10
Benjamin Hannibal pressait, étirait et écrasait inlassablement la boule de matière rouge qu’il tenait entre ses mains. Cela ressemblait à de la pâte à modeler enveloppée dans une pellicule indestructible de plastique. Le genre de cadeau que l’on offre aux gens stressés, surtout à ceux qui viennent de s’arrêter de fumer et qui ne veulent pas se jeter sur la nourriture en guise de palliatif. On appelait ça un « Mr Squeeze » d’après Sherelyn Moss qui l’avait offert au shérif pour lui éviter de se ronger les ongles « en périodes de stress intense » comme elle disait. C’était bien pratique pour se défouler.
Assis sur une borne d’amarrage du port, Benjamin observait au loin les ombres presque invisibles des tankers et autres navires de gros tonnage qui entraient et sortaient de la baie de Narragansetts. Sur sa droite des hommes déchargeaient un petit chalutier de ses caisses de poissons frais.
Les événements lui filaient entre les doigts. Voilà ce qu’il se passait à Edgecombe. Il était le shérif et n’était pas capable de maîtriser la situation. Pire que tout il n’était pas en mesure de la comprendre, et c’est ce qu’il détestait par-dessus tout. Billy Harrisson en début de semaine et Thomas Junior Willinger maintenant, mais quand est-ce que tout ça s’arrêterait ?
Quand tu feras ton boulot, mec.
Il chassa cette petite voix de son esprit, la petite voix qui nous met mal à l’aise en nous rappelant toujours nos faiblesses, la petite voix du péché, qui vient nous narguer après avoir fauté.
Les cohortes de journalistes s’étaient dissipées vers d’autres mondes plus riches en drames (si cela existait…) et il ne restait plus que quelques envoyés spéciaux qui guettaient un éventuel retour sanglant de l’Ogre de la côte Est. La mort de Thomas Junior avait été tenue confidentielle, et l’était encore à peu près pour l’instant, mais Benjamin n’était pas dupe et savait que d’ici peu, la presse apprendrait le nouveau décès.
Cette nouvelle victime donnait beaucoup de fil à retordre au shérif. En effet, il n’y avait aucune trace des signes particuliers que l’Ogre, ou le Magicien comme l’appelait Glenn Fergusson, laissait normalement sur ses victimes. Pas de symboles ésotériques gravés sur le corps, pas de marques de strangulation ou d’éventration. Par contre, il y avait de nombreux os cassés – Benjamin attendait le rapport complet du médecin légiste à ce propos – et le corps avait été empalé à plus de trois mètres du sol ! De là à penser qu’il s’agissait d’un autre meurtrier il n’y avait qu’un pas à franchir.
Et Glenn Fergusson qui ne se montrait pas. Benjamin ne s’en était pas formalisé dans les premiers temps, après tout le personnage était suffisamment excentrique pour mener son enquête ou disparaître comme ça pendant quarante-huit heures. Mais il savait également que c’était le genre d’homme à prévenir au bout d’un certain laps de temps, afin d’éviter d’inutiles soucis. Et il avait disparu depuis maintenant trois jours. Il avait laissé le shérif et Ezekiel le mardi après-midi, et ce vendredi matin on restait sans nouvelles de lui. Ezekiel avait tenté de le localiser avec une carte de l’État et son pendule, mais le pendule avait oscillé si fort que le sorcier avait interrompu la séance immédiatement et restait terré dans sa chambre chez Josie Scott depuis. D’ailleurs elle non plus n’avait plus de nouvelles de l’agent du FBI et s’en inquiétait. La veille, Benjamin avait jugé qu’il était temps d’en informer les autorités compétentes et il avait appelé directement à Washington D.C. le bureau central du FBI. On lui avait passé un certain Swan Polinski, le collègue de Fergusson. Celui-ci avait expliqué au shérif Hannibal que c’était assez courant chez Glenn de disparaître pendant trois-quatre jours pour une enquête, c’était la preuve qu’il avait une piste. Cependant, si le shérif n’avait pas de nouvelles dimanche matin, alors il devait le rappeler et il viendrait pour ouvrir une enquête personnellement. La légèreté avec laquelle Polinski prenait tout cela incommoda le shérif qui s’était attendu à plus d’égards et d’inquiétude de la part de son collègue. Polinski en profita pour informer Benjamin qu’une cellule de crise avait été montée en urgence au Bureau et qu’ils se préparaient à débarquer à Edgecombe. L’histoire du tueur commençait à prendre beaucoup trop d’ampleur, et c’était tout le matériel disponible qui s’apprêtait à prendre la route de Rhode Island, hélicoptères compris ainsi que pas moins de sept agents et six auxiliaires. La météo annonçait une tempête importante sur le nord-est des États-Unis donc ils différaient quelque peu leur départ, mais ce n’était plus qu’une question de jours.
Quatre victimes en moins d’un mois. Il était temps que le FBI envoie autre chose qu’un unique agent, aussi spécial soit-il !
Il flottait autour de cette histoire un curieux voile de mysticisme qui perturbait tout, à commencer par l’enquête. Les gens devenaient incapables d’agir pleinement, comme s’ils s’étaient embourbé l’esprit dans une toile d’araignée et que sa morsure les rendait amorphes, attendant l’inéluctable finalité, tragique probablement.
Benjamin regarda sur sa droite, par-dessus le chalutier et ses marins fatigués, et contempla le phare d’Edgecombe.
Il souffla longuement, comme pour évacuer le surplus d’angoisse qui l’affaiblissait, réduisant sa force de réflexion à l’état de fossile. Il chercha à faire le jour dans ses pensées et à trouver une solution à ses problèmes. Sa soirée chez les Anderson lui revint en mémoire.
Le petit Anderson avait bien failli s’ajouter à la liste des victimes. Sherelyn l’avait appelé en urgence hier soir pour se rendre chez Philip Anderson car son fils venait de se faire agresser par ce qui semblait être l’Ogre en personne. Le gamin était superficiellement blessé sur le torse, rien de bien grave. Il avait fait preuve de courage, il avait lutté et les coups répétés de batte de base-ball avaient fait fuir son assaillant. Ce gosse avait des tripes. Le Magicien s’était enfui en se défenestrant, et pourtant l’officier Piper et Steve Allen n’avaient pas trouvé la moindre trace de sang parmi les débris. Ça n’était qu’à moitié surprenant, ne qualifiait-il pas le tueur de Magicien. Ce qui l’était beaucoup plus c’était qu’un adolescent de quinze ans ait fait fuir ce type sans qu’il n’ait recours à sa magie pour éradiquer le problème. Il ne s’était pas gêné pour le faire avec lui-même lors de leur confrontation dans le sous-sol de l’usine.
