CHAPITRE X
Nous en étions aux balbutiements avec la Force, et je n’avais rien d’un enfant surdoué. Mes perceptions se développaient très lentement… Si je me concentrais, ou faisais le vide dans mon esprit, j’arrivais à sentir que quelqu’un approchait de ma chambre. Une amélioration certaine par rapport aux vagues intuitions que j’avais parfois en vol, ou au temps de la CorSec. Mais ce genre d’« exploit » ne me permettrait pas de retrouver Mirax. Comparés à ce but, mes progrès me paraissaient ridicules…
Non que l’entraînement fût une déception. En réalité, j’y appris sur moi-même des choses qui me surprirent. Sans découvrir de talents ou de facettes cachés de ma personnalité, je retrouvais néanmoins beaucoup d’éléments de mon passé que j’avais oubliés.
Maître Skywalker nous fit faire une série d’exercices qu’il tenait, disait-il, de ses propres professeurs, Obi-Wan Kenobi et Yoda. Détail typique, ces exercices ressemblaient à un jeu d’enfant. Au point qu’ils nous paraissaient idiots. Mais Tionne et Kirana Ti – la sorcière aux yeux verts originaire de Dathomir –, et même le prospecteur de gaz de Bespin, Streen, avaient de la Force une approche candide et joyeuse. À leur contact, jouer les crétins ne me posait plus de problème.
Campé devant nous, maître Skywalker nous avait disposés en demi-cercle dans la clairière proche du temple.
— Voilà un exercice en deux temps qui consolidera les bases de ce que vous avez appris il y a une semaine. Ce que je vous ai montré était une simple technique d’élimination de la douleur. Les bienfaits sont évidents. Cette même méthode vous permettra de vous couper des stimuli sensoriels. Mais pourquoi voudriez-vous faire ça ? Brakiss ?
— Parce que mon compagnon de chambre ronfle comme un sonneur et m’empêche de dormir…
— Bien. Ça m’est arrivé une fois ou deux, pour tout vous avouer. Une autre raison ?
Kirana Ti leva une main.
— Puisque nous dépendons beaucoup de nos yeux, une illusion d’optique risque de nous dissimuler ce qui se passe réellement. Faire abstraction de la vue pourrait rétablir la réalité…
Gantoris fronça les sourcils.
— Mais ça nous laisserait vraiment aveugles !
— Non… Car vous vous en remettriez à la Force pour compenser. Et sans le tourbillon des images, vous retrouveriez toute la clarté nécessaire à une bonne analyse.
Hochant la tête, Luke leva à son tour une main.
Très bien vu, vous tous ! La clé est d’apprendre à contrôler ses perceptions. D’abord, il convient de s’assurer que les informations sont correctes. Filtrer les données non pertinentes et stimuler le sens adéquat pour glaner plus d’informations. C’est l’objectif de cet exercice. Ensuite, nous déterminerons la part de vrai ou de faux présente dans nos perceptions.
Je me grattai la nuque.
— La part de vrai ou de faux… Pas de moyen terme, donc.
— Au premier abord, les choses devraient toujours être claires. Mais la réalité peut dépendre de votre point de vue. Comme me l’a dit un jour Obi-Wan Kenobi, « Beaucoup de vérités auxquelles nous nous raccrochons dépendent de notre propre point de vue. » (Luke me fit un sourire indulgent.) Vous aimeriez un exemple ?
Je hochai la tête.
— On construit mieux avec du permabéton qu’avec de la vapeur.
— Bien. Vous tenez tous Dark Vador pour l’être le plus vil de l’histoire. Incarnation de la malveillance de l’Empereur, il représente le mal dans l’esprit des gens. Vous compris !
Après une courte pause, il chuchota, nous forçant à tendre l’oreille :
— Mais croyez-moi, il était bon.
J’en restai un instant bouche bée. L’incrédulité faite homme.
— Ça… pour une question de point de vue… !
Le Jedi hocha la tête.
— Mes amis, comprenez une chose : il subsistait en lui l’essence de l’homme qu’il avait été. Étouffé par le mal, cet homme-là survivait pourtant… Et avant de mourir, il redevint lui-même. Libéré du mal, il renia son maître, l’Empereur, et le tua.
— Je croyais que vous l’aviez tué ! s’indigna Brakiss.
— J’ai été l’instrument de sa mort en incitant Dark Vador à retrouver ce qu’il y avait de bon en lui et à se transformer. Je fus simplement l’outil de sa rédemption.
