CHAPITRE XV
La tragédie de Gantoris nous rapprocha. Personne ne s’avisait de murmurer un mot négatif sur le défunt. Et depuis sa mort, nous nous montrions plus solidaires les uns envers les autres. La plus petite victoire de l’un de nous – la taille ne comptait pas –, devenait celle du groupe. Nous n’étions plus une équipe mais une confrérie.
Dans le cadre de mon enquête, je suggérai que nous redoublions de vigilance. À cette fin, je mis sur pied des patrouilles dans tout le périmètre. Nous commençâmes par les données qu’avait collectées un éclaireur rebelle, un Sullustéen appelé Dr’uun Unnh, du temps où la lune servait de base à l’Alliance. Forts de ces informations, nous ratissâmes le domaine, prenant des notes sur la flore, la faune, le relief géologique et les édifices massassis.
Luke avait décidé de ne pas parler de l’homme en noir et de son cauchemar. J’approuvai cette démarche, car un vent de panique aurait fait le jeu de notre mystérieux ennemi. Sous l’égide du maître, nous développions des techniques de concentration et apprenions à mieux sentir la Force… Luke ne manquait jamais de nous féliciter de nos succès. Ainsi, nous avions l’impression de progresser à pas de géant – alors que nos acquisitions réelles étaient difficiles à évaluer.
Dans certains domaines, mon évolution me paraissait presque… négative. Alors que d’autres étudiants, en équilibre sur les mains, faisaient léviter les pierres ou tressaient des nattes avec les branches des arbres massassis, je n’avais plus aucune réussite dès qu’on abordait la télékinésie. Hélas pour moi, cette inaptitude m’empêchait aussi de léviter ou de faire le genre de bond prodigieux qui avait permis à Luke d’échapper à Gantoris au cours de leur duel.
Tionne découvrit que cette carence était une caractéristique de la lignée Halcyon. Du coup, nous étions renommés pour notre tendance à ne jamais céder un pouce de terrain face au danger. En deux ou trois occasions, cet entêtement avait conduit à la victoire. Mais la plupart du temps, un Halcyon se portait volontaire pour former l’arrière-garde et se sacrifiait au bénéfice de ses frères d’armes.
Tionne y vit la matière à une merveilleuse ballade épique.
Conscient qu’un ennemi très puissant avait décidé de pratiquer la chasse aux apprentis, je trouvai mes « traditions familiales » très inquiétantes.
Mais en bon Halcyon, je ne me laissai pas détourner de ma quête de la vérité. Après une rude matinée passée à tenter de déplacer des cailloux (avec un risible succès vers midi), je pris des rations de campagne, un peu d’eau puis m’apprêtai à partir pour le Temple de la Feuille Bleue. Les notes d’Unnh signalaient des anomalies dans les parages – assez singulières pour que le général Jan Dodonna ait ordonné la fermeture du site, le plaçant en quarantaine.
Je comptais y aller seul, mais Kam Solusar et Brakiss se joignirent à moi.
— On ne pourra sans doute pas entrer, les gars. Et ce sera du genre ennuyeux à mourir…
Souriant, Kam désigna le sabre laser attaché à mon ceinturon.
— J’ai l’impression que vous allez faire sauter les scellés.
— Ce n’est pas vraiment ce que j’avais à l’esprit… Mais si les circonstances l’exigent. (Je haussai les épaules.) Allons-y !
Je partis d’un bon pas, puis ralentis en voyant Brakiss avoir du mal à soutenir le rythme. De haute taille, il était gêné par les massifs d’orchidées. Plus âgé que lui, Kam était pourtant en meilleure forme physique. Mais lui aussi préférait une allure plus modérée.
Pour traverser le cours d’eau qui séparait le Grand Temple de celui de la Feuille Bleue, nous passâmes sur un tronc sans doute déraciné par la violence du courant. L’eau était assez peu profonde, plus loin, pour qu’on puisse traverser à gué. Mais Brakiss n’avait aucune envie de se mouiller les pieds.