Sean avait fait preuve de beaucoup de sang-froid, peut-être d’un peu trop même. Benjamin le soupçonnait de cacher quelque chose.
– Il avait l’air de réfléchir pour reconstituer la scène, dit-il faiblement.
Il resta là, les yeux perdus dans l’écume des vagues.
– Ça ne va pas, shérif ? demanda quelqu’un à côté de lui.
C’était un vieil homme aux cheveux blancs ébouriffés, au visage sévère et marqué par les assauts du temps. Il fixait Benjamin de son regard perçant. Ce dernier le reconnut aussitôt. C’était le révérend Murdock, qui guidait la congrégation baptiste de la ville.
– Si, si. C’est… toute cette agitation, ça me perturbe un peu, mais ça va aller.
Le shérif le gratifia d’un sourire rapide et se leva.
– J’espère que Dieu veille sur ses brebis, car le prédateur est proche. Je sens le Mal qui se dissémine dans nos rues et nos foyers. Priez, shérif Hannibal, priez pour le salut de nos âmes, cela ne manquera pas d’éclairer votre route.
Benjamin hocha la tête.
– Je n’y manquerai pas, au revoir Révérend.
Il monta dans sa Jeep et mit le contact.
– Je n’ai jamais pu supporter ces sermons, qu’ils soient baptiste ou catholique…, dit-il entre ses dents.
Mais il devait bien s’avouer une chose : lui aussi avait cette impression qu’une tache funeste recouvrait peu à peu la ville. Et une bouffée d’angoisse le submergea.
Sean avait donné rendez-vous à toute la bande devant chez Eveana. Il retrouva Lewis dans Stewtson Avenue comme convenu et celui-ci lui fit le récit de sa course-poursuite avec Aaron et comment Meredith avait héroïquement sauvé leurs peaux. Sean ne préféra pas mentionner l’épisode du tueur, pas encore du moins.
Ils arrivèrent devant la belle et grande maison blanche de Eveana, ils étaient un peu mouillés – un crachin discontinu tombait depuis midi. Tous les autres les attendaient silencieusement, même Gregor était présent.
Zach tenait Eveana par la taille. Meredith nettoyait ses lunettes couvertes d’un film transparent d’humidité. Quand Sean fut à portée de voix, elle dit :
– On peut savoir pourquoi c’est ici impérativement qu’on devait se retrouver ? C’est histoire de nous faire marcher pendant vingt minutes sous la flotte ?
Sean resta en retrait du groupe et chercha ses mots.
– Voilà, je sais pas si ça vous plaira mais nous avons un truc à faire.
– C’est quoi un truc ? demanda Lewis.
Zach lui mit la main devant la bouche.
– Laisse-le parler.
– Nous devons aller chez Georges O’Clenn, reprit Sean.
– Quoi ? s’exclama Zach. Tu veux qu’on aille chez ce type en pleine journée ? Ne me dis pas qu’il est venu te piquer le bouquin à toi aussi ?
Sean secoua la tête.
– Non, mais c’est important que nous nous rendions chez lui. Peut-être pourrions-nous en discuter sur le chemin ?
– Attends une seconde je n’ai pas l’intention d’aller chez lui comme ça sans savoir pour quelle raison, pas après ce que j’y ai vu ! s’indigna Eveana.
Sean soupira profondément.
– Très bien, puisque la petite pluie qui tombe ne vous dérange pas, laissez-moi vous raconter ce qui m’est arrivé hier soir.
Sean entama son récit par la visite à la cabane de l’île Jackson et l’acheva sur le mensonge qu’il avait dû fournir au shérif pour ne pas lui dire que le vieux O’Clenn était venu. Il passa une main sur son torse, là où son pansement le démangeait.
– Le salaud qui a brisé les cervicales de Tom a essayé de s’en prendre à moi…, dit-il d’une voix vibrante d’émotion.
– Non, intervint Lewis. C’est Aaron qui a assassiné Tom, il me l’a confié avant d’essayer d’en faire autant avec moi. Et désolé d’être aussi rude mais c’est pas les cervicales qui ont été brisées, c’est son bras et Tom est mort empalé sur le toit du pont…
– Quoi, cette espèce de…
Zach s’arrêta, il était furieux. Il crut même qu’il allait dévaler toute la rue de Bellevue jusque chez Aaron pour lui enfoncer le visage dans de la merde, mais la colère baissa comme elle était montée.
Gregor objecta :
– Je sais que ce garçon a l’air d’être fou d’après ce que vous en dites, mais l’est-il suffisamment pour aller jusqu’à commettre un meurtre ?
– Il a déjà essayé sur moi, dit Lewis.
Et il a déjà fait de terribles choses, songea Zach en frissonnant.
– À mon avis ce qui n’a été qu’un jeu pour lui dans un premier temps, annonça Meredith, a échappé à son contrôle et lui monopolise l’esprit.
Gregor lança :
– Alors il faut prévenir le shérif, on ne peut pas laisser un fou pareil en pleine liberté !
– Je suis d’accord, il ne s’agit plus de petite escarmouche à présent, les autorités doivent s’en mêler sans quoi quelqu’un va y rester, assura Eveana.
– C’est déjà le cas, rétorqua sèchement Sean.
Il s’en voulut aussitôt d’avoir ouvert la bouche.
– Bon, on va pas rester ici à attraper froid. On va chez O’Clenn, après ce qu’il a fait pour toi, Sean, je doute que ce qu’il ait à nous dire puisse nous faire du mal. Ensuite on ira tous les six au bureau du shérif, ça vous va ?
Ils approuvèrent tous, et se mirent en marche dans la foulée.
– Mais pourquoi fait-il ça ? demanda Gregor.
– Tu veux dire pourquoi Aaron cherche à nous tuer ? détailla Sean.
Gregor acquiesça.
– Je pense que c’est parce qu’il est devenu complètement taré. Depuis qu’il est petit il a toujours été un peu dingue, mais comme ces derniers temps sa route a croisé la nôtre et qu’on ne s’est pas laissé faire, je suppose qu’il a les plombs qui ont sauté. Je pense qu’il est temps de le faire enfermer, il est devenu incontrôlable et dangereux. Reste à convaincre le shérif.
Sean était en partie satisfait, Aaron devait payer, et payer très cher ce qu’il avait fait à Tom. Pourtant quelque chose clochait, il ne voyait pas Aaron tuer Tom en l’empalant sur le toit du vieux pont.
Il secoua la tête pour chasser toutes ces visions de douleur et rattrapa ses amis.
Ils sonnèrent au portail noir de la grande bâtisse de Georges O’Clenn. Une fenêtre s’ouvrit et une main les invita à entrer.
