9
Le lendemain fut un funeste jour pour les compagnons de Tom Willinger. Le corps fut retrouvé par Arnold Brooks qui cherchait son chien enfui depuis la veille au soir. Le shérif fut alerté et de nouveau la rumeur circula comme quoi l’Ogre de la côte Est avait encore frappé.
Sean apprit la triste nouvelle en se levant, ses parents prenaient leur café matinal autour de la table de la cuisine, et un silence inhabituel se dressait entre les deux personnes. Il planait dans l’air ventilé de la cuisine, un poids extrêmement lourd, un fardeau que ses parents charriaient péniblement. Amanda avait levé la tête de sa tasse à l’arrivée de Sean et après avoir longuement hésité elle lui dit sans autre forme de préambule :
– Le docteur Clay a appelé ce matin, Sean. Thomas Willinger a été retrouvé ce matin, il était mort.
L’air de la cuisine se dissipa d’un seul coup comme si la hotte de ventilation s’était mise à l’aspirer frénétiquement. Sean inspira profondément, cherchant cette fraîcheur et cette légèreté dans l’air, mais il semblait impossible d’arracher à l’atmosphère une bulle d’oxygène, tout était soit vide, soit imperméable.
– Assieds-toi, lui avait dit sa mère en lui laissant sa place.
Sean ne l’entendit pas, il voyait Tom marcher dans la nuit et deux yeux rouges se dresser lentement dans son dos.
– Comment… est-ce… arrivé ? demanda-t-il dès qu’il put remettre en marche ses poumons.
– Il… a… été… tué, murmura Amanda.
– Comment ?
Sa voix n’avait plus la moindre trace d’émotion. C’était comme si les sentiments s’étaient envolés d’un seul coup, chassés par une pensée nettement plus puissante. Une pensée qui prenait toute la place dans un esprit. Une pensée de vengeance. Une rage sourde qui ne se hurle pas dans l’air, plutôt une haine féroce qui coule dans le corps en brûlant comme le Styx en Enfer, prenant possession de ses moindres particules.
– Il a été… on lui a brisé les cervicales, dit Phil Anderson.
C’était la première chose qu’il avait trouvée. Il ne voulait pas que son fils sache que son ami avait été empalé en haut du vieux pont de bois. Phil réalisa qu’il avait instantanément classé et répertorié différents types de morts selon leur degré d’horreur afin d’en choisir une parmi les moins atroces, et il en eut la nausée.
Sean ne posa aucune autre question. Il savait pertinemment que l’on n’avait pas retrouvé le meurtrier.
Et si c’était le tueur qui sévit dans la région ? pensa-t-il. Je fais une fixation sur les créatures aux yeux rouges mais si ça se trouve c’est ce salopard d’assassin !
Sean ne pensait plus qu’à une chose : venger son ami. Faire mal à celui ou celle qui avait osé toucher Tom. Lui faire mal jusqu’à ce qu’il en pleure des larmes de sang !
Il monta dans sa chambre sans prendre de petit déjeuner, et quand il s’allongea sur le lit, ses propres larmes lui inondèrent les yeux, puis les joues.
Sean resta sur son lit pendant plus de quatre heures. Lorsqu’il fut saturé de penser et de pleurer, il se leva et alla jusqu’à son dressing. Il en ouvrit la porte brusquement. Il était difficile à imaginer qu’ici même s’était dressée une créature terrifiante deux nuits plus tôt. En pleine journée les choses n’ont jamais le même reflet que la nuit, disait souvent grand-père Anatole, avant de connaître quelque chose il faut en avoir vu les ombres.
Sean poussa du pied sa caisse de jouets et s’empara d’une boîte en fer qui reposait sur une étagère. Il s’assit par terre, sur le petit carré de moquette qui remplissait le dressing, et l’ouvrit.
Elle était pleine de photos. Il prit celles de sa famille et de ses différents anniversaires, retrouva une vieille photo de classe lorsqu’il était à l’école élémentaire Barney. Lewis était à côté de lui, et déjà à cet âge il était un peu enrobé, mais toujours une tronche de joyeux luron, songea Sean. Et il trouva ce qu’il cherchait. Une photo en couleurs, pas de très bonne qualité, avec de mauvais contrastes et des couleurs trop appuyées. Dessus on voyait Lewis qui souriait de toutes ses dents, Tom qui brandissait son index et son majeur en signe de victoire et Sean souriant timidement.
C’était lorsqu’ils avaient fabriqué la cabane de l’île Jackson, tous les trois et Willy Clay. C’était ce dernier, le fils du docteur, qui avait apporté un de ces Kodak jetables que l’on trouve partout dans les grandes surfaces. C’était lui qui prenait la photo ce jour-là alors qu’ils faisaient les idiots dans la cabane toute fraîche. Tom avait les yeux pétillants sur le cliché, son visage brillait un peu, sous doute la mauvaise qualité de la pellicule, comme s’il avait un halo blanc. Mais surtout Tom avait l’air heureux. En observant la photo, Sean fut pris d’un irrésistible désir. Sans réfléchir plus longuement, il mit la photo dans son portefeuille, au côté de la carte de Natacha Tiehe de la CIA et se leva, enfila sa veste en jean et sortit. Il avait envie de retourner dans leur repaire à eux, là où ils s’étaient tant amusés, il avait besoin d’aller à l’île Jackson.
