CHAPITRE II

Le système K’vath était assez éloigné de Coruscant pour être un refuge sûr et un endroit « branché ». Même si le prix d’une chope de lum aurait suffi à gâcher leur plaisir à un tas de touristes…

Trois ans plus tôt, Mirax et moi n’y aurions jamais mis les pieds. Mais Wedge Antilles avait recommandé ce coin et, du côté des têtes pensantes, quelqu’un semblait convaincu que notre rôle dans la libération de Coruscant faisait de nous le genre de couple glamour qui attirerait l’attention de l’élite de la Nouvelle République. Résultat, tout nous fut gracieusement offert pendant notre séjour. Après la gracieuse hospitalité de ce monde, intercepter le Boucanier au-dessus d’Alakatha améliora encore mon humeur.

Le Glitterstar demanda qu’on l’escorte jusqu’à Coruscant. Home One accepta de s’en charger. Notre voyage de retour se ferait donc à la vitesse de croisière du vaisseau de ligne, pas à celle du croiseur calamarien. Nous aurions pu ramener au bercail nos ailes-X, mais ça nous aurait coincés vingt-quatre heures dans notre cockpit. Une perspective aussi enthousiasmante, à mes yeux, que d’évoquer le bon vieux temps avec mon beau-père…

Si le Glitterstar nous avait permis de passer à son bord la journée supplémentaire de voyage, ç’aurait été parfait. Mais la gratitude de ces gens se borna à nous laisser admirer de loin les belles lignes de leur navire.

Cela dit, nous n’avions pas le temps de nous tourner les pouces. Et en dépit d’une humidité oppressante, les cabines du croiseur calamarien n’étaient pas si mal. Après avoir posé mon aile-X, j’allai manger en vitesse puis rejoignis l’escadron pour le débriefing…

Nous avons tous charrié Reme, mais nous étions ravis de la revoir saine et sauve. Nous nous régalâmes de ses descriptions de la navette du Glitterstar. Ensuite, je dormis huit heures, fis de l’exercice et retournai au réfectoire prendre un petit déjeuner.

Ooryl me fit un petit signe. Il avait une table pour lui tout seul ! Je souris, puis sélectionnai des gâteaux et une boisson au lait de nerf artificiel. Je faillis y renoncer, car consommer des trucs qu’on supporte mal en compagnie d’un Gand peut être une grossière erreur… Mais je mourais de soif.

Je m’installai face à Ooryl et m’efforçai de ne pas regarder son bol de nourriture.

— Du nouveau ?

Les appendices buccaux du Gand se désolidarisèrent pour dessiner un sourire et ses yeux brillèrent. Son épiderme gris-vert était à peine plus foncé que la sauce des tentacules qu’il dévorait : un contraste saisissant avec l’orange vif de son uniforme de vol. Sous le tissu, des excroissances osseuses saillaient agressivement. Comme si sa chair faisait une réaction allergique à la couleur de l’uniforme.

— Rien de ce qu’Ooryl considère comme sortant de l’ordinaire.

Je fronçai les sourcils. Traditionnellement, les Gands parlent d’eux-mêmes à la troisième personne, boycottant le pronom « je », dont ils jugent l’usage d’une terrible arrogance. Seuls ceux qui se sont signalés par des faits d’armes hors du commun et qui jouissent d’une réputation planétaire peuvent se le permettre. L’escadron Rogue au complet était allé sur Gand pour participer au janwuine-jika d’Ooryl, la cérémonie lui conférant officiellement ce privilège.

Qu’il en revienne à la troisième personne dénotait son trouble…

— Qu’y a-t-il ? Vous ne pouvez pas être embarrassé d’avoir essuyé les feux des Scélérats !

— Ooryl est honteux de ne pas pouvoir vous aider à résoudre votre problème.

— Mon problème ?

Le Gand posa deux grosses araignées cuirassées – ses mains – sur la table.

— Vous étiez distrait, Corran. Mirax et vous désirez des petits. Si Ooryl était sur Gand, il contribuerait à résoudre votre problème.

Je fourrai dans ma bouche les restes d’un de mes gâteaux, mastiquai et déglutis en vitesse.

— Arrêt sur image et rembobinage. Comment êtes-vous au courant ?

— Mirax a dit à Qrygg que vous vouliez des enfants. Donc, Qrygg a dû faire de son mieux pour que vous ne soyez pas tué au combat.

Je braquai sur lui un regard perçant.

— Mirax vous a répété nos conversations sur les bébés ?