Une fois le portail franchi, Zach allait passer par-derrière, comme ils l’avaient fait sept jours auparavant, mais Sean lui tira la manche vers l’entrée principale.
La porte s’ouvrit sur un vieil homme aux cheveux blancs avec une moustache fine parfaitement taillée et au visage tavelé d’éphélides.
– Je vous en prie, entrez, j’ai préparé un peu de thé, en prendrez-vous ?
Ils secouèrent tous la tête sauf Eveana :
– Avec plaisir.
Lewis la fustigea du regard, et dès que O’Clenn lui tourna le dos il essaya de faire comprendre à la jeune fille que le thé serait peut-être empoisonné.
– Suivez-moi.
O’Clenn les guida jusqu’au grand salon en velours rouge et aux meubles luxueux. Dans l’immense cheminée brûlaient deux bûches de grande taille. Il s’approcha d’un fauteuil en cuir qu’il disposa à côté de l’âtre et dit en montrant un long canapé :
– Vous qui êtes jeunes, prenez le canapé et disposez-le près du feu, que vous puissiez vous réchauffer.
Zach, Sean et Lewis s’activèrent à placer le long canapé de cuir comme demandé. Georges invita le groupe à s’asseoir. Tous se précipitèrent sur le canapé, si bien qu’ils tenaient à cinq dessus, Eveana sur les genoux de Zach, et Meredith entre Gregor et Lewis. Sean qui n’avait pas bougé s’installa tout seul sur un fauteuil en face du feu avec ses amis à droite et le vieux monsieur à gauche.
O’Clenn s’assit et prit la théière sur la table basse, il remplit deux des huit tasses du plateau et en tendit une à Eveana.
– Pardonnez-moi d’être aussi direct mais pourquoi nous avez-vous fait venir ici, Mr O’Clenn ? demanda Sean.
O’Clenn leva les yeux de sa tasse fumante.
– Tu l’as échappé belle hier soir, dit-il simplement.
– Oui, et je vous en suis reconnaissant, mais que faisiez-vous chez moi ?
– Je venais te parler, jeune homme. Sais-tu pourquoi celui que l’on appelle l’Ogre était dans ta demeure ?
Sean hocha la tête.
– Il a trouvé mon portefeuille dans les bois, il est venu me le rendre et s’accorder un petit… bonus.
O’Clenn but une gorgée de thé et reposa la tasse. Il regarda tour à tour les six adolescents.
– Il se passe d’étranges phénomènes à Edgecombe, ne trouvez-vous pas ?
Zach rebondit immédiatement sur les propos du vieil homme :
– Comme des hommes mystérieux qui s’introduisent illicitement chez des jeunes filles ?
Un sourire se dessina sur le visage de leur hôte.
– Je n’ai pas l’impression que vous vous soyez gêné pour en faire de même et me reprendre le Livre.
– Il est à nous ! répondit Sean.
– Je ne pense pas. N’est-il pas signé de la plume d’une… Confrérie ?
Sean tourna la tête vers Eveana, c’était elle qui avait lu quelques pages du Khann, mais rien que le mot Confrérie éveillait un vague souvenir tout autant que de la méfiance chez le jeune garçon.
– Pour être plus précis, la Confrérie des Arcanes, ajouta O’Clenn avant que Eveana ne puisse répondre.
– Vous connaissez ces personnes ? demanda Meredith.
Le sourire de O’Clenn redoubla d’intensité.
– En quelque sorte, oui.
Lewis ne pouvait s’empêcher de vérifier si la créature dont ses amis lui avaient parlé n’allait pas surgir de la mezzanine au-dessus de sa tête et dévaler les marches jusqu’à eux. Il ne pourrait pas supporter de voir une nouvelle apparition, une seule avait suffi à le dégoûter des films d’horreur et de dormir seul.
– N’aie crainte, cette chose que vous avez vue chez moi cette nuit-là ne vit pas là.
Lewis fit un bond et manqua de peu de renverser la tasse d’Eveana sur le magnifique tapis. Le vieux avait lu dans ses pensées ou quoi ? Il questionna timidement :
– Vous savez, ce que… c’est ?
– C’est un Guetteur. Il a senti le mouvement du Livre et s’est précipité sur vous, c’est ce que je suppose.
Les questions se bousculèrent dans la tête de Sean, il allait ouvrir la bouche, mais Zach le devança :
– C’est le même machin qui a attaqué Sean et Lewis ?
– Je ne saurais pas trop vous répondre, mais il y a de fortes probabilités pour que ce soit le cas.
– Ouais, mais maintenant on sait qu’ils craignent la peinture, dit fièrement Lewis, pas vrai Sean.
O’Clenn leva la main en signe d’attention et demanda :
– La peinture ? Je serais curieux d’entendre ça.
Lewis fit un rapide résumé de l’aventure en question et Georges O’Clenn rit de bon cœur lorsqu’elle fut finie.
– Si vous nous expliquiez enfin de quoi il s’agit, s’impatienta Sean, ce livre si mystérieux soit-il, il appartient à mon grand-père, n’est-ce pas ?
– Tu as raison, le temps presse, mais avant de répondre à cela je dois vous raconter une bien curieuse et longue histoire. Je vous conseille de vous caler confortablement dans vos coussins et d’écouter attentivement, c’est un peu compliqué.
Il but une autre gorgée de thé, se racla la gorge et commença.
– Il y a de nombreux siècles de cela des druides celtes formèrent un ordre indépendant, ils le nommèrent « La Confrérie des Arcanes ». Nul ne sait d’où ils tiraient leur secret. On murmurait autrefois qu’ils provenaient de « la nuit des temps », mais quoi qu’il en soit, ces druides détenaient les clefs des pouvoirs humains. Ne vous êtes-vous jamais demandé si dans tous ces faits surnaturels dont les médias nous gavent il ne pouvait pas y en avoir de réels parfois ?
Gregor excepté, ils approuvèrent tous.
– Eh bien, c’est le cas. De nos jours, les scientifiques se plaisent à répéter que nous n’utilisons qu’une infime partie des capacités de notre cerveau, je crois que le chiffre actuel est de l’ordre de 30 % à peine de ses facultés. Mais que se passerait-il si certaines personnes arrivaient à se servir des 70 % restants ? Des hommes et des femmes capables d’utiliser 100 % des facultés de leurs cerveaux.
– Ils deviendraient des dieux, avança Lewis.