Sean frissonna. Il commençait à faire froid, peut-être que le Grand Régulateur des saisons avait enfin réalisé qu’on était en automne.
Il était assis dans leur cabane. Il promena son regard sur les murs de bambou, repensant aux nombreux moments de gaieté qu’il avait partagés avec Tom ici même. À chaque fois Tom et lui s’étaient quittés avec un vague salut dans le vent comme il venait de le faire hier soir, sans s’imaginer une seule seconde qu’ils ne se reverraient plus jamais.
Sean laissa ses yeux dériver dans le décor de la cabane, admirant la pile de magazines qui prenaient l’humidité dans un coin, le petit trou sous un des murs qui permettait de prendre les bouteilles plongées dans l’eau de la rivière pour les refroidir, la table en pneu, le…
Sean revint à la table improvisée au centre de la pièce. Sous un des deux pneus dépassait un morceau de papier, on aurait dit une photo découpée dans un magazine ou bien une… une carte représentant une femme nue ! pensa-t-il. Il se pencha et tira sur le coin qui dépassait. C’était effectivement une des cartes érotiques que Tom avait apportées et qui avaient été récemment volées.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? dit-il.
Les cartes avaient disparu à leur dernière visite, quelqu’un s’était introduit dans leur cabane et les avait piquées. Sean fit le rapprochement. L’idée tomba dans le fil de ses pensées comme un pavé dans une mare.
Après l’intervention de la police et du FBI à l’usine, les journalistes avaient expliqué que l’Ogre de la côte Est devait se terrer quelque part dans une grange, ou une cave. Mais qu’y avait-il de mieux qu’une cabane planquée dans les bois ? Le tueur avait massacré Billy Harrisson à l’orée de la forêt, et les friandises qu’ils avaient laissées ici avaient été mangées !
Soudain tous les bruits de la forêt parurent suspects à Sean.
Il ne se sentait plus du tout à l’abri derrière les murs, au contraire, lui ne voyait rien à ce qui se passait au-dehors, autour de la cabane, alors que celui qui attendait à l’extérieur savait tout de ses gestes. Son abri devenait une cage.
Sean se leva et s’approcha de la porte. Au-delà de la mince porte de bois, les bruissements des branches et le grincement des arbres le paniquaient. Derrière chaque son pouvait être caché le bruit d’un homme se rapprochant.
Sean entrouvrit doucement la porte et inspecta l’extérieur.
Le tronc massif du gros chêne qui poussait au milieu de l’île lui obstruait une bonne partie de la vue. Néanmoins, il pouvait voir un bout de la cascade au loin, un large morceau de la passerelle qui surplombait l’île et les berges couvertes de végétation. La forêt avait, en définitive, cédé à la pression de la saison. Elle commençait à se laisser engloutir dans le cycle saisonnier et les feuilles au cœur des bois entamaient leur processus de rougissement. Mais elles en étaient aux balbutiements et restaient solidement accrochées à leurs branches. Il était donc encore plus simple de s’approcher sans faire de bruit, le sol était en partie dégagé. Sean referma la porte derrière lui, et écartant les nombreuses fougères couleur rouille il marcha en direction de l’échelle qui devait être dissimulée quelque part sous la passerelle.
Sean était à mi-chemin entre celle-ci et la cabane quand Il apparut sur la passerelle.
Il sortait d’un sentier tellement peu utilisé qu’il était en grande partie recouvert de verdure, et Il s’engagea sur la passerelle de fer usée et rouillée.
Sean tourna la tête dans tous les sens à la recherche d’un moyen de se protéger, et se glissa derrière le chêne, sous un toit végétal de fougère à l’abri d’un buisson odorant. Il était allongé au côté opposé que l’on devait normalement prendre pour atteindre la cabane en passant à côté du chêne.
L’homme qu’il avait à peine vu marcha jusqu’à surplomber l’île, et se laissa tomber sur la terre, trois mètres plus bas.
Bordel de merde, il est en bas avec moi maintenant ! paniqua Sean.
Dès qu’il en avait discerné l’ombre il avait su que c’était lui. Sa présence tout entière respirait le mal. Sean avait à peine vu ses longs cheveux blonds, mais c’était comme si tous les oiseaux s’étaient arrêtés de chanter d’un seul coup. Il n’avait pas besoin de l’observer longuement pour savoir ce qu’il était. Un monstre.
Sean se recroquevilla dans les fougères. L’Ogre, comme l’appelait les journalistes, se mit à renifler fortement.
Bon sang, ne me dites pas que ce type va me sentir !
L’appellation d’Ogre ne lui parut alors plus saugrenue du tout, il en avait toutes les caractéristiques, ne manquaient plus que les bottes de sept lieues.
Il leva la tête assez haut, comme pour regarder le ciel sauf que ses yeux étaient fermés, et huma l’air.
Shérif, pourquoi vous n’êtes pas là quand on a besoin de vous ?
L’Ogre baissa la tête et soupira longuement. Puis se mit en route, vers Sean.
