, elle ne m’apprenait rien.
— Réfléchissons ensemble, ai-je proposé. Voyons, que savons-nous sur Anne Bonny ?
— On peut dire qu’elle était couillue, a déclaré Shelton. Elle aimait se déguiser en homme et elle se baladait comme ça dans les rues de Charles Town. Même avec sa tête mise à prix.
— Les femmes font du shopping, a déclaré Hi d’un ton neutre. C’est comme ça.
J’ai préféré l’ignorer.
— Donc, Anne se promenait en ville sans se cacher ?
Shelton a hoché affirmativement la tête.
— Dans mon bouquin sur les pirates, on dit qu’elle possédait un petit bateau. Elle le gardait en dehors du port et elle s’en servait pour venir faire un tour en douce sur la terre ferme.
— Une copine skipper ! s’est exclamé Ben. Elle commence à me plaire. Comment s’appelait son bateau ?
— Attends. Je vais te le dire.
Shelton a disparu à l’intérieur de la maison. Quelques minutes plus tard, il était de retour, un bouquin sous le bras.
— Voilà. Elle avait baptisé son embarcation Duck Hawk.
— Duck Hawk ?
Shelton a acquiescé.
J’ai relu la première ligne de l’inscription sur la carte. Descends, descends du perchoir de dame Faucon.
— Je pense que cette phrase nous dit par où commencer, ai-je déclaré en tapotant la carte. Elle nous indique comment trouver l’entrée du tunnel, si c’est ce que représente le trait épais sur la carte. Il faut chercher où perchait dame Faucon.
— Rien de nouveau là-dedans, a grogné Hi. C’est pour cette raison que les gens sont allés voir du côté des îles dont je parlais. Au début du dix-huitième siècle, Seabrook et Kiawah abritaient des colonies de faucons pèlerins.
— Les chercheurs de trésor ont creusé sous tous les nids de faucon de la Caroline du Sud, a renchéri Ben. Ils n’ont rien trouvé. Zéro.
Sans me laisser décourager, j’ai continué à réfléchir.
— Duck Hawk, c’est bien un autre nom du faucon pèlerin ?
— Oui.
Shelton a marqué une pause, puis demandé :
— Tu crois que le poème fait allusion au bateau d’Anne Bonny ? Mais où pouvait-il bien « percher » ?
— Je crois que tu fais fausse route. Le vers parle de « dame Faucon ». Avec une majuscule. Il s’agit donc d’une personne, pas de l’oiseau.
— Je ne te suis pas.
— Anne Bonny a baptisé son bateau Duck Hawk, le faucon pèlerin. Donc elle, elle pouvait être la femelle du faucon. Dame Faucon, quoi !
— Alors on devrait chercher le perchoir d’Anne Bonny, a conclu Hi.
— Cela n’a aucun sens, a commenté Ben.
— Laissez-moi réfléchir un moment.
Ce qu’ils ont fait.
— Quand elle se glissait en ville, où laissait-elle le Duck Hawk ? ai-je repris. La milice de la ville devait sûrement patrouiller sur les quais, non ?
— Pas partout. Il y avait sans doute des embarcadères où elle pouvait être en sécurité. On devrait pouvoir trouver lesquels, a dit Shelton qui s’est mis à feuilleter son ouvrage.
— Quelle est ton opinion, Tory ? a interrogé Ben.
— Moi, je dis que, si notre flibustière aimait se promener sous le nez de tous, elle a peut-être enterré son butin dans un endroit qui n’a rien de secret.
Hi ouvrait de grands yeux.
— Tu crois qu’elle pourrait l’avoir dissimulé en pleine ville ? Quelque part dans le vieux Charles Town ? Ça, effectivement, c’est du neuf, je te l’accorde.
— Pour résumer, a dit lentement Ben, tu es en train de nous dire que le « perchoir de dame Faucon » ferait référence à l’endroit où Anne Bonny amarrait le Duck Hawk ?
— C’est une simple hypothèse.
— Ah, voilà ! s’est exclamé Shelton en pointant l’index sur une page de son ouvrage. D’après l’auteur, Bonny accostait aux docks d’East Bay Street, car l’endroit lui permettait de prendre rapidement la fuite le cas échéant.
— Hum, je me demande...
Hi se balançait sur ses talons en regardant le plafond.
— Quoi ?
J’avais horreur de devoir lui arracher les mots de la bouche.
— Eh bien... les grottes marines.
De plus en plus énervant.
— Tu peux développer, Hi ?
Il s’est tourné vers Shelton.
— Il y a le wifi dans ce garage ?
— Oui, pourquoi ?
— Je reviens tout de suite, a-t-il lancé en se précipitant vers sa maison.
Quelques minutes plus tard, il était de retour avec son ordinateur portable.
— Vous allez voir ce que vous allez voir. Le professeur Hiram Stolowitski va vous en boucher un coin.
— Accélère, a grommelé Shelton.