Je me rappelai une remarque de Luke : l’amour de sa sœur et de ses amis lui avait permis d’échapper au Côté Obscur de la Force.
— Vous avez dû lui lancer un formidable appel…
— L’amour est une arme redoutable contre le Côté Obscur. Ma sœur m’en a sauvé. (Luke hésita.) Et l’amour d’un fils pour son père a sauvé Dark Vador.
J’aimerais prétendre que je compris immédiatement toutes les implications de ces propos grâce à mon entraînement de détective. En réalité, en entendant ces paroles, la tristesse, la compassion et… un soupçon de peur… manquèrent me submerger.
J’en eus la chair de poule. Car je mesurai soudain pleinement qui j’avais en face de moi.
Luke Skywalker… Le fils de Dark Vador !
Un fichu changement de perspective, en effet…, fis-je.
Moi qui révérais mon père et honorais sa mémoire, je pouvais à peine imaginer par où Luke était passé… Mais j’éprouvais une immense compassion à son égard. J’avais eu la chance de connaître mon père et de l’avoir pour guide. En faisant les exercices, je le revoyais en train de les exécuter. Gamin, je l’avais toujours imité. Il me conseillait, répétant que c’était notre secret et que je ne devrais en souffler mot à personne. En réalité, il ne m’avait rien appris qui, dans un instant d’égarement, aurait pu m’amener à trahir mes dons de Jedi. Et surtout pas devant les chasseurs de primes de l’Empereur. Néanmoins, cela avait jeté les bases idéales pour mon entraînement d’adulte. Sans ça, j’aurais été complètement perdu.
J’aurais voulu bombarder Luke d’un million de questions sur son père. Tout savoir sur sa biographie de « héros orphelin venu d’un monde désertique » que nous avions pourtant entendue un nombre incalculable de fois. La révélation à propos de Vador ajoutait soudain de la profondeur à tout ce que nous croyions savoir sur le maître. À l’heure de sa plus éclatante victoire, Luke avait tout perdu. En rachetant les fautes de son père, il avait provoqué sa mort…
Si j’avais aussi perdu mon géniteur, il me restait des souvenirs à chérir.
Luke baissa les yeux.
— Je vous ai donné cet exemple à la demande de Keiran. Et pour abattre une des barrières qui nous séparent. Sachez-le, aucune décision n’est définitive. Pour échapper au Côté Obscur, vous devrez rester constamment sur vos gardes. Et si votre vigilance se relâche, tout ne sera pas perdu. On peut toujours se libérer du Côté Obscur de la Force. J’ai connu la rédemption. Et j’ai été un rédempteur. À présent, j’aimerais vous guider, pour que vous n’ayez pas à connaître ces souffrances. Vous tenez désormais entre vos mains mon dernier secret. Je vous le lègue. Un jour, je l’espère, vous me confierez les vôtres. Ceux qui vous troublent, quels qu’ils soient.
Relevant la tête, Luke sourit. La tension qui était tombée sur le groupe se dissipa aussitôt.
— Mais trêve de mélancolies ! Revenons à nos exercices. Choisissez un partenaire et dénudez un de vos avant-bras. Les yeux fermés, chassez-en toute sensation. Puis prenez un caillou entre le pouce et l’index de l’autre main. En vous concentrant sur les sens de votre partenaire, à travers la Force, rapprochez ce caillou aussi près que possible de sa peau… C’est le but de l’exercice : être sur le point de toucher votre partenaire sans pour autant l’effleurer. Réagissez dès que vous sentirez que le contact va se produire. Mais fiez-vous à la Force, pas aux informations que vous envoient vos terminaisons nerveuses.
Je pris Tionne comme complice et nous nous fîmes face, à genoux dans l’herbe. Nous relevâmes chacun notre manche gauche, le bras tendu et un caillou dans l’autre main.
Je fermai les yeux et bloquai toute sensation dans mon avant-bras. Puis je cherchai Tionne à travers la Force.
Dire que j’étendis vraiment mes sens serait exagéré. Je désirais générer un champ de force et développer mes perceptions pour englober ma partenaire… L’effort fut aussi pénible que si j’avais voulu m’ouvrir en deux afin que mes muscles se tendent comme des cordes.