En début d’après-midi Lewis écoutait la radio dans sa chambre. Il se reposait après les nuits assez courtes qu’il avait passées. Le téléphone avait sonné, c’était Josh Adams, son cousin qui appelait pour lui annoncer la terrible nouvelle.
Derrière, la radio crachait un vieux tube du Spencer Davis Group. Lewis s’assit sans même s’en rendre compte alors que le choc arrivait jusqu’à son esprit.
– Allô ? allô Lewis ? Hé, Lewis, t’es toujours là ?
Lewis reprit le combiné qui lui était tombé des mains et répondit d’une voix sourde :
– Oui, je suis là.
– Je voulais te le dire, je sais que c’est dur, mais il faut pas se laisser aller vieux. Tu vas bien ?
– Oui.
– Non, parce qu’on ne sait jamais. Ce matin il paraît que Willy Clay a fait une crise de nerfs en apprenant ça, t’imagines ?
Lewis pensa aussitôt à Sean, Sean avec qui il avait passé tant de temps ces dernières années et qui l’avait toujours couvert pour le rendre moins ridicule dans certaines situations. Il avait toujours été là pour le réconforter lorsque ça n’allait pas. Il se dit que Sean, s’il ne le savait pas encore, apprendrait la nouvelle et que ça lui mettrait un sacré coup au moral. Depuis quelques jours il prenait très à cœur tout ce qui arrivait à ses camarades, comme si c’était de sa faute. On ne pouvait pas contrôler le bouquin, et alors ? Il n’en était pas responsable, qu’il soit à sa famille ou à celle d’Angleterre aussi royale fût-elle.
– Lewis ? t’es sûr que ça va ?
– Oui, oui, je dois te laisser, à la prochaine.
Il raccrocha sans plus ample commentaire.
Tom était mort. Assassiné.
Lewis s’empressa de mettre un blouson, il enfila son bonnet et sortit à toute vitesse pour aller chez Sean.
Il n’y avait personne chez les Anderson. Lewis, déçu et inquiet fit demi-tour et marcha le long de Lawson Street. De la buée virevoltait de sa bouche tels des petits fantômes s’envolant hanter les cieux. Il enfourna ses mains dans les poches de son blouson rembourré à la plume d’oie.
– Il commence à faire froid, dit-il tout seul.
En passant le carrefour avec la 2e Rue, il perçut un violent mouvement d’air sur sa gauche, mais il était déjà trop tard pour réagir.
Il reçut le coup de poing en plein sur l’oreille et s’effondra sur le bitume du trottoir. Aaron se tenait fièrement au-dessus de lui, comme un gladiateur victorieux qui pose le pied sur sa victime au centre de l’arène.
– Ça fait mal, hein ? Bah, dis-toi que c’est que le début.
Et il lui projeta son pied dans le ventre. Lewis étouffa un gémissement.
– Alors, on couine, gros tas ? Tu vas pas te mettre à chialer comme ton pote hier soir ?
La stupeur illumina le visage de Lewis et pendant une seconde il ne sentit plus la douleur.
– Quoi ? T’es surpris que j’aie été là quand ton pote s’est fait embrocher comme un poulet ?
Aaron cracha sur Lewis et lui assena de nouveau un coup de pied dans la cuisse. Lewis cria sous le choc.
Une femme, qui était dans son salon pour regarder un soap opera interminable, vit Aaron frapper Lewis. Elle courut jusqu’à sa fenêtre et cria en direction du jeune homme :
– Arrête ça tout de suite, laisse ce pauvre garçon tranquille ou j’appelle la police !
Aaron, qui allait lancer son pied en plein dans le visage de son souffre-douleur, s’immobilisa. La voisine, galvanisée par l’impact de son intervention ajouta :
– File de là espèce de voyou ! Avant que je n’appelle le shérif !
Aaron repéra d’où provenait la voix et se tourna vers la femme pour hurler :
– Retourne donc dans ta baraque, toi, sinon je vais venir te faire ta fête ce soir, je vais t’enfoncer tous les outils de ton connard de mari dans la chatte après lui avoir fait sucer ma bite ! T’as compris ?
La voisine fit un bond en arrière, elle s’empressa de fermer la fenêtre et de verrouiller la porte.
Cette fois-ci, il n’y eut aucun deus ex machina pour empêcher Aaron d’écraser à coups de pied le visage de Lewis.
L’Ogre faisait de grands pas dans la haute végétation de l’île, il fonçait droit sur Sean. Ce dernier demeurait incapable de faire quoi que ce soit, l’île était trop petite pour essayer de fuir, et sa seule alternative était de se jeter à l’eau, mais là encore, l’Ogre devait être meilleur nageur que lui compte tenu de l’âge. L’Ogre n’était plus qu’à quatre mètres.
Et il tourna.
Il disparut derrière le chêne.
Sean retenait son souffle. Est-il possible qu’il…
Il réapparut à gauche du jeune garçon, à proximité de l’entrée de la cabane, et y entra. Sean soupira en prenant soin de ne pas faire de bruit. Il ne m’a pas vu… il ne m’a pas vu ! Son cœur battait à tout rompre, et il eut l’impression de sentir son sang circuler dans sa tête. Il entendit l’Ogre grogner dans l’abri de bambou. Sean avisa la distance à parcourir pour atteindre l’échelle qui gisait dans les fougères.