— East Bay Street longe la pointe est de la péninsule, n’est-ce pas ? a commencé Hi sur un ton de conférencier. Ce rivage est truffé de grottes marines, dont certaines mènent jusque sous les rues de la ville.
— Comment le sais-tu ? (Ben, plutôt sceptique.)
— Mon oncle est urbaniste, et moi, je suis fan de cartes.
Hi a tapé quelque chose sur son clavier, puis il a tourné vers nous l’ordinateur. Une carte géologique de Charleston apparaissait sur l’écran. La partie gauche de la péninsule montrait de minuscules indentations.
Nouveau clic dans ma tête.
— Bien sûr !
Trois paires d’yeux se sont tournées vers moi.
— Des faucons pèlerins nichent dans des grottes marines. Autrement dit, ils « perchent » là-dedans.
— Et alors ? a demandé Ben.
— Et alors Anne Bonny devait amarrer le Duck Hawk près des grottes marines d’East Bay.
— Ah ! a fait Shelton.
Ben semblait toujours largué.
— Le bateau d’Anne Bonny, qui porte le nom d’une espèce de faucon, devait « percher » — entre guillemets – du côté d’East Bay Street.
J’ai attendu que l’idée fasse son chemin avant de poursuivre :
— On va chercher du côté du centre historique.
— C’est pour ça que je suis allé chercher mon ordi, a expliqué Hi. Regardez.
Sortant son iPhone, il a pris une photo de la carte.
— Étape numéro un.
Il a téléchargé l’image sur son ordinateur.
— Étape numéro deux.
— Épargne-nous ton cinéma, a gémi Shelton.
— N’interromps pas le maître à l’œuvre, please. Étape numéro trois.
Ouvrant Firefox, il a fait apparaître une photo satellite de Charleston. Puis il a double-cliqué sur l’image de la carte du trésor et l’a placée à côté de l’autre.
— Je vois, a dit Shelton en ajustant ses lunettes sur son nez. Laisse-moi m’en occuper, ça ira plus vite.
Hi s’est effacé pour céder la place à Shelton.
— Je vous en prie, Hack Master.
Je les ai regardés alternativement.
— Eh bien, moi, je ne comprends toujours pas ce que vous êtes en train de faire.
— Hi a eu une bonne idée, a expliqué Shelton. Pour une fois ! Je vais nettoyer l’image de la carte en ne conservant que les traits. Ensuite, je vais la superposer à la photo satellite et voir si sa configuration correspond à quelque chose.
Re-clic sous mon crâne.
— Les lignes droites sur la carte. Il pourrait s’agir de rues ?
— Bien vu ! a lancé Shelton en ouvrant un nouveau navigateur. Juxtaposons-les à une carte du vieux Charles Town.
Un million de recherches plus tard, Shelton avait enfin localisé un plan de la ville datant de 1756.
— C’est à peu près l’époque, ça ira.
On a passé pas mal de temps à tenter de faire correspondre les schémas. C’était à peu près aussi facile que de chercher une aiguille dans une meule de foin.
Finalement, Hi a repéré une vague correspondance.
— Regardez ! Ces deux lignes droites suivent assez bien l’itinéraire d’East Bay Street et de Church Street.
Shelton lui a tapé dans la main.
— Ouais ! On se croirait dans Les Experts !
Ben n’avait pas l’air convaincu.
— Comment voulez-vous qu’il y ait un trésor de pirate enfoui sous ces foutues rues ? C’est en pleine ville. On l’aurait découvert depuis longtemps.
— Il y a peu d’infrastructures souterraines dans cette zone, a protesté Hi. À cause des grottes, justement. Même pas un réseau d’égouts.
— Et c’est là que se trouvaient les docks d’East Bay. Ceux qu’utilisaient Anne Bonny ! (La voix de Shelton était soudain pleine d’énergie.)
Mon esprit galopait, additionnant les éléments.
— Si votre hypothèse est juste, l’entrée du tunnel doit se situer non loin de ces docks.
— On va devoir inspecter tout ce qui est souterrain, a conclu Hi, maintenant rouge d’excitation. Caves, sous-sols, cryptes et ainsi de suite.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas le faire depuis le littoral ? ai-je demandé, un poil dubitative.
Hi a secoué la tête.
— Non, la digue de Battery bloque l’entrée des grottes. On ne voit rien sans un équipement de plongée.
J’ai claqué des doigts.
— Ça y est !
À mon tour de me précipiter chez moi. Une vingtaine de pas jusqu’à la porte, l’escalier quatre à quatre pour rejoindre ma chambre, une fouille frénétique dans mes poches, puis un sprint jusqu’au point de départ. Total : moins de deux minutes.
— Impressionnant, a commenté Hi. Mais moi, j’étais chargé.
— Je sais comment pénétrer dans certains de ces sous-sols.
J’ai extirpé de ma poche un prospectus froissé.
— Quelqu’un est partant pour une visite du Charleston mystérieux ?