CHAPITRE XXII
La semaine qui suivit la déroute de maître Skywalker et l’arrivée de sa famille fut placée sous le signe de la frustration. Dès qu’elle avait été prévenue, Leia Organa Solo avait immédiatement voulu venir sur Yavin 4. Mais ses responsabilités politiques l’en empêchaient. Cilghal lui suggéra d’attendre le diagnostic de l’équipe médicale, et elle promit de la tenir au courant des moindres changements.
Ce lien direct avec la sœur de Luke fit de l’ambassadrice, notre dernière recrue, la chef de l’Académie aux yeux de la Nouvelle République. Kam Solusar supervisait toujours notre instruction, mais il cherchait seulement à asseoir nos acquisitions. Je comprenais sa réticence à nous en apprendre plus en l’absence du maître. Hélas, son attitude nous empêchait d’évoluer. Il nous gardait massés au Grand Temple, me priant même d’écourter mes joggings. Je refusai mais adoptai un autre circuit, afin de ne plus m’éloigner autant du temple.
Avec Cilghal et Kam dans les pattes, je n’avais plus de marge de manœuvre. D’où ma frustration. Quand l’équipe technique vint enquêter sur l’éventuelle disparition du Broyeur de Soleil, elle me traita par le mépris. Un morveux de lieutenant daigna me préciser qu’il serait seul juge de ce que j’avais besoin de savoir. Ou pas.
Sachant qui j’étais réellement, il se serait répandu en « oui » et en « non, monsieur », osant à peine respirer en ma présence. Me prenant pour un aspirant Jedi, ce type me voyait comme « une partie du problème ».
Naturellement, s’immiscer dans ses pensées aurait été un jeu d’enfant – histoire de lui faire oublier ma présence au centre des communications pendant qu’il faisait son rapport au général Cracken. Mais ce genre de fantaisie m’aurait vite entraîné du Côté Obscur de la Force. Oui, j’aurais aimé savoir ce que le lieutenant avait à dire. Non, je ne voulais pas y perdre des plumes. Alors… Comme j’avais besoin de savoir, je convainquis R2-D2 de pirater les rapports dans l’ordinateur.
Si je m’étais souvenu du b.a.-ba au sujet des jeunes officiers, j’aurais pu nous épargner ces peines, à R2 et à moi. Dès qu’ils croient tenir quelque chose, ces idiots n’ont qu’une envie : le crier sur les toits. S’ils ne savent rien, ils se retranchent derrière le règlement pour dissimuler leur ignorance. Le lieutenant Morrs pédalait dans la semoule. À cause des orages, il n’avait aucune certitude sur la présence ou l’absence du Broyeur de Soleil au cœur de la géante gazeuse. Les conclusions des rapports qu’on lui avait soumis étaient artistiquement floues…
J’aurais aimé penser que le Broyeur de Soleil n’était peut-être parti nulle part… Mais un autre développement – ou plutôt une absence de développement –, me replongea dans l’anxiété. Depuis le coma de Luke, l’homme en noir ne se manifestait plus. Devant ce manque d’activité inhabituel, j’en vins à penser que nous étions au bord du gouffre. Les pressentiments de Skywalker étaient tout près de se vérifier.
À mes yeux, notre adversaire restait un psychopathe. Rien, au sujet d’Exar Kun, ne permettait de déduire qu’il échappait au modèle classique. Les meurtriers psychopathes ont des tendances cycliques. Ils suivent une procédure qui leur paraît parfaitement logique. Leurs crimes gagnant en horreur, le cycle s’accélère jusqu’à ce que le peu de maîtrise d’eux-mêmes de ces monstres faiblisse au point de permettre leur arrestation. À l’apogée de leur « carrière », ils atteignent des sommets inouïs de cruauté et de brutalité.
Gantoris avait passé environ deux semaines sur Yavin 4 avant de périr.
Sept ou huit jours après, Kyp était arrivé et resté une semaine avant de fuir à bord du Chasseur de Têtes.
