CHAPITRE XXVI

Les attaques d’Exar Kun m’avaient dévasté : la jambe gauche et le bras droit cassés, une demi-douzaine de côtes fêlées, des contusions et des hématomes sur le foie et les reins… Mon bilan sanguin était catastrophique. Le droïde médical qui m’avait ausculté pensait que je m’étais éjecté d’un chasseur en perdition sans ouvrir mon parachute.

Si ça n’avait été que ça…

À mon retour, on m’immergea aussitôt dans la cuve bacta que Tycho avait laissée en même temps que l’équipe médicale, une semaine et demie plus tôt. Au cours de ma vie, j’avais été plus souvent qu’à mon tour plongé dans le bacta. Mais pas dans une cuve de campagne… Une première pour moi. La plupart de ces unités d’urgence sont des tubes verticaux. Celle-là était une boîte horizontale. Contraint à l’immobilité, je n’avais pas la place de remuer un cil. Il fallut effectuer mon traitement en six étapes, le bacta devant régulièrement être drainé, filtré et remplacé.

Luke me rendit visite à deux ou trois reprises. Une fois hors du bacta, je lus la datacarte de Mara. Mais au début, je nageais vraiment dans le cirage…

Alors que je commençais à reprendre mes esprits, Yan Solo revint avec Kyp Durron. Luke Skywalker jugerait le gamin pour ses crimes…

Quand je ressortis de ma « boîte », Luke, Kyp et Cilghal étaient partis détruire le Broyeur de Soleil et guérir Mon Mothma d’une mystérieuse maladie.

Tionne joua les gardes-malades, me tenant au courant des événements de l’Académie.

Je n’étais pas vraiment rétabli.

Sur le plan physique, tout évoluait de façon satisfaisante. Si j’avais eu accès aux techniques thérapeutiques des Jedi, j’aurais sûrement guéri plus rapidement. Mais peu importait. Sur le plan moral, c’était différent. Kun avait puisé dans mes pensées mes craintes les plus secrètes. Mais quoi qu’il en fût, c’étaient mes peurs. À moi de les dompter. Et de faire la paix avec ma conscience.

Après le retour de Skywalker, le Broyeur de Soleil détruit et Kyp Durron remis de ses blessures, je demandai un entretien privé à Luke. Nous nous retrouvâmes dans la pièce austère où il vivait. Malgré son air fatigué, il semblait de nouveau plein d’énergie.

— Qu’y a-t-il, Keiran ?

— Je ne peux plus rester.

— Vous aussi ! Ce n’est pas possible !

Que voulait-il dire par là ? Je n’en étais pas certain. Sans doute une allusion au départ précipité de Mara, après qu’elle m’eut ramené au Grand Temple. Selon Tionne, elle était passée voir Luke, encore dans le coma, avant de repartir sans attendre. Il avait d’abord dû croire qu’elle était revenue pour lui…

Découvrir qu’il n’en était rien l’avait touché…

— Je ne peux plus rester parce que certaines choses, ici, ne vont pas du tout. Pour moi, en tout cas…

— Les choses n’ont jamais été parfaites, certainement, mais ça ne justifierait pas une désertion. Des modifications sont possibles. On peut toujours s’améliorer.

— Ça m’étonnerait.

— Donnez-moi un exemple.

— Un seul ne suffirait pas ! Prenons votre façon de gérer cet endroit. Exception faite de la vermine, des monstres et des Seigneurs de la Sith, on pourrait se croire dans une colonie de vacances ! J’ai eu plus de difficulté à m’adapter à la cuisine twi’lek !

— Comment pouvez-vous dire ça ?

— J’ai suivi une formation, vous vous rappelez ? Et mon existence en a été radicalement changée. Un camp d’entraînement vous brise et vous reconstruit selon ce que l’organisation veut que vous soyez.

— Je ne tiens pas à former des clones Jedi.

— Vous ne comprenez pas. Les Académies n’ont pas vocation à former des clones. Elles ne nient pas la personnalité des gens, mais s’assurent que l’individu sera prêt à relever tous les défis que ses nouvelles responsabilités le conduiront à relever. Nous avons réussi à tenir tête à Exar Kun, mais nous aurions été plus efficaces encore si nous avions formé une équipe digne de ce nom dès le début ! Au lieu de nous unir à cause de la crise…

— Je comprends. Des changements sont envisageables. Je verrai, en étudiant le cursus de l’Académie de la CorSec, s’il y a des éléments à y puiser. Vous m’y aiderez.