— Elle désirait savoir si vous en aviez parlé à Qrygg. Quand il a répondu par la négative, elle lui a demandé de lancer le débat si vous abordiez le sujet. (Le Gand releva la tête.) Vous ne devriez pas avoir honte d’en parler à Ooryl. Il serait digne de votre confiance.

Je lui fis le plus beau sourire dont j’étais capable. Mon interlocuteur ayant du mal à saisir les subtilités, il fallait toujours forcer le trait.

— Ooryl, si je m’en étais ouvert à qui que ce soit, ç’aurait été vous. Chaque jour, je remets ma vie entre vos mains et je n’ai jamais eu à le regretter.

Je vis ses appendices buccaux se rouvrir pour imiter mon sourire. À cet instant, je mesurai toute ma stupidité. Avoir prétendu garder ça pour moi…

— J’aurais vraiment dû vous en parler. Vos conseils sont toujours les bienvenus. Mais je n’ai pas réfléchi… Une mauvaise habitude dont j’espérais me débarrasser.

— Si Ooryl était vraiment sage, il vous l’aurait déjà conseillé.

— De plus d’une façon, vous l’avez souvent fait… (Je soupirai.) Mirax dit vrai, nous avons envisagé d’avoir des gosses. Elle vous a parlé avec l’espoir de connaître le fond de ma pensée. Je suis sûr que tout ce que vous avez pu lui dire a été très apprécié.

— Ooryl se flatte de le croire. Vous vous en souviendrez, au cours de son janwuine-jika, Ooryl a également été nommé Trouveur. Sur Gand, le Trouveur est très utile.

Il repère les esclaves perdus, lit les augures dans les brumes et pourchasse les criminels. Pour des gens comme Mirax et vous, il peut également s’aventurer dans les brumes et dénicher l’enfant qu’ils désirent. Ces rejetons nés des brumes sont un don. Les couples les élèvent comme les leurs. Je serais heureux de le faire pour vous, mon ami.

Je souris.

— Merci, mais je crois que je pourrai assurer, niveau procréation !

— Vous en êtes vraiment capable ?

— Oh, ça, oui ! (Je relevai le menton.) Aucun problème là-dessus.

— Alors pourquoi n’avez-vous pas d’enfants ?

— Pardon ?

— C’est le but de l’existence, non ? Donner la vie est le plus grand acte qu’une créature puisse accomplir.

La solennité et le bien-fondé de cette déclaration me sonnèrent.

— C’est vrai, mais…

— Ooryl doit-il vous rappeler votre bonne résolution à propos du manque de réflexion ?

Je plissai le front.

— Si faire des gosses compte tant que ça, qu’attendez-vous ?

Ooryl « haussa les épaules ». Un geste qui n’avait rien de naturel pour un Gand…

— Je suis janwuine. C’est à ma planète de me choisir une compagne. Alors, j’accomplirai fièrement la fusion génétique.

— L’idée perd beaucoup de son charme à la traduction… (Je bus mon lait, chassant l’arrière-goût de craie avec un autre gâteau.) Mirax et moi prendrons une décision dès notre retour sur Coruscant.

— Bien. Avec tout ce que vous racontez sur votre père, votre bébé sera choyé.

Je levai un sourcil.

— Et comment savez-vous que j’accepterai d’avoir des enfants ?

— J’ai parlé à Mirax. Ça me suffit.

Radossé à mon siège, je soupirai.

— Je n’ai jamais eu la moindre chance, pas vrai ?

— Non, Corran, mais en définitive, ça signifie que vous aurez toutes les chances. (Ooryl aspira un tentacule, puis essuya sur sa joue une coulée de sauce verdâtre.) Nous avons tous contribué à créer et à renforcer la Nouvelle République. Engendrer la génération qui en héritera est encore notre devoir.

Le reste du voyage, les paroles d’Ooryl ne me quittèrent pas, agissant sur moi comme un virus. Quand je regagnai mon aile-X et commençai la descente vers notre hangar, j’avais hâte de rentrer chez nous avec Mirax pour me mettre à l’ouvrage… Et si ce genre de retrouvailles enthousiastes n’avait rien d’extraordinaire, cette fois, ce serait plus seulement une tendre façon de se dire bonjour…

Ensuite, d’une certaine façon, nous ne serions plus jamais séparés.

Une idée si réjouissante que le survol des champs de débris jonchant Coruscant ne gâcha pas ma belle humeur. Des sillons de bombes balafraient le paysage urbain. Des vaisseaux inadaptés au vol atmosphérique s’étaient écrasés sur la planète, ouvrant d’immenses cratères au milieu des immeubles. Des centaines de millions de gens avaient péri au cours des luttes entre factions qui avaient suivi l’attaque de Thrawn contre la Nouvelle République.

