CHAPITRE XIV

En remontant au pas de course le couloir qui menait à la chambre de Gantoris, je captai des effluves de l’odeur acre qui m’était si tristement familière du temps de mes activités à la CorSec. Je ne voulais pas regarder ce qu’il y avait dans cette pièce…

Je savais trop bien ce que j’y découvrirais. Par bonheur, l’attroupement d’étudiants, sur le seuil, m’empêchait de voir.

Mais pas de sentir.

J’entendis Skywalker lancer : « Attention au Côté Obscur ! », puis de la fumée noire dériva au-dessus de nos têtes. Mes camarades s’écartèrent. Une main plaquée sur la bouche, ils reculèrent dans le couloir en titubant. Blêmes, Streen et Kam Solusar semblaient fascinés par ce qu’ils voyaient. Mon col relevé pour me protéger les narines, je me faufilai entre eux. Ils se détournèrent, me laissant seul avec Luke…

Et les restes de Gantoris.

Du moins, je le supposai… Difficile de se prononcer devant ce cadavre calciné. Par endroits, des os noircis saillaient, car la chair avait entièrement fondu. Les muscles ratatinés, le mort avait la tête inclinée en arrière. La bouche sans lèvres restait ouverte sur un dernier cri.

Son sabre laser avait roulé au pied du mur.

— Que s’est-il passé ? demandai-je à Luke. Il vous a encore attaqué ?

Il tourna vers moi ses yeux aux paupières gonflées. Ce n’était sûrement pas la première fois qu’il voyait ce genre de cadavre.

— Pensez-vous que j’aurais pu faire une chose pareille ?

La douleur, dans sa voix, me serra le cœur.

— Je ne vous accusais pas ! Mais j’aimerais comprendre ! (Je m’accroupis près du corps.) Déformation professionnelle, si vous voulez… Qui l’a découvert ?

— Dorsk 81 est venu me chercher. Ce doit donc être lui… Après, les autres sont arrivés.

— Je voudrais leur parler.

— Vous allez enquêter ?

— Je ne devrais pas ?

Le Maître Jedi hésita avant d’acquiescer.

— Oui, naturellement… Nous devons faire toute la lumière.

— Bien. (Je tendis une main vers le cadavre.) Quelques premières constatations. Il n’y a pas d’odeur chimique. Donc, aucun combustible n’a été utilisé. En d’autres termes, on n’a pas arrosé la victime d’un produit inflammable pour la transformer en torche vivante.

— Je vois…

— Regardez les doigts et les oreilles.

— De vilaines brûlures…

— Certes, mais ils n’ont pas entièrement disparu. Ce sont en général les premiers à partir en fumée… Ajoutons à cela que Gantoris a toujours ses vêtements, même dans un piteux état…

Ma voix mourut. Tout ça ne cadrait pas. La conclusion qui s’imposait allait contre toutes expériences passées.

— On dirait… qu’il a brûlé de l’intérieur ! Ça suppose une fantastique décharge d’énergie ! La foudre fait ce genre de dégâts…

— Il avait en lui une énergie de ce type, chuchota Luke. Sa propre colère…

— Vous pensez qu’elle l’aurait littéralement consumé ?

— Oui. Il l’a utilisée pour déchaîner des forces obscures sur lesquelles il n’a plus eu aucun contrôle. Si vous n’aviez pas pu dériver la puissance que vous avez absorbée, la nuit dernière dans la grotte, vous auriez pu finir comme lui.

Main tendue vers le sabre laser, je ne sentis aucune chaleur résiduelle. Pas de traces de brûlures non plus.

— J’aimerais analyser cette arme. Empreintes digitales, tissus vivants… Le grand jeu !

— Inutile ! Vous découvrirez que seuls Gantoris et moi y avons touché.

— Comment le savez-vous ?

— Je le sais. Ouvrez votre esprit et vous revivrez les derniers instants de Gantoris. Souffrance, colère, doutes, outrage… Une douleur physique et mentale. On dirait qu’il a été torturé avant de mourir.

— Qui aurait pu lui faire ça ? demandai-je en me relevant.

— Aucun de nous. Notre groupe n’est pas impliqué, sa réaction le prouve…

— Et moi ?