Kam et moi le chahutâmes gentiment, lui demandant s’il voulait qu’on lui sculpte des marches dans le tronc d’arbre à coups de sabre laser…
Bougon, il nous grogna de continuer.
En comparaison du Grand Temple, celui de la Feuille Bleue était un nain. Mais son élégance était encore supérieure.
Nous nous taillâmes un chemin à travers les broussailles qui poussaient tout autour. Brakiss nous guida à l’est de l’édifice.
— D’après le compte rendu du Sullustéen, l’entrée principale était orientée plein est pour que la lumière orange de la géante gazeuse, le soir, illumine le niveau inférieur.
L’entrée atteinte, nous vîmes que les Rebelles l’avaient obstruée avec de gros blocs de pierre. Du sérieux ! D’évidence, plus personne ne devait y pénétrer. Et pourtant, le groupe d’exploration impérial largué sur Yavin 4 après l’évacuation des rebelles avait passé outre. Ces gens avaient foré un trou dans le « bouchon ».
Avec son sabre laser, Kam en délogea quelques araignées.
— Les toiles ne sont pas aussi épaisses qu’on pourrait s’y attendre. Gantoris est peut-être passé par là…
Décrochant une lampe torche de mon ceinturon, je la lui tendis.
— Je suppose que vous aimeriez passer le premier…
— Bien sûr !
Kam activa la lampe puis s’engagea dans l’orifice. Moins grand et plus svelte, je le suivis sans peine. Brakiss m’emboîta le pas.
La lueur verte du sabre laser de Kam et le rayon doré de la lampe déchiraient à peine les ténèbres.
Nous débouchâmes sur un palier, devant des volées de marches…
La salle, immense et vide, faisait toute la circonférence du temple. On avait creusé le long des parois des alcôves qui nous parurent encore plus petites que nos chambres.
À droite et à gauche, des marches supplémentaires permettaient d’accéder au niveau supérieur. Je repris la lampe pour l’orienter vers un des escaliers.
— La couche de poussière semble épaisse. Pas de traces suspectes. Si Gantoris nous a précédés, il a dû léviter. Mais j’en doute. Il n’était pas si doué que ça.
— Il n’a peut-être pas pu aller plus loin…, dit Brakiss. L’audace lui aura manqué au dernier moment.
— Ça, j’en doute aussi. (Du bout de son sabre laser, Kam désigna le niveau supérieur.) On y va ?
— On est là pour ça, non ? répondit Brakiss.
Kam passa le premier. L’écho de nos pas qui se répercutait le long des murs, me flanqua la chair de poule. Pour avoir lu le rapport d’Unnh, nous savions à quoi nous attendre. Le mal tapi dans ce temple avait poussé le général Dodonna à prendre des mesures radicales. Connaissant le courage de ce héros, nous jouions vraiment avec le leu !
Mais en digne héritier de mes ancêtres, il était exclu que je baisse pavillon.
Le niveau supérieur avait servi de vestibule à la grande salle d’audience au plafond pyramidal. Sur la ligne médiane, trois tourelles équidistantes se rejoignaient bien avant le sommet. Pourtant, on aurait juré qu’elles servaient de support. Les deux cônes latéraux étaient couverts de runes et de glyphes que je ne pus identifier – et encore moins déchiffrer. Sur le mur ouest, des meurtrières laissaient filtrer la lumière du jour. Mais elle ne dissipait pas le malaise qu’on éprouvait à la vue du cône central. Un cristal bleu taillé d’un bloc. Un saphir brillant d’une lumière intérieure…
— D’après le Sullustéen, dit Brakiss en se frottant les mains, ce cristal est huileux au toucher. On sent l’énergie qu’il diffuse. Quelqu’un aimerait vérifier ?
Je frémis.
— Pas moi. Pas encore…
Kam désactiva son sabre laser et le remit à son ceinturon.
— Je passe aussi mon tour. Vous devriez vous abstenir également.
— Rabat-joie !
— Toucher ce truc n’aura rien d’amusant…, dis-je en m’en approchant.
Le fossé circulaire qui protégeait le cristal me fit frissonner de plus belle. L’énergie du cône ne semblait pas particulièrement malveillante. Mais je captai une gamme d’émotions négatives allant de la colère au désespoir.