— Des instructeurs des Forces Armées de la Nouvelle République vous seraient plus utiles que moi. (J’hésitai, les yeux baissés.) En réalité, je ne peux pas rester avec Kyp…

— Keiran, il a énormément changé !

— Je n’en doute pas. Quand on a sur la conscience la mort de milliards de gens, ça vous chamboule rudement… (Je plissai le front.) Je sais, la Nouvelle République vous l’a livré, et il a passé avec succès une sorte d’épreuve…

— Oui. Je l’ai emmené dans le temple d’Exar Kun…

— Quoi ? Vous l’avez conduit dans le fief du Seigneur Noir de la Sith ?

— Sur le territoire du mal, il a enfin vaincu ses démons. Et tiré un trait sur son passé.

— C’est tout ?

— Non. Il s’est racheté en contribuant à la destruction du Broyeur de Soleil. Ça lui a presque coûté la vie.

Je tirai une chaise et m’y laissai tomber.

— Une dure épreuve, n’en doutons pas, mais côtoyer quelqu’un qui a détruit des systèmes solaires au cours de sa formation de Chevalier Jedi et qu’on cite en exemple aux peuples de la Nouvelle République… Désolé, avec moi, ça passe mal.

— Vous ne croyez pas qu’une rédemption soit possible ? Que les gens puissent tirer les leçons de leurs erreurs et s’abstenir de les refaire ?

— Pour beaucoup de criminels que j’ai arrêtés du temps de la CorSec, j’y croyais. Mais conviendrait-il de les libérer avant qu’ils aient purgé leur peine ?

— La compassion est la grande force du Jedi.

— Et où est la compassion, pour les amis et pour les familles des victimes de Kyp, qui le verront libre et couvert de gloire ?

— J’ai aussi sur les mains le sang de millions de gens… L’équipage de l’Étoile Noire. Les victimes de l’Empereur Ressuscité.

— L’Étoile Noire était une installation militaire. Quand vous avez servi l’Empereur, c’est vrai, il y a eu des morts. Mais vous avez saboté son plan et sauvé beaucoup plus de gens que vous n’en avez tué. Quand le mal remporte la partie dans tous les cas, choisir le moindre mal devient une vertu.

Je marquai une pause.

— Le châtiment sert une multitude d’objectifs. D’abord, il prouve qu’on ne viole pas impunément le contrat qui nous lie tous les uns aux autres. Et il contribue à décourager ceux que le crime attire. Enfin, plus important encore, infliger aux coupables des punitions à la hauteur de leurs méfaits assure la cohésion d’une communauté. Tentant de restaurer l’Ordre Jedi, vous devriez y être particulièrement sensible.

— Moi, j’estime essentiel de montrer que le mal peut être pardonné et qu’on peut toujours faire amende honorable. En outre, rappelez-vous que Kyp était sous le contrôle d’Exar Kun quand il a commis ses crimes.

— Je ne le crois pas… Sous son influence, peut-être, pas sous son contrôle.

— Comment pouvez-vous dire ça ?

— C’est simple. Si Kyp avait vraiment été sous le contrôle d’Exar Kun, vous seriez mort.

— Quoi ?

— Réfléchissez, maître Skywalker. Kun manipule Kyp pour vous chasser de votre propre corps, puis il passe les dix jours suivants à pousser un autre étudiant à vous tuer… Il utilise des monstres ailés et ce pauvre vieux Streen pour ça, alors qu’il lui aurait suffi d’inciter Kyp à attacher votre corps au Broyeur de Soleil avant de s’envoler. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Parce que Kyp ne voulait pas vous tuer. Vous étiez l’ennemi d’Exar Kun, pas le sien. Il ne vous aurait pas attaqué, mais vous l’auriez empêché de s’emparer du Broyeur pour aller tuer des Impériaux…

— Non, ce n’est pas possible !

Luke se leva, fit les cent pas devant son lit, puis me dévisagea.

— Votre passage à la CorSec vous a rendu trop soupçonneux. Et vous réfléchissez trop.

— Oh ? Moi, je pense que vous ne réfléchissez pas assez, maître Skywalker !

Luke s’immobilisa. Son regard devint aussi glacial que son ton.

— Vraiment ? Si vous éclairiez ma lanterne ?

Je levai les mains.

— Vous n’y tenez pas réellement.

— Je vous en prie !

— Vous êtes un Maître Jedi. Vous savez mieux que moi ce que vous faites.

— Dites-moi le fond de votre pensée. En quoi ai-je mal agi ?

Rassemblant mon courage, je m’efforçai de rester calme.