Moins de sept jours plus tard, il était revenu, avait réglé son compte à Luke et était reparti.
En toute logique, l’homme en noir aurait dû refaire parler de lui… Ce modus operandi atypique ne manquait pas de m’effrayer.
On aurait aussi pu y trouver beaucoup explications. D’abord, pour Kun, savourer langoureusement notre désespoir. Ensuite – rien que d’y penser, mon sang se glaçait dans mes veines –, notre homme mobilisait peut-être tous ses pouvoirs pour mieux contrôler Kyp Durron et le Broyeur de Soleil. S’il s’agissait bien d’Exar Kun, quelle cible désignerait-il à sa marionnette ? Après quatre mille ans d’attente, on pouvait tout envisager…
Ou encore – une explication un peu moins accablante –, après ses exploits, Exar Kun était contraint au repos, histoire de reprendre des forces. Comment évaluer ses ressources ? Sa puissance ? Mais on pouvait supposer que vaincre un Maître Jedi exigeait une énorme dépense d’énergie. Combien de temps faudrait-il à Exar Kun pour s’en remettre ?
Chaque jour, par bonheur, les apprentis gagnaient en force…
Dans une nuit d’encre, la plus petite lumière est bienvenue !
Tycho nous rejoignit avec l’équipe médicale et nous livra les fournitures demandées. Sa navette, me dit-il, disposait d’un système de lancement de torpilles à protons opérationnel. Il proposa de m’emmener pilonner le premier temple que je voudrais raser. Curieusement, je tergiversai. Les torpilles à protons seraient sans doute efficaces contre le fief d’Exar Kun. Mais Luke avait été catégorique : aucun étudiant ne devrait y aller. Si nous n’étions pas à la hauteur, je ne désirais pas faire courir de risques à Tycho.
— Je vous laisse les coordonnées, colonel. (Je le saluai en le voyant rembarquer.) Si ça tourne mal, vous convaincrez l’amiral Ackbar de bombarder la planète.
— Bien reçu. (Il me rendit mon salut.) Que la Force soit avec vous !
L’équipe médicale fit subir un examen complet à Luke. Son métabolisme paraissait fonctionner normalement… sauf qu’il n’y avait plus personne ! Les médecins et les droïdes nous écoutèrent tenter de leur expliquer l’affaire. Mais c’étaient des scientifiques. Dès qu’ils nous voyaient accomplir des tours simples grâce à la Force, ils cherchaient des explications rationnelles à des phénomènes spirituels. Éclairer leur lanterne sur la Force ? Autant vouloir vanter l’altruisme à un rancor !
Après leur départ, nous n’eûmes plus qu’à guetter l’arrivée de Leia Organa Solo. Toute la semaine !
J’avais passé plus de temps à me morfondre au cours de mes embuscades, mais les nanosecondes me paraissaient maintenant des heures. Interminables, de surcroît. Malgré les efforts désespérés de Kam pour stimuler notre vigilance, nous nous relâchions de plus en plus.
Mais l’arrivée de la princesse Leia sembla faire des miracles. L’air fatigué, elle n’en restait pas moins l’héroïne qu’elle était pendant la Rébellion. Le cheveu noir et l’œil perçant, ses jumeaux jetèrent partout des regards émerveillés. Yan Solo descendit le dernier la passerelle du Faucon Millenium. Après sa récente aventure sur Kessel, il me parut amaigri, sans rien avoir perdu de sa débordante vitalité.
L’ambassadrice Cilghal guida les époux Solo vers la grande salle d’audience où Luke était réduit à l’état de gisant. À sa vue, sa sœur parut accablée. Laissant la famille à sa tristesse, je restai à bonne distance.
Échappant à son père, Jaina courut poser un baiser sur la joue de son oncle. Nous espérâmes que cette manifestation d’amour ferait des prodiges là où nos pouvoirs et la science avaient échoué…
Mon cœur se serra quand l’enfant se détourna, abattue…
Après cet échec, l’enthousiasme éveillé par l’arrivée de la famille Solo retomba comme un soufflé. À l’heure du repas, la morosité était générale. Yan fit ce qu’il pouvait, utilisant les cuisines du Faucon pour nous concocter des spécialités de Corellia – de l’endwa frit dans une sauce à l’orange et du csolcir cuit au beurre avec des éclats de noisettes-vweilu.