– Pas tout à fait, dit O’Clenn amusé, quoique aux yeux de certains ce ne serait pas bien loin, tout dépend de la notion que l’on a d’un dieu. En fait, ces personnes accéderaient à une autre perception, un état second qui leur ouvrirait l’accès à ce que l’on a communément désigné comme Magie. Sous ce nom générique se cache l’ensemble des phénomènes que l’homme ne peut expliquer concrètement. Pourtant la Magie est un élément naturel et précis. La télékinésie par exemple, l’art de faire bouger les objets dans l’air, est l’un des nombreux aspects de la Magie. Ou encore la télépathie, bien que cela soit extrêmement difficile et réservé aux meilleurs.
– Vous voulez dire que ces druides possédaient ces dons ? interrogea Gregor assez sceptique.
– Laisse-moi rentrer dans les détails, tu vas comprendre. Mais il ne s’agit pas de dons, c’est en nous tous, en chaque homme et chaque femme que la nature enfante. C’est parfois à fleur de peau et pour d’autres si profondément enfoui dans des gènes ancestraux qu’ils n’auront jamais la capacité de s’en servir, mais nous en sommes tous dotés, c’est naturel. Cette faculté de se servir de ces pouvoirs est immanente à l’homme.
– Et les esprits des morts ? Ils existent vraiment ? demanda Meredith assez effrayée à l’idée que la réponse puisse être positive.
– J’y viens.
O’Clenn observa les flammes dansantes dans l’âtre.
– Le monde, et l’univers devrais-je dire, sont liés par une énergie extrêmement puissante qui donne sa force vitale à toute chose, son électricité en quelque sorte. Ce fluide immatériel, les druides l’appelèrent l’Ora. L’Ora transite par toute chose, vous connaissez les grands règnes terrestres ? L’animal – entendons par là les bêtes –, le végétal, le minéral et l’humain. Bien que cette classification ne s’emploie plus beaucoup aujourd’hui je la trouve très juste, très proche de l’Ora. L’Ora est le cinquième règne, celui qui les lie tous entre eux. La force équilibrante et toute-puissante de l’univers. Lorsqu’un être humain meurt, son esprit se dissipe dans l’Ora, il rejoint l’immensité de l’univers, il n’est plus rien et tout en même temps. Il perd son individualité au profit de l’entité universelle.
– On n’a plus conscience de rien alors ? demanda Eveana.
– Je ne pense pas, en effet, mais je n’ai pas la réponse à l’impossible. La mort reste inconnue.
– Mais il y a pourtant un monde où les morts vont, s’exclama Lewis, nous sommes entrés en contact avec eux lors d’une séance de spiritisme !
– Oui, il en existe un, c’est vrai, dit gravement O’Clenn. Parfois il arrive que pour des raisons encore inconnues, l’esprit du mourant ne se dissipe pas, et il se met à errer à travers l’Ora. Le mort conserve sa pensée et une partie plus ou moins grande de sa mémoire. Il devient une espèce de fantôme. Je ne sais pas si je dois dire heureusement ou pas, mais ils restent emprisonnés de l’Ora et ne peuvent pas venir perturber le monde des vivants, sauf en de rares occasions. Cela reste vague et beaucoup de choses sont inexplorées. C’est mieux ainsi.
– C’est le purgatoire en quelque sorte ? proposa Eveana.
– Le purgatoire est l’antichambre du Paradis ou de l’Enfer, alors que là il n’y a ni l’un ni l’autre au bout du tunnel, si jamais il existe une finalité à cet état, ce que j’ignore.
« Vous imaginez donc des hommes capables de maîtriser toutes les facultés de leurs cerveaux et de leurs corps, et qui, pour cela, utilisent l’Ora. Ils peuvent faire se déplacer un objet sans le toucher, allumer un feu d’un coup d’œil et bien d’autres choses encore. Ainsi ils peuvent, en utilisant l’Ora, approcher ce monde des morts, et venir les perturber. »
– Les perturber ? s’étonna Zach.
– Imagine que tu étais très riche et que soudain tu te retrouves très pauvre, si des riches venaient exhiber leur richesse devant toi tu n’apprécierais pas, non ? Parce que cela te rappellerait trop ce que tu as eu et ce que tu n’as plus. C’est pareil pour eux, ils sont morts mais n’ont pas eu accès au repos éternel, alors quand un vivant pénètre leur monde cela les rend fous. C’est pourquoi la Confrérie des Arcanes déclara qu’il était interdit de rentrer en contact avec les morts, par respect.
– Alors toutes les séances de spiritisme que les adolescents font dans le monde ne sont pas… bonnes ? s’inquiéta Lewis.
– Heureusement, il y a au moins 95 % de ces divertissements qui ne donnent rien, c’est plus souvent une vaste escroquerie ou de l’autosuggestion tout comme les milliers de médiums qui sillonnent le monde. Les vrais utilisateurs de l’Ora sont si rares que vous n’en avez sûrement jamais croisés.
« Mais revenons à nos druides. Au VIIe siècle, deux cents ans après avoir fondé la Confrérie, constatant que leur savoir s’étiolait à mesure que les générations se le transmettaient, ils décidèrent de rassembler toutes leurs connaissances au sein d’un livre sacré qui deviendrait leur ouvrage de référence. »
– Le Khann, murmura Sean.
– Mais le livre que nous avons trouvé n’a pas treize siècles ! objecta Eveana.
– Parce qu’il fut décrété que le Livre serait recopié tous les siècles afin de rester lisible en permanence et qu’il puisse être lu par ses contemporains. Il a ainsi été écrit en plus de six langues différentes selon le pays où s’installait la Confrérie au cours des siècles et recopié à douze reprises.
– Treize, corrigea Gregor.
Georges garda le silence un instant avant d’insister.
– Non, douze fois, celui que vous avez date de 1869, la copie de ce siècle-ci n’a pas pu être réalisée.
– Pourquoi ? demandèrent de concert Sean et Eveana.
O’Clenn regarda le feu et inspira intensément.
– Au XIVe siècle il y a eu une scission dans la Confrérie. L’Inquisition faisait rage à cette époque, les émissaires du pape torturaient et brûlaient tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un sorcier. De nombreuses personnes furent déclarées hérétiques et massacrées. Certains druides demandèrent à ce que leur savoir soit divulgué aux hautes instances papales pour qu’ils comprennent qu’il fallait arrêter le carnage. Mais la majorité du conseil druidique refusa, jugeant trop aléatoire et risqué de divulguer de pareils secrets, d’autant plus qu’ils remettaient en cause l’existence même de la religion. La Confrérie était en permanence formée de sept membres, trois de ces druides quittèrent l’ordre et allèrent à la rencontre des émissaires du pape.
Le feu crépita et une pomme de pin éclata dans la cheminée.
