CHAPITRE XIII

Le lendemain matin, me réveillant dans le cirage, je partis faire mon jogging plus tard que d’habitude sans m’en apercevoir. À mi-parcours, alors que j’étais très loin du Grand Temple, je m’avisai de l’heure. Si Luke nous laissait une grande latitude en matière d’organisation, il appréciait qu’on commence tôt. Je tentai d’allonger mes foulées, mais quand j’arriverais, tout le monde aurait déjà une bonne avance sur moi.

Je me serais volontiers flanqué des gifles. La veille, nous avions remporté une victoire impressionnante en nous ouvrant à la Force. Conscient de progresser à grands pas, j’étais impatient de tirer parti de mon succès nocturne. Mais j’avais peu dormi… Selon Skywalker, les rêves troublaient rarement le sommeil des Jedi. J’ignore pourquoi, mais je rêvais rarement. Quand ça m’arrivait, c’étaient des cauchemars qui me laissaient épuisé.

Dans ces songes, mon esprit dérivait sans cesse vers l’endroit où j’avais senti la présence fugitive de Mirax. J’essayais de fixer la lumière des étoiles pour me repérer dans le cosmos. Mais elles s’éteignaient les unes après les autres et je restais seul dans le noir infini. En baissant les yeux, je voyais pourtant la décrépitude ronger mes mains, mes os s’effritant à vue d’œil… Puis je retombais dans le néant, vaincu par un sentiment d’échec irrémédiable.

J’avais déçu ma femme à l’instant où elle avait le plus besoin de moi.

Un sacré cauchemar…

En rebroussant chemin vers le Grand Temple, j’entendis quelque chose qui m’incita à accélérer encore l’allure. Le sifflement d’un sabre laser… Le genre de son qui se grave dans la mémoire. Comment Luke et Kam pouvaient-ils enseigner le maniement de cette arme en mon absence ?

Aussitôt, je mesurai l’arrogance de cette réaction. N’était que je détenais le seul autre sabre laser du groupe. Donc, ma présence n’aurait rien eu d’illogique !

Je débouchai dans la clairière au moment où Luke forçait Gantoris à reculer au pied d’un arbre à l’écorce pourpre.

Où Gantoris a-t-il eu ce sabre laser ?

Sa natte noire fouettant les airs, l’apprenti perdit l’équilibre. Des éclats d’écorce volèrent à la ronde. Les genoux sur une grosse racine, presque étendu sur le dos, Gantoris regarda Luke approcher de lui, sa lame toujours en garde. Mais dans sa position, il ne pouvait plus rien contre le Jedi…

Soudain, Gantoris fit doubler la lame de son sabre laser et riposta. Luke réagit à une vitesse hallucinante. Là où l’arme l’avait touché, la manche de son uniforme gris fumait. Mais il n’y avait pas de mal. En garde, Luke attendit son étudiant de pied ferme.

Gantoris s’était relevé. Confiant en son allonge, il revint à la charge. Sa férocité me rappela celle d’un rancor.

Luke para aisément les coups, ne laissant jamais son adversaire menacer son cercle intérieur. Mais Gantoris ne désarma pas.

Luke chercha refuge dans la lévitation et se hissa sur une des branches de l’arbre.

Gantoris attendit tout simplement que l’oiseau quitte son perchoir. Tous les étudiants avaient reculé dans le sous-bois, ignorant que faire. Comme moi, Kam n’avait pas son sabre laser.

Il me jeta un coup d’œil. Avions-nous une chance de courir jusqu’au Temple récupérer nos armes et de revenir à temps ?

Si Gantoris est capable de tuer un Maître Jedi, comment pourrais-je l’arrêter ?

Luke posa une question. Mais le bourdonnement des vibrolames nous empêcha de l’entendre, comme la réponse que cria son adversaire. D’un coup de taille, l’apprenti cisailla le tronc d’arbre. Dans les hautes branches, les stintarils couinèrent d’indignation et s’enfuirent. L’odeur de la sève me chatouilla les narines quand l’arbre massassi s’abattit majestueusement…

Skywalker se laissa flotter jusqu’à terre, prêt à en découdre. Lame revenue à la longueur normale, Gantoris chargea. Luke céda du terrain. Parant les coups avec moins d’aisance, il donnait l’impression de se fatiguer. Une ruse, sans doute, pour endormir la méfiance de son ennemi.

Soudain, le Jedi tomba à la renverse. À la vitesse d’un cobra, Gantoris bondit sur lui. Maudissant mes limites, qui m’empêchaient de le soulever dans les airs comme je l’avais fait avec Tionne, je m’élançai aussi. Quelle image pouvais-je projeter dans l’esprit du fou furieux pour le détourner de sa proie ?

La lame pourpre s’abattit. Avec un couinement affreux, un runyip à fourrure orange jaillit des fourrés éventrés. Alors que Gantoris se retournait, son sabre laser s’envola de ses mains et se désactiva.

Luke le rattrapa au vol avant d’éteindre le sien. En sueur, le souffle court, les deux adversaires restèrent face à face. Aucun ne voulait trahir avant l’autre un signe de faiblesse.

Luke eut alors un geste qui me laissa sans voix. Il rendit son arme à Gantoris, qui l’accepta timidement, puis l’empoigna à pleines mains. Il fit tourner entre ses doigts, comme s’il la voyait pour la première fois, avant de relever les yeux vers notre maître.