— Vous êtes très surpris. Et résolu à percer ce mystère. Pour tuer Gantoris, vous l’auriez provoqué en duel ou vous l’auriez piégé avec une illusion. Vous auriez été subtil, pas maladroit au point de laisser un cadavre dans cet état derrière vous…

— Merci. (Je croisai les bras.) Alors si aucun de nous n’est coupable… Qui ?

— Je l’ignore. Gantoris avait de mauvais pressentiments. Lors de notre premier entretien, il m’a demandé si j’étais « l’homme en noir » qui le conduirait à sa perte. Selon lui, s’il me suivait, il serait perdu. À l’époque, j’avais attribué cela à la peur d’abandonner son peuple. Qu’arriverait-il aux siens s’il les laissait ? Puis, hier soir, en quittant la grotte, il m’a dit que je n’étais pas « l’homme en noir ».

Je me mordillai la lèvre inférieure.

— Alors il l’avait identifié… Il a crié que vous n’étiez pas le seul professeur Jedi, n’est-ce pas ? De là, il est facile de déduire que cet « homme en noir » pourrait être un de vos collègues, un autre instructeur. Qu’il échappe aux pouvoirs de détection n’est pas bon signe.

— Il ne pourra pas éviter indéfiniment d’être repéré.

— Je doute que ce soit son intention.

— Que voulez-vous dire ?

Je jetai un coup d’œil au cadavre.

— Selon vous, si j’avais voulu la peau de Gantoris, je m’y serais pris d’une façon plus astucieuse que ça. Avouons que cette exécution n’a rien de « subtil ». Le modus operandi est tapageur et c’est arrivé au cœur de l’Académie. À la brûlure visible contre le mur, là, on devine que Gantoris a tenté de se défendre. En vain.

À la CorSec, j’ai traqué des psychopathes pour qui abandonner des victimes ainsi faisait l’office d’appât. Une façon de narguer les forces de police en apparaissant plus malins, plus puissants et plus retors. Gantoris a voulu abattre son agresseur et il a échoué. Conclusion, nous n’aurions aucune chance non plus. C’est le défi que ce type nous lance – qu’il vous lance ! Il avait séduit un de vos étudiants, l’attirant du Côté Obscur de la Force, puis il l’a laissé ici comme un jouet brisé, pour vous signifier son mépris.

— C’est peut-être encore plus direct que ça.

— Là, je ne vous reçois pas cinq sur cinq…

— Cette nuit, j’ai fait un cauchemar. J’étais avec mon père au sommet de ce temple. Mais nous devions être des millénaires dans le passé, car les Massassis vivaient encore. Dark Vador tentait de m’expliquer qu’il avait été corrompu par ses études sur la Sith, toute la faute en revenant à Obi-Wan. Pour l’essentiel, ses arguments me paraissaient fondés. Mais quand il m’a invité à marcher sur ses traces, j’ai compris que j’avais un étranger devant moi. Mon père n’aurait pas fait ça. Dès que j’ai accusé mon interlocuteur d’imposture, ses contours se sont brouillés. Il est devenu une sorte d’ombre qui aspirait tout autour d’elle… Puis R2 m’a réveillé. J’ignore comment ce cauchemar aurait fini.

— Une ombre ? (Je frémis.) L’homme en noir dont parlait Gantoris ?

— Comme Obi-Wan le disait souvent, les coïncidences n’existent pas. Je devrais donc en déduire que tout est lié. Dorénavant, je serai très prudent. Et je réfléchirai soigneusement à mes actes futurs.

— Si vous le permettez, j’aurais deux ou trois remarques.

— Je vous écoute.

— D’abord, cet « homme en noir » a convaincu Gantoris qu’il avait plus à lui offrir que vous. La connaissance et le contrôle de la Force de notre compagnon ne lui ont pas permis d’éviter ce piège. À mon avis, vous devriez, avec l’Holocron, nous en apprendre plus sur l’histoire des Jedi, afin d’augmenter nos chances de succès.

— Tout en nous éloignant de la solution de facilité que propose le Côté Obscur.

— Précisément.

Après réflexion, le Maître Jedi acquiesça.