– La rencontre eut lieu en France, en Auvergne. Les trois druides révélèrent une grande partie de leurs secrets aux trois émissaires du pape et prouvèrent avec leur Magie la véracité de leurs dires. Les émissaires furent initiés à cet art étrange et, une nuit, les trois druides furent assassinés. Sur ordre des émissaires du pape.
« Ces trois hommes crapuleux venaient de découvrir la quintessence du pouvoir, et ils décidèrent de le garder pour eux. Comme bien souvent. Combien de découvertes si bénéfiques pour l’humanité sont restées dans l’ombre pour assurer le maintien et la puissance d’une poignée d’hommes ? »
– Vous voulez dire que les trois hommes de Dieu, les représentants du pape ont fait assassiner les trois druides ? répéta Eveana qui avait du mal à s’imaginer pareil acte de barbarie de la part de fidèles croyants.
O’Clenn hocha sombrement la tête.
– Ils se fixèrent comme nouveau but de retrouver la trace des autres druides et de s’emparer du Livre afin de percer tous les secrets du pouvoir, ils voulaient pénétrer les arcanes de la connaissance.
– Quand les trois druides sont partis, la Confrérie a choisi de les remplacer pour être de nouveau sept, ou ils sont restés à quatre ? questionna Gregor qui cherchait à relever une erreur ou une incohérence dans le discours du vieux monsieur.
– Il existe dans la Confrérie ce que l’on appelle le rituel de l’Initié. Chacun des sept membres doit trouver un homme ou une femme dont le potentiel à utiliser l’Ora sera suffisamment important pour pouvoir l’initier à cet art rapidement. Quand un druide sent sa fin approcher, il contacte cette personne que l’on appelle les Caecus. Une fois que les secrets de l’Ora lui sont divulgués il devient un initié jusqu’à devenir un druide à part entière à la mort de son mentor. Les druides vivent bien plus longtemps que les autres humains, et n’ayant jamais à prendre part à un conflit physique, leurs morts ne sont normalement que naturelles. Les Caecus restent le secret de leur mentor, il est d’usage de repérer un humain susceptible d’être un bon druide et de faire en sorte qu’il reste secret. Ainsi, lorsque les trois druides furent assassinés, ils emportèrent dans leur tombe le nom de leur Caecus. Et la Confrérie resta composée de quatre membres.
– Mais cet homme, ou cette femme, choisi, le Caecus, il accompagne partout le druide durant sa vie ? demanda Lewis.
– Non. Il ne sait rien, pas même que quelqu’un suit sa vie de loin et l’observe. Et comme les druides peuvent vivre très longtemps, de nombreuses personnes meurent sans s’être doutées un seul instant qu’elles avaient été choisies pour devenir un druide si celui qui les observait venait à défaillir. Moi-même j’ai choisi un Caecus autrefois, et il n’a jamais su que sa vie avait été proche de basculer.
– Vous ? s’étonna Sean.
– Vous… vous êtes un de ces druides ? demanda Meredith.
O’Clenn porta sa tasse à ses lèvres et lorsqu’il la reposa sur la table basse, il dit d’une voix tendue et nerveuse :
– Oui, j’ai été l’un de ces druides. J’étais un simple employé dans une usine de traitement du lait, jusqu’au jour où un mystérieux personnage est venu me voir. Dès lors je suis devenu un initié et ma vie a été bouleversée. Il y a quelques dizaines d’années la personne que je m’étais choisie pour me succéder est morte, j’ai dû en trouver une autre comme je l’avais déjà fait maintes fois. C’était en 1951. En ce temps, la Confrérie était installée à Edgecombe. Zehus, le doyen de notre groupe, avait élu son quartier général dans le vieux moulin abandonné, celui qui se trouve dans la forêt. Il y a une trappe cachée qui menait à notre repaire. Là était entreposé le Khann.
– Et les trois émissaires du pape, ils étaient morts, n’est-ce pas ? sonda Lewis.
O’Clenn posa ses yeux étrangement pétillants sur lui.
– Non. Leur leader s’appelait Korn, le noir émissaire. Il s’obstina à percer les secrets de l’Ora tout seul, en partant des quelques bases que les druides assassinés lui avaient inculquées. Il perça les secrets de la longévité, et perdura au travers des siècles, s’enrichissant de connaissances nouvelles à chaque décennie. Korn ne respectait rien, à la mort de ses deux acolytes du Vatican, il choisit lui-même de nouveaux initiés et il continua ainsi afin de s’assurer d’avoir le contrôle de ses disciples. Mais le pire fut lorsqu’il pénétra le monde des morts. Le Royaume, comme nous l’appelons. Il viola ses frontières et, utilisant son esprit puissant, il asservit plusieurs des êtres qui y erraient. Ils devinrent les Guetteurs. Étant plongés dans le monde de l’Ora en permanence, ces esprits-morts avaient pour mission de signaler à Korn tout mouvement dans l’Ora dû à des manipulations extérieures. C’est comme cela qu’il retrouva la trace de Zehus, de Pharas, de Kleon et de moi-même. Mon nom de druide était Clenon.
– Anagramme de O’Clenn, notifia Gregor à qui le petit jeu de lettres n’échappa pas.
O’Clenn hocha la tête et poursuivit :
– En 1952, Korn localisa notre repaire et fit fondre sur nous ses deux sbires. Les événements s’enchaînèrent si vite que je dus m’emparer du Khann et m’enfuir avec tandis que mes camarades repoussaient l’attaque ennemie. Ashber, l’un des hommes de Korn me donna la chasse. Au terme d’une course-poursuite effrénée, je pus semer Ashber, momentanément du moins, et le seul endroit qui me vînt à l’esprit pour dissimuler le Khann fut chez mon Caecus. Il me vit pour la première et la dernière fois de son existence, mais j’obtins tout de même la promesse que le Livre serait caché et que personne n’y aurait accès. Et je disparus. Ashber me tomba dessus et cela se solda par une fusillade au cours de laquelle je le touchai mortellement, pourtant il réussit à m’emporter avec lui dans les eaux du Pocomac. Je me suis réveillé entre deux rochers, sur une plage près de la ville. Mon premier réflexe fut de vouloir retrouver Zehus et mes amis, mais je réalisai bien vite que nous avions là une opportunité de mettre le Livre sacré à l’abri de Korn pour très longtemps. Tous me croyaient mort, et j’étais le seul à savoir où se trouvait le Khann. Les mois qui suivirent me permirent de m’installer ici sous le nom de Georges O’Clenn et de surveiller mon ancien Caecus, qui détenait sans le savoir les secrets du pouvoir absolu. Voilà pourquoi la treizième copie du Khann n’a pas pu être effectuée.
– Mon grand-père Anatole, dit calmement Sean, comme s’il l’avait toujours su. C’était lui votre Caecus !