C’est le moment ou jamais de te faire la malle. Prouve que t’as des couilles.
Il vérifia attentivement la distance à franchir. Il ne fallait pas se tromper.
Et puis qu’est-ce que ça peut bien foutre de prouver que j’en ai, tout ce qui compte c’est que je m’en sorte vivant !
Sean s’extirpa de sa cachette de fortune et posant délicatement ses pieds dans les liasses d’herbes il s’approcha de l’échelle. Aucune trace de mouvement derrière lui, c’était bon à savoir. Lorsqu’il fut assez près pour la toucher, il souleva l’échelle et la posa doucement contre la passerelle.
– Je le savais qu’il y avait quelqu’un !
Sean se retourna et vit l’Ogre devant la porte, montrant ses dents luisantes. Sans chercher à comprendre, il s’agrippa à l’échelle et monta à toute vitesse, il entendit dans son dos que l’Ogre se mettait à courir.
– Attends, petit, je ne te veux pas de mal !
Sean s’agrippa jusqu’à la passerelle.
Ben voyons ! Je suppose que Judas, avant d’envoyer le Christ sur la croix lui a dit quelque chose du même genre…
Une fois en haut, il alla pour s’enfuir lorsqu’il eut une idée. Il prit l’échelle et la poussa de toutes ses forces vers l’eau de la rivière.
– ESPÈCE DE MICROBE ! ! ! JE VAIS T’ARRACHER LES PAUPIÈRES AVANT DE TE FAIRE BOUILLIR ! ! !
Sean ne prit pas le temps de regarder son poursuivant, le ton de sa voix lui suffisait largement. Il s’enfuit à toute vitesse vers la berge.
Au premier pied sur la terre il risqua un rapide coup d’œil pour voir ce que faisait l’Ogre.
Il manqua de s’écrouler tant la stupéfaction le saisit. L’Ogre était juste derrière lui, sur la passerelle, à cinq mètres. C’était comme si les trois mètres à franchir pour monter sur le petit pont d’acier n’avaient pas existé. Il avait dû faire un saut en hauteur prodigieux, surhumain.
Sean hurla de rage en s’élançant en avant de toutes ses forces. Quoi qu’il arrive il ne voulait pas finir entre ses mains. Pas cette ordure qui avait tué Tom, pas sans lui avoir fait payer le prix pour ça.
Un autre hurlement déchira l’air, mais cette fois ce n’était pas Sean, ni l’Ogre d’ailleurs. C’était le cri de guerre d’une Winchester.
Un homme se précipitait vers la rivière en maugréant, l’arme au poing. Sean reconnut le vieil ermite qui habitait non loin, à qui ils avaient plusieurs fois subtilisé des babioles.
– Cette fois bande de salopards vous êtes tous cuits, m’en vais vous griller les fesses et vous ramener à vos parents par les oreilles !
Sean vit par-dessus son épaule l’Ogre qui ralentit et qui partit dans une autre direction, par un sentier plus dense. Pendant une seconde il lui sembla que l’Ogre l’avait regardé, et qu’il lui avait fait un clin d’œil.
Sans perdre plus de temps il se remit à courir aussi vite que possible, et remercia le vieil ermite de cette intervention qu’il aurait pu qualifier de divine.
Il déboucha du terrain vague cinq minutes plus tard, les poumons en feu. Mais il ne s’arrêta pas pour autant. En descendant Cheister Street il y eut un rugissement de moteur et Sean fit un bond spectaculaire. Mais ce rugissement-ci n’était pas pour lui, il provenait d’une rue adjacente.
Encore un roi du volant qui se prend pour un pilote et qui finira ses jours dans une chaise roulante à payer une pension à la famille des victimes de son bolide.
Il rentra chez lui et découvrit dans son salon un message de sa mère qui lui disait qu’ils étaient chez les Willinger pour les aider dans leur épreuve. La note stipulait qu’il y avait du poulet dans le frigidaire pour le dîner.
Sean laissa le mot lui échapper des mains et finir sa course sous la table. Il se laissa choir dans le canapé.
Lorsqu’il eut repris son souffle il fit le point sur ce qui venait de lui arriver.
Cet homme a accompli un saut de trois mètres comme s’il s’agissait de trente centimètres !
Bien qu’il ne l’ait pas vu faire, ça ne pouvait être qu’un saut. Il avait été trop rapide, il n’y avait qu’en sautant qu’il avait pu monter aussi vite sur la passerelle. Mais c’était tout simplement impossible.
Qu’est-ce qui est impossible, Sean ? Que les esprits des morts parlent ? Que les monstres surgissent avec leurs yeux rouges dans les placards ? Pourtant, tout ça il l’avait vu concrètement, et c’était possible, son matelas s’en souvenait.
– O.K., tout ça c’est parce que j’ai fait joujou avec un bouquin et que je n’aurais pas dû. Mais si je m’en voulais et si je voulais que tout redevienne comme avant ? Hein ? Ça serait possible ça ?
Sean ne savait pas à qui il s’adressait, à Dieu s’Il existait et s’Il voulait bien l’entendre. Pourquoi pas, s’Il peut me renvoyer quelques jours plus tôt, je veux bien croire en Lui.