Désorienté, je compris que j’en faisais trop. D’abord, il fallait sentir les bras de Tionne à travers la Force – inutile de chercher à capter tout son corps. Affiner ma recherche me soulagea. Ma confiance retrouvée, je me remis à l’œuvre. En vertu du même principe, je compris que vouloir capter au micron près la position du bras ou de la main de ma partenaire serait idiot. Modifiant mon approche du problème, je « vis » les poils de mon bras produire de minuscules filaments de Force qui formèrent une résille brillante. Dès que je sentis un contact, je raffermis cette « résille », puis l’affinai et la développai. Quand le caillou de Tionne s’en approcha, je le vis traverser les strates successives de mon « écran ».
La différence entre le contact et le non-contact ? Un malheureux micron. Et pourtant, c’était facile à sentir à condition de ne pas relâcher sa concentration.
La distance couverte par le caillou de Tionne, et le contact avec mon épiderme établi, je tapotai le coude de ma partenaire, qui sursauta légèrement.
Puis je m’intéressai à ma main droite. Faisant jaillir à l’extrémité de mes doigts des filaments de Force, je leur donnai la forme d’une sphère pour emprisonner mon caillou. Puis je fis descendre la petite pierre vers l’avant-bras de Tionne et commençai à injecter de la couleur dans ma « sphère sensorielle ». Au point de contact, quand il fut quasiment établi, je fis tourner la capsule au vert, au jaune puis au rouge…
Et je m’immobilisai sans avoir touché Tionne pour de bon.
Elle me tapota au coude.
Je sursautai et ma sphère sensorielle vacilla un instant. Je la renforçai pour qu’elle corresponde à la forme du caillou et refis une approche, m’arrêtant à la seconde où je pensais que le contact surviendrait. À la sixième tentative, je réussis à définir la forme du caillou avec assez de précision pour éliminer toute erreur d’appréciation de distance.
Nous persévérâmes. Bientôt, des éclats de rire ponctuèrent les succès de chacun. Nous devînmes joueurs, taquinant nos partenaires. Détendu, je projetai et manipulai ma sphère avec plus de facilité. J’aurais voulu l’utiliser pour « lire » les contours du visage de Tionne, puis distinguer ses sourires ou ses froncements de sourcils…
Je n’en fis rien.
Cette réaction me surprit. Avec Tionne, je réagissais comme face à un danger. Elle était belle et séduisante, même si je pensais être sensible à un type de femme différent. Mais à la réflexion, ses charmes me faisaient moins peur que son caractère ouvert et son attitude amicale. À ce stade, si on avait pu définir le « cœur » de notre groupe, je l’aurais désignée sans hésiter. Et si elle avait su qui j’étais et quelles étaient mes motivations, elle m’aurait consolé.
J’aurais apprécié qu’elle le fasse.
Et vite regretté cette faiblesse…
Me laisser séduire n’était pas le problème. Au fond, je savais que Tionne ne s’intéressait pas vraiment à moi. Et je ne m’intéressais qu’à ma femme. Le vrai risque, c’était la tentation d’accepter la compassion qu’elle m’offrirait. Depuis la mort de mon père, je m’étais forgé une carapace. Quelques excellents amis – triés sur le volet – avec accès à mes sentiments. Avec Mirax, je m’étais un peu plus ouvert. Et si j’étais encore capable de me détendre avec des intimes, voire de me laisser secouer quand ça s’imposait, la notion de « vulnérabilité » continuait de me terrifier.
En partie, ça s’expliquait par ma vie professionnelle. À la CorSec, la dernière chose qu’on souhaite est de trahir ses sentiments face au criminel qu’on interroge. Pour lutter contre la vulnérabilité, il faut endormir ses émotions devant ses interlocuteurs. Eux, c’est eux. Vous, c’est vous. Ils ne font pas partie de votre famille ou de votre organisation. Ils n’ont pas leur réalité ni leur importance. En conséquence, ce qu’ils pensent ou disent ne peut pas vous atteindre. À ce prix – la déshumanisation des gens qu’on approche –, on acquiert le détachement nécessaire à sa propre survie face aux drames sordides auxquels on est sans cesse exposé.
Même au sein de l’Escadron Rogue, je retombai dans cette distanciation systématique. Voir mourir mes amis me faisait souffrir. Du coup, je m’interdisais de fraterniser avec les nouveaux pilotes. Je n’en avais même pas conscience, jusqu’à ce que Wedge me convoque un jour dans son bureau. Souriant, il m’expliqua qu’il avait suivi le même chemin psychologique que moi. Mais en surmontant ce blocage, il avait réussi à tisser d’authentiques liens avec ses hommes. À les rendre meilleurs… Et à les garder plus longtemps en vie.