Sondant les profondeurs de la pierre, je crus y distinguer des visions fantomatiques. Certaines ne me disaient lien du tout. Des créatures rachitiques aux pieds et aux mains en forme de serre. Mais d’autres, humaines, ravivèrent d’horribles souvenirs. Je crus en identifier quelques-uns – des amis pilotes tombés au combat, des ennemis que j’avais abattus…
Puis Gantoris apparut devant moi, les yeux morts.
Je reculai.
— Vous le voyez ? criai-je. Gantoris !
Kam se tourna vers moi, l’air désorienté.
— Non. J’ai vu… d’autres personnes…
— Pour ma part, je n’ai pas aperçu grand-chose, nous informa Brakiss.
— J’aurais pu jurer que c’était lui !
Brakiss haussa les épaules.
— Une illusion d’optique…, lâcha-t-il d’un ton un rien condescendant.
Je le foudroyai du regard.
— Vous voulez toujours toucher ?
Il secoua la tête.
— Non, ça ira…
— J’ignore à quoi nous avons affaire, souffla Kam, mais je ne suis pas à l’aise… (Il désigna les flaques de lumière, sur le sol.) Et à en juger par la position du soleil, je dirais que nous venons de passer un quart d’heure ici.
— Ce n’est pas possible ! m’écriai-je.
— Très possible, au contraire. Et étrange. (Kam plissa le front.) Je propose qu’on fiche le camp d’ici !
— D’autant plus que rien ne prouve que Gantoris nous ait précédés, dit Brakiss.
— Entendu. Partons.
Admettre que trois futurs Jedi – dont deux armés de sabres laser – aient fui un temple désert avec un manque de dignité navrant ne serait pas judicieux. Disons plutôt que nous filâmes prestement pour déjouer les plans des ennemis sans doute embusqués dans l’ombre…
Une prudence admirable !
Alors que nous battions en retraite, Brakiss jeta un dernier regard au temple de la Feuille Bleue.
— C’est étonnant… Penser que des créatures primitives ont érigé ce monument il y a plus de mille ans…
— À l’époque, l’Ancienne République était déjà très développée… (J’écartai une branche.) Pour ce qu’on en sait, ces gens ont pu découper leurs blocs de pierre au laser puis les mettre en place avec des grues antigrav…
— De plus, renchérit Kam, ils contrôlaient peut-être la Force. Vous croyez que maître Skywalker ne pourrait pas faire léviter ces blocs ?
— Allons donc ! lança Brakiss. Vous plaisantez ? C’est impossible ! Comment réussirait-il à construire un temple pareil ?
— Auriez-vous oublié ? fis-je. La taille ne compte pas…
— En effet, mais ce n’est pas la question. (Brakiss cassa une branche morte sur un arbrisseau puis la réduisit à une quarantaine de centimètres de longueur.) Maître Skywalker le pourrait peut-être, techniquement parlant, mais c’est un garçon de ferme originaire d’un monde minable. Comment voudriez-vous qu’il crée une œuvre d’une telle élégance ?
Il fouetta l’air avec sa baguette improvisée. Dans son dos, Kam et moi échangeâmes un sourire entendu.
— Vous êtes formel ? demanda Kam. Maître Skywalker serait incapable de réussir ça ?
— Non. Je dis simplement que ça lui prendrait une éternité.
Je plissai le front.
— Je vois… Et le cône de cristal ? Serait-il dans ses moyens ?
— Je l’ignore, mais j’aimerais essayer. Ce cristal est fantastique ! À cause du malaise qu’il suscite, j’hésiterais à le qualifier d’œuvre d’art, mais… (Le regard étincelant, il fit soudain volte-face.) Imaginez un peu… Avoir le pouvoir de créer une telle beauté !
— Je n’en voudrais pas pour tout l’or du monde, dit Kam. J’ai détesté ce truc !
— Oui, mais imaginez… Utiliser la Force pour créer quelque chose qui traverse les siècles ! Fantastique !