Sean souleva le combiné. Il n’y avait pas eu de réponse en lui, pas de rayon de soleil féerique ni de signe quelconque d’un message divin. Soudain il réalisa à quel point il était stupide de croire à une autre personne dans sa tête. C’était certainement à cause de la fatigue. Tout simplement la fatigue.
Et si jamais le shérif se pose des questions sur ce que nous faisons tous ensemble la nuit ? Ça se trouve, des commères perchées à leur fenêtre nous ont vus sortir les soirs, et elles ont appelé le shérif et…
Sean reposa le combiné. Il avait une meilleure idée. La jeune femme de la CIA avait été franche avec eux. Certes, ça avait été bref comme discussion, mais elle ne s’était pas cachée de travailler pour le gouvernement. Et il y avait un plus dans ses yeux qui disait à Sean qu’elle en savait beaucoup sur ce qui se passait à Edgecombe.
– Où ai-je mis sa carte ? Ah oui, avec la photo de Tom.
Sean mit la main à sa poche arrière de jean pour prendre son portefeuille et ne trouva rien. Il vérifia toutes ses poches et inspecta le canapé, mais ne trouva rien. Il l’avait perdu.
Il avait perdu son portefeuille avec tous ses papiers et la carte de l’agent gouvernemental.
Lewis avait du sang plein la bouche.
– Écoute-moi bien, gros tas de merde, avertit Aaron. Tu vois la belle bagnole là ? (Il tendit la main vers une Ford rouge qui était garée à quelques mètres.) C’est un cadeau de mes nouveaux amis, et comme je suis pas vache, je vais t’en faire profiter. Lève-toi.
Lewis marmonna faiblement.
– J’ai dit LÈVE-TOI !
Aaron l’empoigna par son blouson et le força à se relever. Lewis se tint à une borne d’alimentation en eau que les pompiers utilisaient en cas d’incendie.
– Tu vois la longue portion de rue qu’il te reste avant d’atteindre la 4e Rue ? Je vais te laisser courir droit devant, et dans exactement une minute je grimperai dans ma nouvelle tire et je mettrai les gaz pour te suivre et te rouler dessus si t’es pas capable d’avoir disparu, on se comprend bien ?
– Je… peux… pas, essaya d’articuler Lewis.
– C’est plus mon problème, il te reste cinquante-six secondes.
Lewis était incapable de partir en courant. Il avait mal à l’oreille, au bas du ventre et à la mâchoire, mal à en pleurer.
– Dépêche-toi, la tapette, plus que cinquante secondes.
Lewis regarda vers le bout de la rue. Il y avait bien deux cents mètres. Mais à mi-chemin il y avait la 3e Rue qui passait perpendiculairement. C’était une chance à tenter.
Pour quoi faire ? Une fois dans la 3e Rue, tu crois qu’il va s’arrêter en disant « ah ben mince alors tu m’as bien eu, je te laisse rentrer chez toi » !
– Dans quarante-cinq secondes, tes yeux décoreront ma calandre avec les moustiques écrasés.
Cette dernière image, évoqua à Lewis plus de répulsion pour être rabaissé à un simple moustique que pour le fait d’être écrabouillé. Il se lança en avant tout de même. Il fallait tenter le coup.
Il poussa sur les muscles de ses cuisses et grimaça sous la douleur, Aaron lui avait lancé un bon coup de pied dans la cuisse et Lewis ne put que courir en boitant légèrement. Il entendit Aaron éclater de rire dans son dos.
– Cours, gros tas ! Cours ! Je serai bientôt à tes fesses et tu sentiras la chaleur de mon moteur !
Lewis courait de toutes ses forces, se vidant de son énergie. Il distinguait les boîtes aux lettres identiques qui filaient sur les côtés, il voyait les palissades en bois, peintes en blanc, défiler de part et d’autre de ses yeux, tandis que son souffle haletant rythmait le tout. Il poussa encore plus sur ses jambes, il crut qu’elles allaient imploser s’il poursuivait son effort, mais n’en eut cure. Il pensait surtout à Aaron qui attendait de tourner une clef et de faire cracher le moteur de son engin pour venir lui rouler dessus.
Lewis se demanda ce qu’on pouvait bien ressentir lorsqu’on se faisait rouler dessus. Rien que des choses que tu ne voudrais pas sentir ! se dit-il. D’abord le pare-chocs qui te frappe violemment les mollets et qui te déséquilibre. Ensuite tu t’écroules en hurlant sur le bitume et la plaque d’immatriculation doit surgir comme le zoom soudain d’une caméra et s’encastrer dans ta tête. Puis les roues commencent à t’agripper et te tirent sous le monstre, et c’est un coup un bras, un coup une jambe qui se font broyer et écraser si fort que les chairs explosent sous la peau. Et puis pendant ce temps-là, ta tête et ton torse sont percutés de plein fouet par l’essieu et ils explosent sous le choc.
Ce spectacle écœurant le motiva d’autant plus, il donna tout ce qu’il lui restait de combativité, se propulsant en avant.