D’habitude, il devait approcher de la cuisine avec le même enthousiasme que moi. Mais être le seul, sur cette lune, à rester imperméable à la Force lui était sûrement pénible. Et je dois avouer que la conversation roulait sur des sujets anodins. Pendant que Yan s’occupait aux fourneaux, il n’avait pas à nous écouter…
Je picorai sans vraiment tendre l’oreille non plus. Identifiant les voix, je m’en remettais à mes vieux réflexes de détective pour mobiliser ma mémoire et reconstituer ensuite ce qui s’était dit ce soir-là.
Prêter une oreille distraite à mes camarades n’était pas très juste. Mais après une semaine passée à tenter de les rassurer, j’en avais assez !
Leia Organa Solo n’eut pas ma patience. Tapant des mains sur la table en pierre, elle cria :
— Ça suffit !
Elle nous reprocha d’avoir sous-estimé les risques qu’on courait à vouloir devenir des Chevaliers Jedi, et rappela que la Nouvelle République comptait sur nous.
— Il faut travailler ensemble, trouver la solution du problème et combattre ce qui doit l’être. Votre seul interdit, c’est de baisser les bras !
J’aurais voulu approuver de tout cœur, mais une bouchée d’endwa m’en empêcha. Je mastiquai rapidement, puis déglutis. L’endwa finit par glisser dans mon gosier, me rendant l’usage de ma langue.
Juste à temps pour crier de terreur.
Comme Luke nous l’avait raconté, à l’instant de la destruction d’Alderaan, son maître, Obi-Wan Kenobi, avait senti une « perturbation dans la Force ». Quiconque qualifierait ce que je captai alors de « perturbation » vous expliquerait aussi que les Hutt sont d’adorables nounours…
À la vitesse de la lumière, je fus frappé par le choc qu’on éprouve en apprenant la mort brutale d’un ami proche. Mon esprit chercha en vain une identité à rattacher à cette impression… Mais j’étais aspiré par un abîme sans fond. Qui venait de mourir ?
Des visages entrevus en un éclair… Des lambeaux de rêves… Des rires interrompus… La douce odeur d’un nourrisson soudain transformée en une atroce puanteur de chair calcinée…
Je fus emporté par ce torrent de sensations. Par milliers, par millions, des cris d’agonie me déchirèrent le crâne.
J’entendis Streen hurler qu’il entendait trop de voix, juste avant de s’écrouler. Je lui enviai son évanouissement, car les images qui déferlèrent dans ma tête étaient insoutenables…
D’instinct, une mère fit un bouclier de son corps à son enfant une nanoseconde avant qu’ils ne soient vaporisés. Des amants comblés, chérissant des instants qu’ils auraient voulu ne jamais voir finir, se désintégrèrent alors qu’ils se tenaient par la main… Des criminels qui se réjouissaient de futiles succès furent réduits à l’état d’animaux terrifiés en voyant leur monde se dissoudre autour d’eux…
Je ne me rappelle pas avoir quitté la salle à manger, mais il est vrai que je ne m’appartenais plus. La Force me faisait vivre la fin brutale d’une planète…
Quand je recouvrai ma lucidité, j’étais étendu à l’air libre, au sommet du Grand Temple. La gorge me brûlait. Des bras tremblants m’arrachèrent à une flaque malodorante… Mon propre vomi ! Sans les mains qui me tenaient, je me serais écroulé de nouveau.
— Je n’aurais pas cru que mes plats étaient si mauvais… (Yan Solo posa près de moi un bol d’eau.) Rincez-vous la bouche.
J’avalai la moitié de l’eau avant de lui obéir et de recracher.
— Merci…
— Leia dit que c’était horrible. C’est le Broyeur de Soleil qui a pulvérisé un système solaire ?
