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Le dimanche qui suivit se leva sur un magnifique ciel bleu. Les rares traînées de nuages volaient très haut, presque immobiles, on aurait dit de la neige synthétique que l’on pulvérise à la bombe sur les sapins de Noël. L’air était frais, la buée s’échappait des bouches à mesure que les gens expiraient, et certains jugèrent même utile de ressortir des placards les gants de l’hiver dernier.

Fred Benton qui traversait lentement la ville à bord de son antique camion Ford rouge et noir, faisait sa livraison de lait comme tous les dimanches matin. En passant devant chez les Emerson dans Longway Street, il fut surpris de ne pas voir la vieille Dodge de Aaron Chandler. Habituellement ce petit con passait son dimanche matin en compagnie de Joséphine Emerson, jusqu’à ce qu’il ait cuvé son vin de la veille. Fred Benton ne pouvait se douter que l’épave de la Dodge reposait quelques centaines de mètres plus loin dans les herbes et que son propriétaire – dans un état similaire – gisait entre les cuisses de Joséphine. La pauvre commençait à n’en plus pouvoir respirer et cherchait un moyen de pousser Aaron sans risquer de le réveiller. Ne pas le réveiller. Surtout pas. Ne pas le réveiller. Ces mots s’imprimaient en gras dans sa tête. Ils clignotaient comme les néons multicolores de Las Vegas. Ne pas le réveiller. Sans quoi ce serait la raclée assurée.

Fred poursuivit sa livraison jusqu’au bout de la rue et, évitant le quartier des caravanes, il fit demi-tour et retourna sur ses traces. Avant la sortie de la ville il s’arrêta devant la maison de deux étages en rondins de bois et descendit du camion. Josie avait appelé, elle avait deux nouveaux, il lui fallait donc cinq bouteilles. Fred déposa les cinq litres devant la porte de derrière et refit le tour de la maison pour partir. Avant de remonter dans son véhicule, il jeta un bref coup d’œil en direction du parking. Il y avait une voiture de location, une Daewoo toute simple, le genre de véhicule passe-partout assez discret. À côté il y avait un petit van vert, des touristes, pensa Fred en voyant les cartes routières s’entasser sur la plage avant en compagnie des emballages de nourriture. En face il y avait un véhicule tout-terrain avec l’autocollant des gardes forestiers du Rhodes Island sur le pare-brise.

La dernière voiture à être stationnée sur le parking de la pension de Josie Scott était une Mercedes noire. L’une de ces grosses berlines impressionnantes, aux vitres teintées et à l’aspect toujours neuf. Il eut un sifflement admiratif pour l’engin et admira la largeur des pneus et la forme parfaite des courbes de la carrosserie.

En l’observant avec insistance, Fred se sentit mal à l’aise tout d’un coup, il crut percevoir le regard inquisiteur du propriétaire derrière l’une des fenêtres du bâtiment. Il remonta rapidement dans son camion, remit les gaz, et manœuvra pour rejoindre la route vers le centre-ville. En passant, il remarqua que la plaque d’immatriculation était personnalisée. Inscrit sur une plaque du Massachusetts en lettres noires, il lut : ARCANE XIII.

 

Vers quatorze heures trente, Sean arriva aux abords de la maison de retraite Alicia Bloosbury sans remarquer la Jeep Cherokee du shérif Hannibal garée sur le côté.

Sean traversa le hall d’accueil, et entra dans la salle principale. Il passa devant une infirmière qui invitait un vieil homme à la suivre pour lui changer sa couche, et accéléra en direction de la baie vitrée.

Sean remarqua alors son grand-père dans sa chaise roulante, comme d’habitude à contempler la vie.

– Bonjour, Grand’pa !

– Bonjour, toi.

Anatole était en robe de chambre, les mains posées sur les cuisses et s’était tourné un peu pour voir son petit-fils.

– Prends une chaise, dit-il.

Sean obéit et se posta à ses côtés.

– Comment ça va en ville ?

– C’est pas terrible. Cette histoire de tueur, ça n’inspire pas la joie.

– J’imagine.

Il y eut un silence entre les deux membres du même sang. Un silence habité en fond par la clameur des pensionnaires de la maison de repos.

Anatole se racla la gorge.

– Tes parents vont bien ?

Sean répondit par l’affirmative, mais n’osa pas relater l’épisode où son père l’avait surpris à rentrer par la fenêtre. Il donna les détails minimum sur la vie de famille actuelle. Pendant une seconde il eut le sentiment qu’il pouvait parler à son grand-père du livre et des événements étranges des jours passés, mais un signal sonore retentit dans sa tête, un avertissement qui lui intimait l’ordre de ne pas trop en dire, pour sa propre sécurité.

Anatole reprit la parole et, en plaisantant, demanda à Sean où il en était avec les filles, ce qui fit rougir l’adolescent qui eut du mal à avouer n’avoir aucune petite copine. Anatole lui parla de ce que lui-même avait vécu autrefois, avec Lydia sa femme tant aimée lorsqu’il l’avait rencontrée, et il relata leurs premières sorties ensemble et, ce faisant, il aperçut du coin de l’œil le shérif qui parlait avec un autre des pensionnaires. Le shérif d’Edgecombe qu’il sentit plus soucieux qu’aucun shérif ne l’avait été dans la petite ville.

 

Josie Scott vérifia que la Mercedes noire était bien partie, et elle décrocha le téléphone. Elle composa le numéro de Debbie Moss, sa confidente (à défaut d’être sa meilleure amie) depuis plusieurs années. La voix de Debbie résonna dans l’écouteur :

– Oui ?