O’Clenn allait répondre lorsque Lewis clama :
– Moi je veux bien admettre que je ne suis pas un génie mais je ne comprends rien à ces histoires de pouvoir absolu, c’est quoi ce pouvoir ?
Georges O’Clenn se lissa la moustache et expliqua :
– Imagine que l’on t’apprenne à utiliser l’énergie invisible qui relie toutes choses sur terre, une énergie si puissante et si vaste qu’elle englobe même le non-concret tel que la pensée. Avec cet apprentissage tu pourrais faire ce que tu veux avec juste de la concentration. Soulever un piano et le mettre dans la pièce d’à côté ? Pas de problème. Lire dans la pensée de ton voisin ? Un jeu d’enfant. Voilà tout ce que le Khann peut t’apprendre à faire, il faut juste de l’expérience ensuite et te voilà extrêmement puissant. Maintenant, imagine ce qu’un être cupide et infâme pourrait faire de ce pouvoir. Prendre toute l’énergie d’un arbre ou d’un homme, et le faire mourir. Manipuler une personne et la forcer à faire des choses qu’elle ne veut pas faire. Et bien d’autres choses encore. Korn est ce type d’homme. Mauvais. Pour le moment ses pouvoirs sont limités car il n’a pas eu accès au Livre mais il est tout de même très dangereux. L’Ora permet d’accomplir tout ce que l’on veut, ou presque, son pouvoir est quasiment illimité. Et vous en avez été témoins. N’est-ce pas, Lewis ?
L’interpellé sursauta.
– Moi ? Euh… non je crois pas.
– Oh si ! Cet incident avec le Guetteur qui s’est soldé par sa disparition. Ça c’est un bon exemple. Je suppose que la peur t’avait plongé dans un état second, tu n’étais plus tout à fait maître de toi, tu réagissais instinctivement, et lorsque tu t’es mis à tirer de la peinture sur le Guetteur, ton esprit était si bouillonnant qu’il a atteint une sorte de contact avec l’Ora. Tu ne savais pas pourquoi, mais tu étais persuadé que la peinture le ferait fuir, tu croyais pleinement et entièrement en ce que tu faisais, et tu as utilisé l’Ora. C’est l’Ora qui a chassé le Guetteur, tu aurais pu tout aussi bien le couvrir de chewing-gum ou de plomb, le résultat aurait été le même.
Il y eut un long silence que seul le feu dans la cheminée osait briser par ses crépitements. Puis Eveana demanda :
– La Confrérie existe toujours ?
– Je n’ai plus entendu parler d’elle depuis cette année 1952, mais je le pense, oui. C’est probable à moins que Korn ne les ait tous éliminés.
– Vous n’avez jamais essayé de les recontacter ? s’étonna Zach.
– En étant tenu pour mort par tous, je suis plus à même de protéger le Livre. Mais il existe un moyen de les joindre. Deux à vrai dire. À cette époque nous avions un point de ralliement avec presque toujours une permanence, c’était dans un vieux bâtiment à l’angle de McKenzie Street et de Warwick Street à Boston. Mais je ne sais pas si cela existe encore.
– Et l’autre moyen ? interrogea Meredith.
– Beaucoup plus dangereux mais plus précis. Par le biais de l’Ora, il est possible de rentrer en communication avec la Confrérie. Une sorte de télépathie. Mais les Guetteurs peuvent le sentir, et s’ils le savent, Korn le sait. Tout comme ils ont perçu votre incursion dans leur monde lors de votre petite séance de spiritisme.
– Comment en savez-vous autant sur nous ? intervint Sean.
– Je suis à l’écoute de l’Ora moi aussi, mais je n’interviens pas. Je surveille cette maison au 221 de Twin Hills Street depuis plus de quarante ans, il m’a été facile de vous repérer.
Sean ne fut pas surpris d’entendre parler ainsi de la maison de son grand-père. Depuis plusieurs minutes il commençait à mettre toutes ces choses en ordre dans sa tête et son grand-père apparaissait clairement comme étant le Caecus que O’Clenn s’était choisi autrefois.
– Tout comme j’ai suivi cette demoiselle jusque chez elle ce soir-là, afin de reprendre le Khann, poursuivit O’Clenn. Le Guetteur qui vous a attaqués chez moi la nuit où vous êtes venus me reprendre le Livre, a dû sentir une force anormale par ici et il s’est matérialisé. Le problème est qu’ils ne peuvent pas le faire seuls. Il leur faut l’aide d’un soutien extérieur, un vivant qui se concentre pour leur ouvrir une brèche. Sauf à de rares exceptions…
O’Clenn s’arrêta. Ses yeux brillaient.
– Vous voulez dire que parfois l’esprit des morts peut franchir tout seul la barrière de nos deux mondes et s’adresser à nous ?
– Oui, cela leur demande une force prodigieuse, mais c’est possible, bien que rare. Le reste du temps ce sont les vivants qui ouvrent cette brèche. Vous par exemple lors de votre séance de spiritisme. C’était une petite brèche, courte, mais un esprit a pu pénétrer notre monde pendant quelques instants.
Tous ceux qui avaient été là durant cette fameuse soirée repensèrent à Tom et à cette voix ignoble qui était sortie de sa bouche.
– Ne le prenez pas mal, monsieur, mais j’ai du mal à concevoir que tout ce que vous dites puisse être vrai, affirma Gregor, assez sûr de lui.
O’Clenn le fixa.
– Et que crois-tu que ce soit, ça ?
Celui qui autrefois s’était appelé Clenon ouvrit sa main et des éclairs bleus jaillirent de sa paume pour venir se déposer en crépitant sur le bout de chacun de ses doigts. Les arcs de cercle, semblables à la foudre, tremblaient frénétiquement dans sa main, projetant dans le salon une lueur spectrale.
Il ferma le poing et les éclairs disparurent.
Gregor avait la mâchoire pendante.
– Je suis… sûr… qu’il y a… une explication logique à cela, arriva-t-il à articuler.
Les autres qui n’en étaient pas à leur première expérience fantastique furent tout de même impressionnés. O’Clenn souriait.
– Pardonnez-moi ce tour, mais il me démangeait de lier le concret à la parole, dit-il amusé.
Sean prit son inspiration et se lança :
– Monsieur O’Clenn, commença-t-il, lorsque vous êtes intervenu hier soir, j’ai eu le sentiment que vous connaissiez le tueur. Vous savez qui il est, n’est-ce pas ?
Le vieil homme resta là à réfléchir puis baissa lentement les paupières et la tête en signe d’acquiescement.