Quelqu’un qui aurait été à sa fenêtre aurait été surpris de constater qu’un garçon de si bonne corpulence pouvait courir si vite. Mais les habitants du quartier n’étaient pas chez eux, et ceux qui y étaient restèrent loin de toute l’agitation de la rue. Une seule pensée leur traversant l’esprit à ce sujet : cela ne les concernait pas.
L’intersection avec la 3e Rue n’était plus loin, plus qu’à une vingtaine de mètres. Une portière claqua au loin et Lewis ne put s’empêcher de frémir. Il ne lui restait plus que quelques mètres à parcourir quand le moteur de la Ford se mit à rugir. Un mugissement furieux qui faisait crépiter le pot d’échappement. Dans un crissement de pneus, le véhicule se lança en avant et bondit du trottoir à la rue.
Lewis, transpirant par tous les pores de la peau, sentait la fin arriver, il n’en pouvait plus et la lutte était de toute manière désespérée. Tout ce que Aaron voulait c’était s’amuser un peu avant de lui passer sur le corps avec sa voiture vociférante. Il lui vint alors une idée : il n’avait qu’à tenter de sauter par-dessus une des palissades et s’abriter dans un jardin.
Aaron défoncera sans aucun remords la clôture en bois et me roulera dessus quoi qu’il arrive !
À quoi bon lutter ? Lewis ralentit alors que le rugissement de la Ford se rapprochait dangereusement. Il allait s’arrêter, attendre une poignée de secondes et se faire faucher par le véhicule rouge qui était lancé à sa poursuite lorsqu’il entendit un bourdonnement aigu qui s’approchait. On aurait dit un moustique géant pris de ratés intermittents. Le bruit provenait de la 3e Rue, et Lewis y arrivait quand déboucha devant lui en dérapant une moto rafistolée de toutes parts à laquelle on avait soudé un side-car artisanal. Meredith se tenait au guidon, elle lui cria :
– Monte, vite !
Malgré l’apparence peu engageante du side-car, Lewis s’y engouffra sans plus réfléchir et déjà Meredith mettait les gaz. La moto commença à avancer lentement, le poids à tirer paraissait bien au-dessus de ses capacités. Ils étaient au milieu de la route, essayant de la couper dans sa largeur pour atteindre l’autre portion de la 3e Rue, mais la Ford rouge fonçait droit sur eux, elle n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres, lancée à toute vitesse et hurlant sa rage par tous les pistons de son moteur.
– Plus vite, à fond ! s’écria Lewis que la vision de la voiture s’approchant terrorisait.
– Je fais ce que je peux, mais elle est toujours un peu longue au démarrage ! cria Meredith tandis que la peur commençait à la gagner.
La voiture était maintenant si proche que Lewis put distinguer clairement Aaron au volant. Ses yeux étaient exorbités sous la fureur et le plaisir, il grimaçait affreusement, montrant ses dents supérieures, il ressemblait à un dément. On dirait Cruella D’enfer dans Les 101 dalmatiens ! La comparaison lui avait sauté aux yeux.
La moto prenait un peu plus de vitesse à chaque seconde, mais Lewis sut qu’ils n’auraient pas le temps de disparaître dans la rue adjacente avant d’être percutés.
Ils étaient trop lents, et lui trop rapide.
Ils allaient mourir ici, en fin d’après-midi au mois d’octobre, et certainement personne ne saurait que c’était Aaron qui avait fait le coup, tout comme il avait participé au meurtre de Tom.
La voiture se fit si proche que Lewis crut disparaître sous son ombre, il ferma les yeux.
Lewis ne perçut qu’un simple heurt, mais ne s’en étonna pas, par contre il se sentit soulevé et propulsé au loin dans les airs. Il se protégea la tête avec les bras et attendit un instant la douleur fulgurante qui ne manquerait pas de le terrasser lorsqu’il toucherait le sol.
Mais il ne toucha pas le sol.
Tout autour de lui l’air se faisait de plus en plus cinglant, et il perçut le bourdonnement du moustique géant. Il ouvrit les yeux.
Ils étaient dans le side-car et filaient comme le vent.
La moto avait finalement accepté de charrier son fardeau, et après avoir cahoté elle s’était élancée en avant d’un bond, sa vitesse croissant. La voiture de Aaron était passée juste à côté, manquant la roue arrière de quelques centimètres et Aaron avait pilé de toutes ses forces pour faire marche arrière, ce qui leur permit de prendre de l’avance.
– C’est parti ! lança Meredith en se couchant sur le réservoir et en levant la tête à la manière des pilotes de moto de course.
Lewis retira ses bras qui lui protégeaient la tête et un soupçon de sourire se dessina sur son visage.
La moto fila à pleine vitesse dans la 3e Rue. Lewis se retourna et vit que Aaron s’engageait à leur poursuite, reprenant de la vitesse en écrasant l’accélérateur.
– Plus vite ! Il est derrière nous ! avertit Lewis.
– On est à fond !
– Quoi ? C’est ça ton bolide ?
– Tu veux peut-être descendre pour pousser ? C’est juste une petite cylindrée ! répondit Meredith.