– Debbie, c’est moi Josie. Je n’ai pas beaucoup de temps alors je vais faire vite. Dis-moi tu te rappelles les deux clients dont je t’ai parlé hier ?

– Avec un balafré ?

– Tout à fait. Eh bien, je les trouve un peu bizarres. Enfin j’irais même jusqu’à dire que je les soupçonne de faire des trucs illicites.

– Comment ça ?

– C’est assez difficile à dire mais quand je suis passée devant leur chambre hier après-midi, il y a eu un violent flash de lumière sous la porte, et l’air sur le palier qui était particulièrement froid est devenu chaud en un instant. Et puis parfois il y a des grognements étranges dans leurs chambres.

Debbie Moss répondit distraitement :

– Et en quoi puis-je t’aider là-dedans ?

– Je me demandais si tu ne pourrais pas en parler à ta sœur Sherelyn. Elle travaille toujours pour le shérif, non ?

– Toujours et tout le temps, pour un salaire de misère.

– Alors si tu pouvais lui en toucher deux mots, qu’elle-même en parle à Benjamin Hannibal ça serait pratique. Il pourrait passer à la pension pour s’assurer qu’ils sont d’honnêtes personnes. Il saura mieux que moi les questions anodines à poser pour avoir l’air de rien et en apprendre un peu plus sur eux et sur ce qu’ils font…

– Et pourquoi ne l’appelles-tu pas directement ? demanda Debbie.

Josie bafouilla :

– En fait… je pensais que… ce serait mieux si ça passait par Sherelyn. Hannibal la connaît bien, alors que moi il va croire que j’ai trop d’imagination ou quelque chose comme ça.

Josie Scott n’osait avouer qu’elle avait peur des yeux perçants de l’homme chauve. Elle y avait plongé son regard une fois et l’avertissement avait été cinglant : faites ce qu’on vous dit et rien d’autre. Sinon la cruauté qui navigue à la surface de ces yeux qui vous font si peur ne sera qu’un début ! Au moins si elle passait par différents intermédiaires, le bouche-à-oreille empêcherait de remonter jusqu’à elle. Elle l’espérait.

Afin d’étayer ses craintes auprès de Debbie elle ajouta :

– En plus, hier ils m’ont posé beaucoup de questions sur la vieille maison de Arrow View.

Debbie tiqua un peu plus sur son sofa. La maison de Arrow View était une vieille demeure sinistre que personne n’habitait, certains l’appelaient le manoir de la flèche à cause de sa grande taille et de son nom{2}. Le propriétaire en avait hérité tout comme l’avait fait son aïeul, et n’y avait mis les pieds qu’une seule fois pour décréter qu’il fallait s’en débarrasser. Mais depuis des années, la pancarte « À VENDRE » restait clouée sans bouger. La maison était haute et érigée sur un escarpement rocheux qui surplombait les récifs à un kilomètre au nord sur la route de Narragansetts Pier. Pourtant l’érosion du vent et du sel de la mer ne faisait pas disparaître cette étrange teinte noire qui couvrait les murs. En ville on plaisantait souvent au sujet du manoir et le soir à la taverne Tanner, on entendait souvent dire que « seul Dracula en personne pourrait la trouver à son goût et y emménager ».

– Qu’est-ce qu’ils veulent à Arrow View ? demanda Debbie.

Arrow View n’était pas appréciée, elle faisait peur avec son imposante stature lugubre. Pourtant les gens de la région n’aimaient pas qu’on y touche. C’était une sorte de monument sacré. Personne n’en voulait, mais personne n’aurait souhaité la voir disparaître non plus.

– Je pense qu’ils vont l’acheter, ils sont sortis tout à l’heure et je crois qu’ils sont chez le notaire de la ville. Je suppose qu’ils n’ont plus qu’à finaliser la transaction avec l’avocat du propriétaire qui est à Wakefield.

Cette fois, la nouvelle était trop choquante et incroyable pour que Debbie Moss ne sorte pas de son apathie :

– L’acheter ? s’écria-t-elle.

– Oui et c’est pas tout. Tu sais que le type du FBI qui enquête sur les meurtres dort chez moi ! Eh bien lui aussi agit bizarrement. Quand les deux grands types effrayants m’ont posé des questions sur le manoir de Arrow View, je l’ai vu passer dans le vestibule, la porte était entrouverte. Les deux types lui tournaient le dos donc ils n’ont pas pu le voir, mais je crois bien qu’il est resté sur le palier à les écouter avant de sortir discrètement.

– C’est son métier d’écouter et de soupçonner, c’est plutôt normal.

– Peut-être, mais je suis sûre que lui aussi il doit les percevoir comme moi. Ce sont des gens pas normaux, et crois-moi des étrangers j’en ai vu, alors je m’y connais lorsqu’il s’agit de juger quelqu’un ! Et eux sont différents de nous.

Debbie ne répondit pas, elle était retournée à ses rêveries.

– Debbie, tu es toujours là ?

Debbie Moss reprit le téléphone qui avait glissé dans son cou et dit :

– Oui, mais je dois te laisser, j’ai un bouillon de légumes sur le feu, on se rappelle, d’acc ?

Elle raccrocha et s’absorba tout entière dans la diffusion d’une série télé.

Josie Scott fit de même, et vérifia une nouvelle fois que la Mercedes n’était pas revenue. À présent il fallait éviter le regard de dément de l’homme à la balafre. Car elle en était convaincue, s’il plongeait ses yeux dans les siens, il saurait tout ce qu’elle avait fait. Il saurait et après… après il deviendrait cruel, et Josie se perdrait dans ses yeux.