— Obi-Wan Kenobi et Yoda savaient tous les deux que votre père, né Anakin Skywalker, avait changé d’identité pour devenir Dark Vador. Votre sœur et vous avez été séparés à la naissance et dissimulés loin de votre père pour votre propre sécurité, c’est bien ça ?

Luke hocha la tête.

— Alors, comment se fait-il qu’on vous ait emmené sur Tatooine ? N’était-ce pas le monde natal d’Obi-Wan Kenobi ? Sans compter qu’on vous a laissé garder votre véritable nom, Skywalker. Pensait-on que ça échapperait à Dark Vador ? Et sur Carida, n’avez-vous pas tenté d’entrer à l’Académie Impériale ? L’entourage de Vador n’aurait-il pas remarqué votre nom parmi les postulants ?

— Voulez-vous dire qu’on m’utilisait comme appât pour attirer Vador dans un piège où Obi-Wan l’affronterait ?

— Je l’ignore… Mais ça pourrait être la vérité… Ou on vous aura laissé grandir sous votre vrai nom afin de vous pousser à lui redonner son honneur. Quoi qu’il en soit, votre éducation a influencé votre mode de pensée, exactement comme mon entraînement a modelé le mien.

— Par exemple ?

— Vous voyez tout en noir et blanc ! Des absolus ! Quelles qu’aient pu être au départ les intentions d’Obi-Wan et de Yoda, ils ont fait de vous une arme utilisable contre Vador et l’Empereur. Pourquoi vous ont-ils caché vos liens de parenté avec Vador ? Orphelin, vous teniez à savoir qui était votre père et ils le savaient. Donc, ils vous ont dissimulé la vérité pour que vous ne soyez pas vulnérable. En vous révélant tout, Vador a saboté leur stratégie. Mais c’était compter sans votre force de caractère. Vous avez vu dans cet aveu un appel au secours… Une tentative de rédemption. D’après vos dires, vos mentors n’y croyaient pas plus que l’Empereur. Vous les avez tous eus et vous avez réussi ! À présent, vous faites de ce succès la confirmation de ce qu’on vous a enseigné, alors que votre triomphe contredit radicalement les leçons de vos maîtres.

Luke me dévisagea tristement.

— À votre sens, il n’existe pas seulement la lumière et l’obscurité ? Si vous partez avec cette certitude, vous serez une proie facile pour le Côté Obscur. Il aura beau jeu de vous séduire…

— Je n’ai rien à craindre de lui…

— Autant dire que vous êtes déjà perdu ! Vous ne savez rien de son pouvoir et de son attraction… Vous ignorez tout de ses tentations.

Un index pointé sur son torse, je me levai si brusquement que ma chaise se renversa.

— Non ! Maître Skywalker, vous ne savez rien de ce que j’ai pu subir dans ma vie ! J’ai regardé en face le Côté Obscur ! Vous prenez du recul, et vous considérez le bien et le mal d’un point de vue cosmique. Moi, je me suis tenu sur la frontière qui sépare la lumière de l’obscurité ! Et si j’ai eu les orteils sur la ligne de démarcation, je ne l’ai jamais dépassée d’un millième de millimètre !

J’essayai de refouler ma colère, mais ce fut plus fort que moi.

— On m’appelle pour une dispute conjugale, je me présente à l’appartement et la maîtresse de maison est étendue sur le sol, gisant dans son propre sang et dans son vomi. Elle a le nez cassé, les yeux tuméfiés, des marques de doigts sur le cou et des contusions sur tout le corps… Près d’elle, je trouve deux bambins de l’âge de vos neveux qui pleurent à chaudes larmes. Dans la pièce voisine, affalé sur un divan, son camé de mari ronfle comme un sonneur, les poings rouges de sang. De toutes mes forces, j’aurais désiré offrir à ce porc le plus sale réveil de sa vie ! Et le tabasser au point qu’un rancor n’en aurait plus voulu comme petit déjeuner ! Mais je n’en ai rien fait.

Dans un entrepôt, j’ai coincé un seigneur de l’épice. Il a ouvert devant moi une valise contenant un million de crédits. Un million ! Plus d’argent que je n’en avais jamais vu et que je n’en reverrai jamais. Il me suffisait de le prendre et de partir avec. Personne n’en aurait rien su. (Je plissai le front.) Oui, personne… sauf moi. Alors, j’ai résisté.

Luke allait reprendre la parole. D’un geste, je l’arrêtai.