Lewis frappa de dépit le devant du side-car où il était assis, et crut qu’il avait cassé quelque chose quand il se mit à trembler de toutes ses vis. La moto s’éloigna de la chaussée mal entretenue et fit un vaste écart pour pouvoir tourner à gauche sans avoir à trop freiner. Dans le virage, il y eut bon nombre de grincements inquiétants et de couinements guère plus rassurants, mais rien ne céda. Meredith remit les gaz en direction de Williamson Way, et du terrain vague. La Ford les suivit dans un grincement de pneus insupportable, raccourcissant la distance entre eux deux, seconde après seconde.
– Tu ne vas tout de même pas aller au terrain vague ? gronda Lewis.
– Il finira par nous rattraper dans les rues de la ville, tandis que là on est sûrs d’avoir l’avantage ! cria-t-elle par-dessus le vrombissement du moteur.
– C’est pas là que vous avez cassé le side-car avec Sean et Zach ? voulut savoir le jeune garçon.
Meredith hocha la tête, et Lewis se cramponna encore plus fort à la tôle de sa nacelle.
La Ford n’était plus qu’à une vingtaine de mètres, et Meredith tourna brusquement dans Williamson Way. La terre et les cailloux freinèrent considérablement leur progression.
Aaron s’engagea à leur suite en klaxonnant. Il était hystérique tellement il n’en pouvait plus d’en finir avec eux, il attendait l’instant où il entendrait leur colonne vertébrale craquer sous ses pneus, il était persuadé qu’il en jouirait dans son pantalon.
Dès que Meredith dépassa la butte qui encadrait la route et le terrain tout entier du côté de la ville, elle tourna et sortit du chemin pour s’engager entre les herbes, les buissons et les pierres.
– Pas par là ! s’écria Lewis, c’est le pire du terrain, c’est plein de grosses pierres et de détritus !
Meredith fit comme si elle n’avait pas entendu. Elle savait pertinemment que c’était le moins praticable et c’était justement ça qu’elle recherchait. Il lui fallait maintenant la dextérité suffisante pour manœuvrer à pleine vitesse entre les obstacles.
Une pierre grosse comme une enclume apparut devant ses roues et elle réussit à l’éviter au dernier moment. Le side-car à ses côtés n’allait pas lui simplifier la tâche.
Aaron fit exécuter à son véhicule un virage spectaculaire et traversa les buissons qui bordaient Williamson Way pour s’engager à la suite des deux fuyards. La voiture s’envola sur trois mètres et le moteur continua à rugir pendant le saut. En retouchant le sol un nuage de poussière s’envola sous le véhicule.
Meredith passa entre deux bidons si rouillés qu’on aurait pu penser qu’ils saignaient. La moto et sa nacelle passèrent tout juste entre les deux et Lewis serra encore plus fort le rebord.
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit la Ford se soulever en passant sur une grosse pierre et dans la seconde qui suivit elle rentra de plein fouet dans les bidons qu’elle projeta dans les airs avec un bruit de verre cassé.
– Dépêche ! Il est juste derrière et il est sacrément furax ! dit Lewis en se cramponnant.
Meredith entama un parcours d’esquive et d’adresse, évitant les nombreuses pierres de grosse taille. Elle tournait tantôt à droite tantôt à gauche, parfois elle devait lâcher l’accélérateur et tourner au dernier moment, puis réappuyant sur la poignée elle fonçait entre les autres pièces du parcours. On aurait dit un skieur qui descendait le slalom géant durant les jeux Olympiques, un skieur et son bobsleigh ! corrigea Meredith intérieurement.
La voiture derrière percuta les obstacles sans aucune velléité de les éviter. Le pare-chocs commençait à ressembler au visage d’un boxeur après dix rounds de combat acharné.
Meredith voulant éviter un trou ne vit pas une pierre qui était sur le côté et la nacelle la percuta de plein fouet. Le choc fut violent et la pierre explosa en une centaine de particules, Lewis fut aspergé de miettes et cria son mécontentement. La voiture rouge n’était plus qu’à cinq ou six mètres derrière.
Et puis il y eut un trou. Ou plutôt une dépression. C’était tout le terrain qui s’affaissait de plus d’un mètre. Il était trop tard pour tourner sans risquer de se renverser et que Aaron leur roule dessus.
La moto s’envola et dans les airs Meredith aperçut à quelques mètres de ce qui serait leur point d’atterrissage – s’ils atterrissaient et ne s’écrasaient pas ! – un mur de fondation d’un petit bâtiment qui n’avait jamais été achevé. Le mur faisait cinquante centimètres de haut, il était donc infranchissable, et ils s’écraseraient dessus s’ils ne l’évitaient pas. Par chance, il y avait au milieu un trou pour ce qui aurait dû être la porte d’entrée.
La chute fut courte, mais terrifiante. Lewis serrait si fort les côtés de sa nacelle que ses articulations en étaient toutes blanches. Meredith retint son souffle pour l’atterrissage. La moto frappa le sol sèchement et il y eut un bruit sourd de métal qui cède. Immédiatement Meredith donna au guidon l’impulsion nécessaire pour tourner et passer par le trou entre les deux murets, puis elle remit droit ses lunettes. Le side-car passa tout juste, raclant un peu du côté de Lewis. Meredith vérifia ensuite que la nacelle était toujours bien accrochée. Une des deux barres de maintien avait cassé. S’ils encaissaient encore un choc Lewis partirait dans un sens et elle dans l’autre.