Nous n’étions pas près de nous en remettre.

À la vue des bâtiments en ruine et des épaves tordues, j’eus du mal à me souvenir de la Coruscant d’avant, le Centre Impérial… Je me rappelais les rivières de lumière qui déchiraient la nuit… Maintenant, le gris prédominait. Ces lueurs aveuglantes avaient jadis conféré à Coruscant son énergie. Sans elles, la planète-cité paraissait morte.

Au fond, je savais que ça n’allait pas si mal. En dépit des destructions et des morts, la vie continuait. Les dégâts avaient fait ressurgir le pire chez certains individus, mais aussi le meilleur chez beaucoup d’autres.

Notre foyer ayant été pulvérisé, Mirax et moi envisageâmes de nous réfugier à bord de son Pulsar. Mais nos amis ne l’entendirent pas de cette oreille. Iella Wessiri, mon ancienne coéquipière de la Sécurité Corellienne – ou CorSec –, réussit à convaincre le patron des Renseignements de la Nouvelle République de nous reloger. Et nous finîmes dans un endroit plus proche encore des Quartiers Généraux de l’Escadron Rogue…

Notre histoire n’avait rien d’extraordinaire, loin s’en faut. Après le désastre, des fournitures stockées pendant les années d’instabilité politique réapparurent soudain. Les gens accueillirent des réfugiés sous leur toit. Quoi de plus normal ? Sauf qu’il s’agissait souvent d’anciennes familles impériales qui logeaient des non-humains. Les bombardements que Coruscant avait subis avaient abattu les dernières barrières idéologiques. La souffrance avait rapproché les ennemis d’hier et la xénophobie des deux camps fondit comme neige au soleil.

À la tête de mon escadron, j’atterris dans notre hangar. Je confiai l’aile-X à un technicien, me changeai en civil et pris un bus antigrav en direction du sud, vers les monts Manarai. Assis devant moi, une mère et son enfant attirèrent mon attention. Je vis la femme sourire alors que son bébé lui prenait le nez avec sa petite main malhabile. Elle se pencha pour lui embrasser les doigts, puis frotta son nez contre le sien en souriant.

Des images qui me poursuivaient encore quand le bus quitta les canyons sombres pour survoler une région désolée semée de fragments de permabéton dispersés comme les écailles d’un dewback sur le plancher d’une écurie. Au milieu des coques calcinées d’airspeeders, les lambeaux des vêtements qui avaient jadis habillé les victimes claquaient au vent.

Malgré cette désolation, les gazouillis du bébé semblaient triompher de tout. Doux et innocents, ils se moquaient de l’horreur qui nous entourait. Les gens pouvaient créer puis détruire. Mais comme les rires du nourrisson le suggéraient, quiconque jugeait les forces de la destruction supérieures à celles de la création était un imbécile. En moins de dix ans, les cicatrices auraient disparu de la surface de Coruscant. Et sinon, dans vingt ou trente ans, ce chérubin pourrait veiller à leur élimination… et aider à la renaissance de son monde.

En vérité, la vie était l’antidote de la destruction.

Je souris.

Mirax avait raison depuis le début. Ooryl aussi. Vivre pour le présent, c’est se couper de l’avenir. Si nous voulons avoir un futur, exister pour lui est nécessaire. Mirax, nous aurons un enfant ! Et même des enfants. Nous apporterons notre contribution à l’avenir.

En descendant à ma station, je fis un clin d’œil à la femme au bébé. Puis je longeai des bâtiments familiers et empruntai les passerelles menant à notre appartement. Je faillis m’arrêter en chemin pour acheter un bon vin qui nous aiderait à célébrer la solution de notre problème, mais me décidai plutôt pour une sortie romantique. Si j’ignorais encore où nous irions, en voyant les droïdes de construction qui s’affairaient un peu partout, je devinai que des dizaines de restaurants seraient déjà rouverts. Trouver un endroit où dîner n’aurait rien de difficile.

Mon palier atteint, je composai le code sur le clavier de la serrure. La porte s’ouvrit en coulissant. Une bouffée d’air chaud m’enveloppa. J’entrai, laissant la porte se refermer derrière moi.

L’atmosphère suffocante manqua me faire paniquer.