— Mon père est mort dans mes bras. Je n’ai pas eu le temps de lui dire adieu, ni « je t’aime ». J’ai dû le serrer contre moi alors que la vie le quittait en espérant un signe qui m’aurait rassuré…

Ce signe, je ne l’ai jamais eu. Et depuis, je me demande s’il m’en a voulu de ne pas avoir pu le sauver.

J’ai traqué le chasseur de primes qui avait tué mon père et je l’ai arrêté. À la CorSec, aucun de mes collègues n’aurait élevé de protestation si j’avais crié « résistance aux sommations ! ». J’aurais pu traîner Bossk au QG et lui faire sauter le caisson devant des centaines de témoins. Tous auraient affirmé que le prisonnier avait tenté de fuir. J’aurais pu l’abattre comme un chien et venger mon père… Je n’en ai rien fait.

Et quand notre officier de liaison impérial a libéré Bossk, je ne les ai traqués ni l’un ni l’autre. J’ignore si tout ça me rend faible ou stupide à vos yeux. En dominant ma soif de vengeance, je ne deviendrai peut-être pas le Jedi que vous voulez, et ne pas m’être vautré dans le Côté Obscur pour mieux en triompher fait peut-être aussi de moi un mauvais candidat… Je ne sais pas. Mais ne venez pas me dire que j’ignore tout du Côté Obscur et de ses tentations. J’y ai été confronté. Et je m’en suis détourné.

— Je ne pense pas que vous soyez faible ou stupide. Au contraire, j’estime que vous ferez un très bon Chevalier Jedi. (Luke hésita… puis il se lança.) Mais quand vous me tenez pour un idiot incompétent, j’ai de quoi m’inquiéter. Vous n’aimez pas ma façon de diriger l’Académie et mon analyse de la façon dont l’univers fonctionne.

— Non… Simplement, je ne crois pas que tout ça marche avec moi. Vous avez été formé pour devenir un Chevalier Jedi et vous voilà un Maître. Je l’accepte et je vous respecte pour tout ce que vous avez souffert et appris. Ce que vous avez fait, je n’aurais jamais pu l’accomplir.

Je me radoucis en m’avisant que je l’attaquais bille en tête alors qu’il était presque au tapis. Si j’avais des problèmes avec l’Académie, je n’étais pas pour autant autorisé à m’en prendre à lui.

— En dépit de tout ça, rien ne garantissait que vous seriez un génie en pédagogie, surtout à vos débuts. Mais avec la majorité des étudiants, vous avez fait du bon travail. Même en considérant la mort de Gantoris, et vos difficultés avec Mara, Cilghal, Kyp et moi, votre première promotion a un taux de réussite acceptable. De plus, je ne considère pas que le départ de Mara soit un échec. Ni le mien. Donc, vos statistiques s’améliorent encore.

Quant à ce que j’ai dit sur votre passé, c’est une opinion parmi d’autres… Comme on le répétait volontiers à la CorSec, si un gars vous traite de Hutt, traitez-le par le mépris. Mais si un deuxième le fait, posez-vous des questions. Et quand un troisième vous balance ça à la figure, il est temps de s’acheter un crachoir et de commencer à stocker de l’épice.

Le Maître eut un pâle sourire.

— Vous voulez vraiment partir ?

— Je le dois. (Je fermai un instant les yeux.) Tionne et vous – et même l’Holocron – m’avez dit que la tradition Jedi corellienne différait des autres. Nous avions tendance à nous cantonner davantage dans notre coin de galaxie. Vous m’avez invité pour que j’apporte avec moi une part de cette tradition. Mais je ne la suivrai pas vraiment si je ne repartais pas dans l’espace pour en apprendre davantage sur moi-même.

— Votre évolution me préoccupe. Quels défis relèverez-vous… ?

— Qui vivra verra !

— Eh bien, rien ne presse… Vous avez le temps d’y réfléchir encore et de revenir sur votre décision… Faire venir un vaisseau prendra du temps.

— J’ai le Chasseur de Têtes de Mara.

— Je croyais que l’hyperdrive était hors service.

— Exact.

Avant que je puisse m’expliquer, R2 surgit en bipant frénétiquement.

Luke s’accroupit devant lui.

— Qu’y a-t-il ?

L’affichage holographique du droïde scintilla. Entre nous se forma l’image d’un destroyer impérial en orbite au-dessus de l’Académie…

— Quoi encore ?

Je tapotai l’épaule de Luke.

— À votre place, maître Skywalker, je ne m’en ferais pas trop.

— Un destroyer impérial arrive et nous devrions ne pas nous en faire ?

— Du tout ! conclus-je en souriant. On vient simplement me chercher !