Il ouvrit la bouche pour parler, mais aucun son n’en sortit. Ses yeux s’agrandirent et immédiatement les adolescents regardèrent par-dessus leurs épaules.
L’air bougeait.
Des vapeurs se tordaient, pareilles à ce halo qui survole les routes lorsqu’il fait très chaud. Sauf qu’il avait une forme parfaitement définie. De presque deux mètres de haut, c’était une silhouette humanoïde avec… deux yeux rouges au sommet.
Un grondement caverneux en jaillit.
Les six adolescents se mirent à hurler et allaient se lever lorsque le monstre bondit.
Le fauteuil dans lequel se trouvait Georges O’Clenn se renversa et le cri du vieil homme fendit l’air. Les adolescents hésitèrent tous sur ce qu’il fallait faire, fuir ou tenter de prêter secours à l’ancien druide. Des éclairs bleus jaillirent des doigts de O’Clenn et déchirèrent l’air jusqu’à la forme vaporeuse qui se tenait au-dessus de lui.
Il y eut un bruit de choc écœurant. Comme un paquet de draps mouillés qu’on laisse tomber sur du bitume.
Les éclairs bleus irradièrent toute la créature – le Guetteur comme l’avait appelé O’Clenn – et elle disparut aussitôt. La tension électrique s’évapora également. Sean se précipita sur le vieil homme.
Il respirait fort, du sang coulait par la bouche jusqu’au menton. Sa chemise était maculée de sang. Sean n’osa imaginer ce que le Guetteur avait fait. Le tissu vibrait et se tendait par endroits, comme si les côtes sortaient des chairs pour venir soutenir la chemise tel un piquet de tente. Les autres arrivèrent derrière Sean.
– Ô mon Dieu ! s’exclama Eveana.
Sean se tourna vers le groupe.
– Trouvez un téléphone, dit-il, appelez une ambulance.
– Inutile… murmura O’Clenn. Rendez le… Livre… à la… Confrérie.
Il sifflait atrocement en respirant, l’air avait du mal à remplir ses poumons.
– Partez… d’ici… vite.
– Mais non, on va vous trouver un bon médecin vous…
– Non… vite, le Livre… J’ai été… stupide… d’employer la magie… les Guetteurs veillent et attendent… soyez prud…
Le souffle s’écoula tout seul de sa bouche alors que ses yeux s’immobilisèrent à jamais.
– J’a… j’arrive pas à le croire… lâcha Gregor.
Sean se redressa. Les yeux d’Eveana étaient rougis, Zach la tenait dans ses bras ; Lewis se tenait la bouche comme s’il avait peur que sa langue ne tombe ; Meredith retira ses lunettes comme l’on retire son chapeau par respect pour le deuil du mort ; et Gregor restait debout sans rien faire, juste en fixant le corps livide.
– Je crois qu’on devrait faire ce qu’il nous a dit, et partir immédiatement, proposa Sean.
Personne n’insista et on n’appela aucune ambulance, pas plus que la police ; ils sortirent de chez O’Clenn et marchèrent silencieusement jusque chez Eveana.
Pete travaillait à la maison de retraite Alicia Bloosbury depuis plus de trois ans. Jamais il n’avait encore eu une journée pareille. Cela avait commencé dès deux heures du matin avec l’équipe de nuit qui avait dû expédier Mrs Moldwell à l’hôpital de Wakefield à cause d’un bassin cassé lors d’une chute de lit. Puis à cinq heures c’était le vieux et d’habitude si gentil Mr Robinson qui avait pénétré la chambre d’une autre patiente et qui avait voulu concrétiser ses avances. En arrivant ce matin à huit heures, Pete avait débuté avec Connie Di Macchio qui avait fait une chute de tension si subite et si forte qu’ils crurent qu’elle partait. Par sécurité elle fut envoyée également à l’hôpital de Wakefield. Au déjeuner Polly Anders s’était étouffée avec du pain et Willem Jordansen avait eu une réaction virulente aux anchois. C’est du moins ce qui apparaissait à première vue.
Pete traversa la grande salle et ferma la baie vitrée, il faisait bien trop froid dehors pour laisser cette satanée porte-fenêtre ouverte. Un coup de vent dans la salle commune et c’étaient dix patients de malades dont quatre qui y restaient. En se retournant Pete vit ce cher Mr Farmer assis à côté d’Anatole Prioret.
Alzheimer ! Ça les transforme en gosses, songea Pete. Le meilleur des cachets que la vie ait inventé pour faire digérer la pilule de la mort, se dit-il en souriant. On finit comme on a commencé : dans l’insouciance des gamins.
Pete s’approcha de Jefferson Farmer. Lui qui ne réagissait plus à rien, et qui pourtant avait parlé avec le shérif. Cela demeurait un grand mystère. Pete aurait donné n’importe quoi pour être là, mais il n’y avait pas de témoin pour relater précisément ce qui s’était passé et le shérif n’avait pas voulu s’éterniser là-dessus, il était mal à l’aise. Pete posa sa main sur l’épaule du vieux monsieur.
– Où je suis ? demanda ce dernier.
– Vous êtes à la maison de repos Alicia Bloosbury, monsieur Farmer.
– Ah bon ! Et j’ai une chambre pour moi tout seul ?
– Oui, monsieur Farmer, la même depuis deux ans et demi.
– C’est bien alors.
Pete acquiesça.
– Monsieur Farmer, vous voulez bien me suivre jusqu’à votre chambre ?
– C’est bien alors.
Pete observa Jefferson.
– C’est bien alors.
Ses yeux étaient voilés, il se mit à répéter sans arrêt la même phrase, agitant nerveusement la tête.
– C’est bien alors.
– Merde ! s’exclama Pete.
Il siffla vers l’infirmière proche de l’entrée de la salle commune.
– On a une crise cardiaque ! Appelle le médecin, vite !
La chaise roulante d’Anatole Prioret se mit à trembler. Pete qui s’affairait sur Jefferson Farmer jeta un rapide coup d’œil. Anatole regardait fixement devant lui, sa mâchoire était crispée, sa main gauche tremblait et son bras était aussi tendu qu’une corde d’arc prête à se rompre.
– Oh bordel !
Il releva la tête et cria en direction de l’infirmière :
– Vite ! On a deux crises cardiaques ! Vite ou on va les perdre !
Ils étaient dans le garage de chez Eveana.
Zach tenait la jeune fille par la main. Sean avait calmé Gregor qui n’arrivait pas à concevoir que tout ce qu’il avait entendu pouvait être vrai. Lewis et Meredith ne disaient rien. Puis Sean les regarda un par un.
– Je sais pas pour vous, mais moi je suis un peu paumé.
Eveana se dégagea de l’étreinte de Zach.