— Et l’autre remarque ?

— Dans votre rêve, vous avez vu les pyramides et les Massassis tels qu’ils existaient il y a des milliers d’années. Pourquoi ne pas faire des recherches sur le passé de Yavin 4 ? Il serait dommage de négliger cette piste. D’autant que l’Holocron contient sans doute de précieuses informations à ce sujet. Dès que nous pourrons mettre un visage et un nom sur l’homme en noir, ou comprendre ce qu’il cherche, nous aurons des chances de le neutraliser.

— Les deux propositions paraissent sensées. Je m’occuperai de la première. Tionne consacre beaucoup de temps aux légendes de l’Holocron. Elle m’aidera. Avec votre expérience d’enquêteur, à vous de débusquer notre ennemi.

— Je vais d’abord définir son profil. Si j’arrive à définir son mode de pensée, on le tiendra !

— Bien. (Luke baissa les yeux sur le cadavre puis releva la tête vers moi.) Si nous voulons que la Nouvelle République se développe et prospère, pas question que les Jedi soient éliminés !

Cette nuit-là, il ne fut pas question non plus de trouver le sommeil…

J’allai dans la petite bibliothèque où nous consultions l’Holocron. Je ne me sentais pas d’attaque pour commencer une enquête, mais apprendre à utiliser l’Holocron serait un début. La lueur verdâtre qui filtrait sous le pas de la porte m’apprit que quelqu’un m’avait précédé. Ma curiosité naturelle fit le reste.

Je découvris Bodo Baas en compagnie de Tionne. Moins désespérée, le visage enfoui dans les mains et les épaules secouées de sanglots, elle aurait été à ravir.

L’image de Bodo Baas tendit une griffe vers moi.

— Pour un Jedi, il n’y a pas d’émotion, seulement la paix.

Tionne releva les yeux.

— C’était plus horrible que vous ne pourriez imaginer !

Le simulacre hocha la tête.

— Pleurez-vous sur votre camarade tué ou sur vous-même ?

— Quoi ? cria Tionne.

Chassant ses larmes, elle pointa un index sur l’hologramme… avant de s’apercevoir de ma présence. Qu’allait-elle répliquer ?

Elle se contenta de frissonner.

— Comment a-t-on pu faire une chose pareille à Gantoris ?

Après avoir salué Bodo Baas, je m’accroupis devant Tionne, l’attirai dans mes bras et la berçai. Elle se cramponna à moi, la tête blottie au creux de mon épaule. Je lui caressai les cheveux, résistant à l’envie d’y poser un baiser.

— Du calme, Tionne… Ce qui est arrivé est affreux. Mais ça ne se reproduira pas.

Le regard inhumain de Bodo Baas croisa le mien.

— Vous êtes pétri de certitudes, Jedi, alors qu’il y a beaucoup d’inconnues.

— Il n’y a pas d’ignorance, seulement la connaissance !

— Oui ! siffla le gardien. Avez-vous une question pour moi ?

— Un instant… (Je m’écartai un peu de Tionne.) M’aiderez-vous avec l’Holocron ?

Elle hocha la tête.

— Comment pouvez-vous être si calme après… ce que nous avons subi ?

En un éclair, je me revis serrer le cadavre de mon père dans mes bras…

— Le passé nous prépare au présent. J’ai peine à l’avouer, mais j’ai vu des cadavres tout aussi horribles… Ce drame me fait peur. Je m’efforce simplement de garder mes émotions sous contrôle.

Tionne s’adossa à la pierre froide du mur.

— Vous devez me juger faible.

— Pas du tout !

— Ne mentez pas. La nuit dernière, vous avez dû voler à mon secours. Et à présent, ça… (Elle me jeta un coup d’œil accusateur.) Comment arrivez-vous à me dissimuler votre mépris ?

— Vous parlez d’une chose qui n’existe pas !

Je me forçai au calme.

Fermant les yeux, elle tendit un bras pour me prendre la main. Son esprit m’effleura et je gardai volontairement le mien ouvert – mais en enfouissant tout ce qui était vraiment Keiran Halcyon. Alors que je cherchais à tenir Tionne en respect, elle réussit un parfait plongeon psychique dans les profondeurs de mon âme.