Ma belle humeur en prit un coup. L’air s’était réchauffé parce que Mirax avait coupé l’unité environnementale. Quand nous partions assez longtemps, nous le faisions toujours. Qu’elle se soit absentée pour la journée était possible, mais un simple coup d’œil à la cuisine suffit à me renseigner. Tous les ustensiles avaient été lavés et rangés. Et la petite corbeille de fruits rituelle avait disparu. Mirax l’avait sûrement mise au frais pour que les fruits ne se gâtent pas pendant son absence.

J’allai passer la tête par l’entrebâillement de la porte de notre chambre. Pas de signes de vie. Idem avec la salle à manger. La table portait une belle couche de poussière. La datacarte posée près de mon siège favori devait contenir tous les messages en attente depuis le départ de Mirax.

À gauche, une lumière clignotait sur l’holotable.

Brave fille, tu n’es pas partie sans me laisser un mot…

J’enlevai ma veste, la lançai sur le dossier d’un siège en peau de nerf, puis m’accroupis et appuyai le bouton « marche ».

Quarante-cinq centimètres de haut, plus belle que jamais, la Mirax de la projection holo me sourit. Même en miniature, sa crinière noire scintillait et ses yeux marron brillaient comme des soleils. Elle portait les bottes noires et la combinaison de saut bleue que je lui avais vues lors de notre première rencontre. Un petit sac en toile reposait à ses pieds.

— Corran, j’espérais être là à ton retour, mais j’ai une urgence. Dès que je reviendrai, je t’en parlerai. Tu resteras seul au maximum une journée. En cas de changement de plan, je te contacterai. (Elle se pencha pour ramasser son sac puis sourit en se redressant.) Je t’aime. Ne l’oublie pas et n’en doute jamais ! Je serai bientôt de retour, mon chéri.

La projection disparue et l’holotable se désactiva. J’allais repasser le message quand quelque chose me fit hésiter. Depuis que nous étions ensemble, j’étais revenu chez nous pour y trouver des dizaines de messages analogues. Jusqu’à présent, je n’avais jamais éprouvé le besoin d’en repasser un.

Pourquoi maintenant ?

Me sentais-je soudain vulnérable… Ou déçu ? Loin d’elle, j’avais passé le plus clair de mon temps à penser à nos futurs enfants. Maintenant que je m’étais rallié à son point de vue, elle s’était envolée du nid ! Je venais de prendre une des décisions cruciales de ma vie, et elle se baladait dans la galaxie comme si ça n’avait rien d’extraordinaire… Être traité par-dessus la jambe ne me plaisait pas du tout. Je voulais encore l’entendre dire qu’elle m’aimait.

Autant que fût pertinente l’analyse de mes émotions, j’avais conscience que ce n’était pas le cœur du problème. Pressant le bouton, je réécoutai le message, puis hochai la tête. Mirax m’avertissait que je risquais d’être seul une journée. En cas de changement, elle m’avertirait. Pourtant, j’avais moi-même vingt-quatre heures de retard après avoir escorté le Glitterstar sur Coruscant. Alors ? Ma femme aurait déjà dû être rentrée. Chez nous ou au Quartier Général de l’Escadron, il n’y avait aucun message au sujet d’un contretemps. Voilà ce qui m’étonnait.

« Environ une journée » était une indication des plus vagues, mais Mirax avait une horloge dans la tête. Elle gagnait sa vie en livrant à sa clientèle des objets de valeur – à l’heure dite et sans casse. Si elle avait pensé dépasser de beaucoup une absence de vingt-quatre heures standard, elle aurait été plus précise.

Aussi préoccupant que ce fût, je refusai de céder à l’affolement. Ses messages suivants avaient pu être retardés ou mal acheminés. Elle avait même pu faire un détour à bord de l’Aventurier Errant de son père, dont le système de communication était régulièrement en rade…

Un frisson remonta le long de mon épine dorsale.

« Tes bonnes nouvelles devront attendre encore un peu, j’imagine… » Toujours fatigué du voyage, je me déshabillai, activai la salle de bains, fis un brin de toilette puis me couchai, la porte entrouverte, avec l’espoir d’être réveillé par ma femme.

Une douce illusion…

Je sombrai dans un sommeil troublé où je tentai, en vain, de rêver à l’enfant que nous aurions bientôt. Mais son image m’échappait et je finis par y renoncer…

Corran !

Je ne reconnus pas la voix qui venait de retentir dans ma tête.

CORRAN !

Le cri de Mirax me tira de mon sommeil.

Me redressant d’un bond, je tendis les bras vers elle. Alors que mes doigts rencontraient des draps glacés, le souvenir de son visage s’effaça. Je cherchai son corps, étonné de ne sentir aucune chaleur près de moi.

Paniqué, je compris soudain que Mirax avait disparu !