– Georges O’Clenn a été clair, dit-elle, le livre ne doit pas tomber entre les mains de cet homme… Korn.
– Résumons si vous le voulez bien, intervint Zach. Il y a près de mille cinq cents ans des druides forment un groupe de potes et ils appellent leur bande la Confrérie des Arcanes. Deux cents ans plus tard ils décident d’écrire tout ce qu’ils savent sur leurs pouvoirs dans un bouquin, livre que nous avons en notre possession d’ailleurs. Au XIVe siècle la bande de potes se scinde en deux, ceux qui veulent tout déballer au monde, au moins au pape en tout cas, et ceux qui jugent cela trop dangereux. Je suis bien clair ?
Les autres acquiescèrent.
– Parfait. Donc ils se séparent. Trois druides vont voir les amis du pape et se font tuer après avoir déballé quelques tours bien choisis alors que les émissaires du pape décident de devenir de sacrés salauds, surtout leur chef qui est le seul survivant des trois. Hé, mais attendez, ça veut dire que ce type-là… Korn, aurait presque sept cents ans ! ! ! Il nous a pris pour des cons ou quoi ce O’Clenn ?
– Tu ne devrais pas dire ça, Zach, lança Meredith. Moi, au contraire, je trouve ça logique. Ce Korn n’a eu qu’un apprentissage succinct du pouvoir et de la manipulation de l’Ora et pourtant il semble être redoutable, parce qu’il apprend depuis longtemps, très longtemps. Il a percé les secrets d’une longévité exceptionnelle.
– En gros, c’est un vampire, proposa Lewis.
Personne n’eut envie de rire, l’image si elle était désuète n’inspirait néanmoins pas le rire, car c’était ce que ce Korn semblait être. Un vampire moderne. Buvant l’énergie du monde et agissant contre la nature et l’humanité.
– Vous vous rappelez ce que Tom nous avait confié, dit Sean, à propos d’un mec qui se baladait en ville en posant des questions aux jeunes, ça ne vous rappelle pas quelqu’un ?
– La nana de la CIA ! s’écria Lewis.
– Exact. Comme deux clans qui recherchent la même chose. La Confrérie des Arcanes et le groupe de Korn par exemple.
– Le type était effrayant, à ce qu’on disait, coupa Eveana, il pourrait correspondre à Korn ou à l’un de ses sbires.
– Ouais, auquel cas nous pourrions compter sur cette femme qui doit être autant de la CIA que moi je suis un extraterrestre. Le problème c’est que j’ai perdu sa carte. Elle était dans mon portefeuille et l’Ogre me l’a pris.
Zach pesta.
– Au moins on sait qu’il faut qu’on rende ce livre à la Confrérie pour que la merde arrête de nous tourner autour. Maintenant reste à trouver la Confrérie en question, et surtout à éviter Korn, dit Sean.
– Et on s’y prend comment ? demanda Meredith.
– D’abord on progresse dans la lecture du livre.
Tous fixèrent Sean.
– Sean, O’Clenn nous a décrit ce grimoire comme le gardien de secrets formidables, je ne sais pas si c’est le genre de truc que n’importe qui peut lire, dit Eveana sur le ton de la confidence.
– C’est pour ça que c’est toi qui vas poursuivre la lecture, dit le garçon.
– Pardon ?
– Tu m’as bien compris. C’est toi qui as commencé à le lire, alors c’est toi qui vas continuer. Eveana, tu es la plus âgée, la plus mûre et la plus cultivée de nous tous, je pense sincèrement que si quelqu’un doit lire le Khann ici, c’est toi. Et puis, peut-être qu’il ne faudra pas en lire beaucoup plus, peut-être que quelques chapitres suffiront à nous éclairer sur la méthode à suivre pour contacter la Confrérie.
Zach s’insurgea :
– Tu veux dire que tu veux les aborder par le biais de l’Ora ? Tu te rappelles ce que O’Clenn a dit à ce propos ? Les Guetteurs vont nous sentir, et Korn aussi.
– Je ne vois pas d’autre solution, répondit Sean, et je ne suis pas pour rester à attendre que Korn nous retrouve et nous arrache le livre des mains, voire pire.
– O’Clenn a parlé d’un lieu où il y avait en permanence quelqu’un de la Confrérie, à l’angle des rue McKenzie et Warwick à Boston. On pourrait tenter d’y aller, proposa Zach.
– Georges O’Clenn nous a dit que cela remontait aux années 50, ça n’existe probablement plus, Zach ! Tentons le rituel et nous perdrons moins de temps, si jamais cela ne marche pas, l’un d’entre nous ira à Boston.
Personne n’osa ajouter quoi que ce soit. Lewis et Gregor qui étaient restés en retrait du débat préférèrent ne pas s’en mêler.
– D’accord, finit par dire Eveana. Je vais lire le Khann en espérant y trouver une solution. Mais si jamais une de ces créatures aux yeux rouges débarque chez moi ? Je fais comment ?
– Tu lui balances un pot de peinture à la gueule et t’y crois très fort ! lança Lewis.
Personne d’autre que lui ne trouva cela drôle.
– Viens dormir chez moi, proposa Zach.
– Non, pas deux soirs de suite, mes parents vont se poser des questions. Non, je crois qu’il va falloir que l’on croise les doigts pour que je passe la nuit tranquillement.
Sean fronça les sourcils, cela ne lui plaisait pas, mais que faire d’autre ? Le temps pressait, chaque jour et chaque nuit qui passait risquait de voir surgir une créature presque invisible ou Korn en personne.
– Bien, dit-il, Lewis, Meredith et Zach vous allez chez le shérif, vous lui parlez de Aaron. Eveana, Gregor et moi on va chercher le livre chez moi. On se retrouve tous demain matin sur le ponton dans le parc.
– Je préférerais être avec Eveana, dit Zach, c’est juste une question de… sécurité, je me sentirais plus rassuré.
– Je comprends mais nous devons équilibrer les groupes, Gregor et Eveana habitent à côté l’un de l’autre ils pourront rentrer ensemble, et le livre est chez moi. Rassure-toi, je demanderai à mon père de les raccompagner, après ce qui m’est arrivé hier soir il ne pourra pas refuser.
Zach émit quelques objections mais il se plia à la décision de son ami.
En ce vendredi d’octobre, Sean Anderson malgré son jeune âge venait de prendre en main les rênes de leur petit groupe. Il avait dicté et dirigé les opérations à venir sans se poser la question de savoir si ce serait bienvenu de sa part. Il l’avait senti ainsi, poussé par une force étrange qu’il n’avait encore jamais ressentie, une puissance bienfaisante qui rayonnait quelque part au fond de lui… mais pas de lui.