Voir en Tionne un nouvel écueil risquait de générer un bouclier supplémentaire autour de mon cœur. Cela contrarierait mon accès à la Force au même titre que mon ego boursouflé. La peur maladive d’être vulnérable ? Une composante de ma personnalité ! Pour atteindre ma plénitude de Jedi, je devrais supprimer cet obstacle – ou le pulvériser.
Pour l’heure, j’ignorais comment m’y prendre. Et je n’étais pas vraiment motivé.
La voix de Luke m’arracha à mon introspection.
— Sans rouvrir les yeux ni vous détourner de votre partenaire, posez votre caillou sur sa paume tendue puis utilisez la Force pour le déplacer. C’est une étape importante. Jusqu’ici, vous avez recouru à la Force d’une manière passive. À présent, vous allez la manier pour agir sur le caillou. Si vous arrivez à le faire léviter, tant mieux !
Je sentis la petite pierre de Tionne atterrir sur ma paume.
— Ce sera fantastique, Keiran ! Des Jedi qui font léviter toutes sortes de choses !
— Je n’en doute pas…
Je lâchai mon caillou sur sa main et cessai aussitôt de le percevoir. Un résultat qui n’augurait rien de bon… Je le touchai du bout d’un doigt, espérant renouer le contact.
Rien.
— Tu l’as touché, Keiran.
— Je sais. Navré.
J’inspirai à fond et expirai. Puis je reconstruisis ma sphère sensorielle, la projetai vers la main de Tionne et la cartographiai. Je sentis de nouveau sa chair, la façon dont la Force la traversait. Entre nous, je captai une résonance, détectant même une sorte de zone noire au milieu. Le caillou, sans doute. Souriant, je me concentrai.
Rien ne se passa.
Soudain, le caillou de Tionne dansa sur ma paume comme si la Terre tremblait sous nos pieds. Ça n’arrangea pas ma concentration. À en juger par son éclat de rire, ma partenaire avait senti le mouvement du caillou. Devant sa joie, je ne pus réprimer un sourire. Même si ma petite pierre ne bougeait pas plus que le Grand Temple.
Je redoublai d’efforts. En vain.
Rouvrant les yeux, je regardai maître Skywalker.
— Je crois que rien ne se produit…
— Ne croyez pas ! Sentez ! Et ça arrivera tout seul.
Je haussai les épaules.
— Je ne parviens pas à déplacer un grain de poussière sur ce fichu caillou !
— Ce scepticisme est la raison de votre échec.
Luke écarta les bras, prenant à témoins les autres étudiants. Comparés à leurs exploits, les sauts de puce du caillou de Tionne étaient insignifiants. Gantoris avait autour de la tête une ceinture d’astéroïdes miniatures qui tournaient à différentes vitesses…
Vous voyez, la taille et le nombre n’importent pas. Si vous avez la foi, la Force viendra tout naturellement à vous.
Je secouai la tête.
— J’ai la foi ! Mais apparemment, ça ne suffit pas.
Rouvrant les yeux, Gantoris me regarda froidement.
— Vous avez la religion de l’échec, Keiran. Voilà la vérité. Et voilà pourquoi vous échouez. Le serpent qui se mord la queue… Un cycle infini.
Luke fit un petit geste. Les pierres qui orbitaient autour de Gantoris filèrent soudain dans le ciel, trop vite pour que l’œil humain suive leurs mouvements.
Tous les cailloux se percutèrent, soulevant des gerbes d’étincelles. Puis, tel un essaim de piranhas-scarabées, ils s’écartèrent les uns des autres et volèrent en direction de la jungle où ils disparurent.
— Un seul cycle est infini, Gantoris : la vie. Et la vie crée la Force. Le succès vient en sentant, en appréhendant et en contrôlant la Force. (Luke sourit.) Le rythme peut varier, mais la progression sera la même pour tous. Les réussites et les échecs feront toujours partie de votre entraînement !
Gantoris secoua la tête.
— Pas pour moi. Je ne choisis pas l’échec !
Sa déclaration me fit froid dans le dos. Combien de fois avais-je déjà entendu ce ton, même si les paroles étaient différentes ?
« Vous ne m’aurez jamais vivant, salauds de la CorSec ! »
Aussitôt, le désastre frappait l’imbécile trop sûr de lui.
À l’Académie Jedi, où nous apprenions à manipuler l’énergie qui assurait la cohésion de l’univers, je ne voulais pas imaginer quelle sorte de tragédie l’attitude de Gantoris pourrait provoquer.