Qui hocha la tête.

— Très bien, Gantoris… Mais vous devez apprendre à contrôler la colère. Elle pourrait provoquer votre perte.

Abasourdi, j’en tombai à genoux. Gantoris tourna les talons et s’éloigna. Aussi surpris que moi, les autres apprentis murmurèrent entre eux. Sabre laser accroché à son ceinturon, Luke remit sa cape.

Il nous regarda sereinement, l’ombre d’un sourire sur les lèvres.

— Après une nuit mouvementée, nous avons peut-être commencé trop tôt. À cet après-midi.

Derrière ces mots, je sentis une invitation à retourner dans ma chambre. J’y résistai. En revanche, les autres s’éclipsèrent.

Amusé, Luke me regarda.

— Je savais que vous vous distingueriez encore… Vous n’avez pas suivi le début de l’affaire ?

Je secouai la tête.

— Le dénouement m’a amplement suffi. Qu’allez-vous faire ?

— Faire ? C’est déjà fait…

— Sauf erreur, un de vos apprentis a trouvé ou fabriqué un sabre laser et il vient d’essayer de vous tuer avec ! Ça ne vous émeut pas plus que ça ?

— Que Gantoris ait un sabre laser vous surprend ? Kam et vous en possédez un. Et avec la rivalité qui vous oppose à Gantoris…

— C’est peut-être un problème, mais pas le principal. À mes yeux, en tout cas…

— Alors votre vision des choses passerait avant la mienne ?

— Non, maître Skywalker. Je ne voulais pas vous manquer de respect. (Je soupirai.) J’aimerais seulement comprendre… Gantoris a dépassé les bornes. Vous devriez le punir.

— Il doit devenir un Chevalier Jedi. Je ne peux pas le traiter comme un enfant. Ça reviendrait à lui rogner les ailes, donc à compromettre son développement. Il est très doué. C’est un de mes meilleurs étudiants. Il a seulement besoin d’être guidé.

— Alors, guidez-le ! Vous supposez qu’il comprendra de lui-même et ne recommencera pas. Il vous a attaqué ! Et il a déjà prouvé qu’il ne faisait pas vraiment la différence entre le bien et le mal. Si vous ne trouvez pas un moyen d’intervenir quand il dépasse les bornes, il n’aura jamais conscience qu’il y a des limites à ne pas franchir.

— Sachez que Gantoris regrette déjà son attitude. Étendez vos perceptions et vous en aurez conscience, tout comme moi. Il apprend à identifier les frontières et à rester du bon côté.

J’obéis… et sentis chez Gantoris du remords et de la confusion.

— Vous avez raison, maître. Vous croyez en la rédemption. Mais au vu de ses actes, je ne vois pas pourquoi il devrait échapper à une punition.

— Vous n’êtes pas censé voir, Keiran, mais sentir. (Luke se massa le front.) Les punitions conduisent au Côté Obscur…

— Je sais. Mais je pourrais rappeler qu’une remontrance maintenant empêcherait un désastre par la suite… Hélas, je doute que ça m’avancerait à grand-chose.

— Eh bien, Keiran, vous gagnez en sagesse tout autant qu’en… Force.

Assez drôle à entendre, ça ! Même si je n’avais aucune envie de rire. Venant de quelqu’un de mon âge, ça me hérissait un peu. D’évidence, Luke méritait son titre de Maître Jedi. Mais je regrettais un peu qu’il fasse ses premières armes de professeur avec notre groupe. Car il avait des idées trop arrêtées sur les meilleures méthodes d’enseignement. Cela dit, nous faisions tous des progrès.

Mais certains bien plus vite que d’autres…

Je ne m’habituais pas à ses méthodes. Me souvenant soudain du conflit que vivait Iella entre son cœur et sa tête, j’eus conscience que c’était la clé de mon problème.

— Je méditerai sur mon ignorance, maître. Et je tenterai de prendre la mesure de toute la sagesse qu’il me reste à acquérir. Avec votre permission, j’aimerais poser une question.

— Je vous en prie.

— Avant que Gantoris n’abatte ce malheureux arbre, que lui avez-vous demandé et que vous a-t-il crié en guise de réponse ?

— J’ai voulu savoir comment il avait appris à fabriquer un sabre laser. Et il m’a répondu que je n’étais pas le seul Jedi professeur de la galaxie.

— Pas une très bonne réponse… Vous croyez qu’il s’est servi de l’Holocron ?

— Je ne vois pas comment… L’Holocron sent les aptitudes d’un étudiant et ne lui révélera pas ce qu’il n’est pas préparé à entendre. Ça marche si bien qu’il me reste beaucoup à apprendre à moi aussi !

— Si Bodo Baas n’est pas en cause, qui a pu renseigner Gantoris ? (Je fronçai les sourcils.) Certainement pas moi, ni Kam, ni vous, j’imagine… Alors qui ?

— Je l’ignore…

— Un Jedi, forcément, ou quelqu’un de très puissant dans la Force.

— Une déduction logique.

— Pourtant, cette nuit, alors que nous étions unis à la Force au point de voyager dans les étoiles, nous n’avons pas senti au sein de notre groupe la présence d’un individu aussi avancé dans sa formation…

— Non.

Je frémis. La sueur qui me trempait de la tête aux pieds n’y était pour rien.

— Ça vous inquiète autant que moi ?

— Davantage, Keiran. (Il frissonna à son tour.) Bien davantage.