Exalté, Brakiss esquissa quelques pas de danse au son d’une musique que lui seul entendait.
Je le foudroyai en vain du regard.
— Une perspective séduisante… Mais ce genre de pouvoir est très rare.
— À moins de recourir au Côté Obscur…, corrigea Kam. J’en ai fait l’expérience. Aussi excitant que ça puisse être sur le moment, ensuite, on est vidé. Mieux vaut s’en tenir a la Force authentique que de courir après son ombre !
— Peut-être, mais pensez un peu aux possibilités du Côté Obscur ! insista Brakiss, sa baguette pointée vers le ciel. Un Maître Jedi doté d’assez de pouvoir aurait pu, sans quitter Yavin 4, arracher le réacteur de l’Étoile Noire ! Qu’il recoure au Côté Obscur n’aurait pas importé, puisque ç’aurait été bénéfique…
Je tendis une main et l’agrippai par la nuque.
— Vous êtes en train de dire que la fin justifie les moyens ! C’est faux ! Avec ce genre de raisonnement, on peut tout justifier. Exécutons ce criminel pour qu’il ne fasse pas de nouvelles victimes ou anéantissons cette planète avant qu’elle n’entre en collision avec une autre. Et au diable sa population, puisqu’elle était condamnée de toute façon, et que les habitants de l’autre monde seront sauvés !
Furibond, Brakiss faillit me lacérer le visage avec sa baguette. Par bonheur, je pus esquiver à temps. Sa fureur céda presque aussitôt le pas au remords.
— Keiran… Navré…
— Ce n’est rien, Brakiss. Pas de sang, pas de rapport à Luke !
Kam passa un bras autour des épaules de notre ami.
— Keiran a raison, fiston… Les gens se disent qu’ils amassent de l’argent et du pouvoir pour une excellente raison, se convainquant que c’est une bonne chose. Puis les circonstances changent. Il leur faut toujours plus de pouvoir, ou ils l’utilisent d’une façon qu’ils n’avaient pas prévue. Un adversaire qui refuse de se rendre à la raison devient un insecte nuisible au lieu de rester un ami qui aurait besoin d’être convaincu. Pour tous ceux qui le convoitent, le pouvoir agit comme un poison. Il les persuade que leur entourage cherche à les en déposséder par n’importe quel moyen. Alors, ils s’estiment autorisés à toutes les exactions.
— Rien de bien ne sort du mal ! approuvai-je. Votre exemple, un type qui utilise le Côté Obscur pour détruire l’Étoile Noire, est bien beau… jusqu’à ce qu’on s’interroge sur ses motivations. Notre homme agirait-il dans son propre intérêt, ou celui de son peuple ? Et dans ce cas, comment se comporterait-il face à la menace suivante ? S’il entend parler d’une autre Étoile Noire, et apprend que des Caamasi, par exemple, l’ont mise en chantier… Choisira-t-il d’anéantir ce peuple ?
— Mauvais exemple, dit Kam. Chacun sait que les Caamasi sont des pacifistes convaincus.
— C’est vrai, Kam, mais comment empêcher quelqu’un de voir en eux des manipulateurs qui ont réussi à tromper leur monde ? (J’écartai les bras.) Ne nous voilons pas la face, quelqu’un a presque réussi à les exterminer ! J’ai entendu dire qu’il y avait un groupe important de réfugiés caamasi sur Alderaan au moment de sa destruction. Si on a pu attaquer ces gens-là, tout est possible. Un enfant pourrait être considéré comme dangereux.
— Je comprends et je veux vous croire, dit Brakiss. Pourtant, décréter qu’aucun bien ne puisse venir de l’utilisation du Côté Obscur paraît péremptoire. Qui sait ce qui pourrait arriver un jour ?
— La théorie est fascinante, Brakiss, mais nous devons composer avec les réalités concrètes de la Force. Penser que retourner le mal à des fins bénéfiques serait possible sans s’y brûler les ailes… Pour moi, c’est s’aventurer sur une pente très savonneuse. Avec l’aide de maître Skywalker, on éviterait peut-être de se briser le cou. Mais qui paierait les pots cassés ?