Notre contact brisé, elle recula, les yeux écarquillés.

— On vous a horriblement blessé !

Je haussai les épaules.

— J’ai survécu.

— Mais quelle carapace vous vous êtes forgée ! Maître Skywalker nous a dit que Dark Vador était son père… Quels secrets pires que celui-là pourriez-vous dissimuler ?

— Pas pires, Tionne… Assommants, voilà tout ! Ils vous distrairaient, et notre entraînement est assez dur comme ça !

— Ça distrairait les autres, pas moi. Je compte chanter plus tard les exploits des Jedi. Alors qui est vraiment Keiran Halcyon ? J’ai besoin de le savoir.

Avant que je puisse réagir, Bodo Baas reprit la parole.

— Keiran Halcyon était un Jedi de Corellia. Il élimina la secte selonienne Afarathu qui sévissait dans le système corellien.

L’Holocron présenta l’image d’un homme plus solidement bâti que moi, mais qui arborait ma moustache et mon bouc. De longs cheveux noirs noués en queue-de-cheval, il brandissait un sabre laser à la lame argentée.

Je ne pus réprimer un sourire. D’après Luke, Keiran Halcyon était un de mes aïeux. La crise des Afarathu datait de quatre siècles. Elle avait sombré dans l’oubli, mais de hauts personnages de l’Empire s’étaient emparés de ce spectre pour stimuler les tendances xénophobes des populations humaines du système corellien. Par bonheur pour les Seloniens, ils vivaient en paix depuis si longtemps qu’on ne voyait plus une menace en eux.

Les prunelles de Tionne pétillèrent d’excitation.

— C’est votre secret ? Vous seriez le fameux Keiran Halcyon, venu du passé ?

— Même la congélation dans la carbonite ne m’aurait pas permis de traverser les siècles. (J’eus un petit rire.) Je porte simplement son nom. Et j’ai beaucoup à prouver pour être digne de lui…

— Si vous voulez, nous apprendrons tout à son sujet. Puis je composerai une ballade à sa gloire.

Je fis la grimace.

— Ça pourrait décourager certains étudiants… J’adorerais en apprendre plus sur mon ancêtre, c’est vrai. Mais avec l’Holocron, je désirais d’abord me pencher sur le passé de ce monde. M’aiderez-vous ?

— Avec joie. Ce sera une façon de vous remercier de m’avoir sauvé la vie.

— Vous n’avez pas à me prouver votre gratitude, Tionne. À mes yeux, vous n’êtes pas faible du tout ! Vous êtes beaucoup plus ouverte et réceptive que moi. Voilà pourquoi vous avez plus facilement accès à la Force. Et si vous concentrer n’est pas toujours aisé, ce sera plus facile que d’apprendre à m’ouvrir au monde…

— Je détesterais croire que vous avez raison, Keiran. Car je refuse d’admettre qu’il vous soit si difficile d’évoluer ! (Son sourire me mit du baume au cœur.) Avec vos amis, vous pouvez vous détendre… Nous faire confiance comme nous vous faisons confiance.

— Je sais…

Je lui souris. Mais quant à lui révéler mon identité… À elle ou à qui que ce soit, c’était impossible ! Luke Skywalker avait eu raison de penser que savoir mon nom aurait troublé mes camarades. De plus, il connaissait bien les pilotes de chasse et les Corelliens. Sa solution le prouvait. En m’incitant à jouer un rôle, il m’évitait le souci d’être sans cesse à la hauteur de ma réputation. Avant que je prenne conscience du problème – ma « coupure » de la Force –, Luke avait su voir clair et agir en conséquence.

— Croyez-moi, quand j’arriverai à me montrer plus ouvert et réceptif, vous serez la première à le savoir ! Et si on doit composer une ballade à la gloire de Keiran Halcyon, ce sera vous son chantre officiel !

— Avec grand plaisir, Keiran. (Elle se tourna vers Bodo Baas.) Maintenant, voyons ce que nous pouvons apprendre sur ce monde. Cette planète a autant de secrets que vous, sinon plus. J’ai le sentiment que les découvrir donnera matière à une ballade historique !