Je m’essuyai les lèvres d’un revers de la manche.
— Vous connaissez une autre super arme capable de faire exploser une étoile ?
Une lueur taquine passa dans le regard de Yan. Une repartie spirituelle avait dû lui venir à l’esprit. Mais il la ravala.
— C’est le Broyeur de Soleil… Ou une autre super arme.
L’image fugace d’un garçon qui ressemblait à Kyp Durron m’apparut. Je captai sa joie de retrouver son frère et sa douleur de se voir trahi… Puis ses souffrances quand sa chair fondit.
— Kyp avait un frère ?
— Les Impériaux l’ont enrôlé dans l’Académie de Carida.
— Carida… La planète détruite…
— Dans ce cas, on ne me réinvitera plus à une réunion des anciens élèves… Les Renseignements de la Nouvelle République le confirmeront, mais maintenant, je sais par où commencer à chercher.
— Vous partez à la poursuite de Kyp ?
— Je le dois. Il m’écoutera.
— Vous l’espérez !
— C’est la voix de ma femme qui sort de votre bouche. Le gosse et moi, on a vécu beaucoup de choses. Il est en colère et il a besoin de quelqu’un à qui se fier. Ce sera moi.
— Emmenez-moi avec vous !
— Fiston, je travaille mieux seul.
— Oui, comme votre nom l’indique… (Je projetai dans son cerveau une image de l’ancien Corran Horn.) Nous nous sommes déjà rencontrés, capitaine. Wedge Antilles nous a présentés l’un à l’autre. Je suis ici incognito, sur la suggestion de maître Skywalker.
— Horn… Vous êtes un as aux commandes d’une aile-X, mais même une Étoile Noire s’inclinerait devant le Broyeur de Soleil. Cela dit, si j’ai besoin de quelqu’un, vous serez le premier à qui je m’adresserai.
— Vous allez vous mesurer à un ennemi dont les pouvoirs dépassent l’imagination. Et je ne parle pas uniquement du vaisseau… Vous laisser partir seul est exclu !
— Me laisser partir seul ? C’est mon Faucon et ma vie. N’essayez pas de m’en imposer avec vos galons ! J’étais général dans la Rébellion avant que vous ne quittiez Corellia. Ne vous en faites pas pour Kyp et moi. D’ailleurs, je ne suis même pas certain que ce soit Kyp qui vous inquiète.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous étiez à la CorSec. Qu’un type comme moi mette la main sur le Broyeur de Soleil, voilà qui vous déplaît souverainement !
Époustouflé, je dévisageai mon interlocuteur, puis détournai le regard en direction de la jungle.
Ai-je permis à mes vieux préjugés de revenir ?
Des années durant, j’avais rêvé de me mesurer au fameux Yan Solo s’il refaisait un tour dans le système de Corellia… Même après m’être joint à la Rébellion, je me méfiais encore de lui. En le rencontrant enfin, j’avais cru tirer un trait sur tout ça.
— Hier, vous auriez eu raison. Plus maintenant. Si j’avais le moindre soupçon, je serais en train de voler le Faucon pour me lancer moi-même aux trousses de Kyp.
— Écoutez, fiston… Hum, Corran… Traquer ce gamin est tout ce que je peux entreprendre. Un Jedi comme vous aidera toujours plus Luke qu’un type dans mon genre. Alors jouons nos rôles, voulez-vous. Je vous confie Luke, ma femme et nos enfants.
— Vous confieriez vos jumeaux à un ancien de la CorSec ?
— Je me ramollis sur mes vieux jours… Inutile de me le faire remarquer ! Mais l’expérience m’a prouvé qu’on pouvait radicalement réviser ses opinions.
— Merci. Que se passera-t-il si… ?
— … Si Kyp m’attaque ? Je vous l’ai pourtant dit, du temps où votre père me traquait, j’ai dû me réfugier sur Carida ! Loin des Horn… Kyp vient d’atomiser ce havre de paix… Alors, s’il me cherche, il me trouvera !