Ils entendirent dans leur dos le moteur qui restait en suspens dans l’air, Lewis se retourna et vit la voiture tomber derrière eux. Avec sa vitesse nettement supérieure elle tomba plus loin. Droit dans le muret, faisant exploser les pierres dans toutes les directions. La collision fut si forte que Lewis crut qu’un avion de chasse passait le mur du son au-dessus de leurs têtes avant de s’aplatir sur une fortification invisible, comme une mouche sur un carreau. La tôle de la voiture se froissa en de multiples endroits, le capot se plia et le pare-brise se stria en trois parties.
Mais la voiture passa par-dessus les débris et continua sa folle virée en leur direction.
Meredith tourna à fond la poignée des gaz et ils reprirent de la vitesse.
Derrière, la voiture commençait à ralentir, il y avait un grincement odieux, l’essieu avant frottait contre la terre. Dans un claquement assourdissant la voiture s’immobilisa.
Le side-car n’en attendit pas plus et il décrivit un large demi-cercle avant de rentrer à pleine vitesse vers Williamson Way. En passant à bonne distance de « l’épave », Lewis distingua clairement Aaron qui était affaissé sur le volant, K.O. pour le compte.
Le side-car bourdonna et disparut le plus vite possible.
Meredith et Lewis n’échangèrent pas le moindre mot jusqu’à ce qu’ils arrivent devant chez lui où il la remercia en la prenant dans ses bras. En d’autres circonstances ce geste lui aurait paru d’une stupidité alarmante, mais il était à bout de nerfs et ne pensait plus avant d’agir. C’était l’instinct de survie qui continuait encore de contrôler son corps, tout n’était qu’analyse de la situation et action, pas de réflexion entre. Il la remercia à une dizaine de reprises et rentra chez lui. Il monta dans sa chambre, satisfait de ne pas croiser de membre de sa famille, et il se mit à pleurer. À pleurer tout ce qu’il pouvait. Il avait eu peur, et ses nerfs avaient un grand besoin de se lâcher.
Il était cinq heures passées, le soleil s’était couché lentement au-dessus de l’océan, plongeant dans l’ombre les collines boisées à l’est d’Edgecombe. Sean avait vérifié sans grande conviction si son portefeuille n’était pas quelque part dans la maison. Il ne trouva rien. L’affolement commença à s’emparer de son esprit quand il songea qu’il pouvait très bien l’avoir perdu dans la cabane auquel cas l’Ogre ne manquerait pas de le trouver. Il essaya de se rassurer en se disant qu’il était plus probable qu’il l’ait perdu en courant dans les bois, ce qui rendait peu envisageables les chances qu’il soit retrouvé par le tueur. Mais Sean n’était pas rassuré, il alla au téléphone du salon et ouvrit le répertoire à W.
« Famille Willinger, Thomas, Camellia et Tom », lut Sean. Le numéro de téléphone figurait ensuite. Sean allait le composer pour demander à ses parents de rentrer lorsqu’on frappa à la porte de derrière.
Habituellement c’était Lewis qui frappait à la porte de la cuisine, toute autre personne sonnait à la porte principale. Sean reposa le combiné et entra dans la cuisine. Il prit appui sur l’évier et se pencha en avant jusqu’à coller son visage au carreau de la fenêtre pour voir qui attendait sur le perron. L’obscurité nocturne commençait à être épaisse et il ne voyait pas bien. Il allait descendre de son promontoire et ouvrir la porte lorsqu’un visage se colla juste de l’autre côté de la vitre.
Il le reconnut immédiatement, et son cœur se mit à battre si fort qu’il crut qu’il faisait une crise cardiaque.
C’était l’Ogre en personne, et à un demi-centimètre à peine de ses propres yeux, un œil d’un bleu intense l’observait. Le tueur avait le visage écrasé sur le carreau. Sean cria de peur et d’horreur avant de se jeter en arrière, retombant sur le linoléum de la cuisine. L’Ogre souriait.
Il leva la main et agita doucement quelque chose de carré et noir devant la fenêtre. C’était le portefeuille de Sean. Il l’ouvrit et montra la photo de Tom, Lewis et Sean, puis la carte d’identité du jeune garçon.
Il ouvrit la bouche et articula très grossièrement afin que Sean pût lire sur ses lèvres :
– Dommage !
La respiration de Sean s’accéléra.
– Je vais te trancher les couilles et je vais te faire cuire la gueule dans la chaudière de tes parents ! ajouta-t-il plus fort.
Sa voix sonnait étrangement au travers de la fenêtre, comme s’il avait été enfermé dans une boîte en plastique. On aurait dit un gamin de trois ans dans le corps d’un adulte de trente. Il ouvrait les yeux en grand et s’extasiait bêtement.
Sean se redressa et fit demi-tour, il courut droit vers la porte d’entrée. Il traversa le salon à pleine vitesse et s’arrêta juste devant la grande porte.
Non ! C’est exactement ce qu’il doit attendre de toi ! pensa le garçon. Il posa la main sur la poignée, puis tourna le verrou et monta au premier en franchissant les marches quatre à quatre. La porte de la cuisine était toujours fermée. Il ne pouvait pas pénétrer dans la maison à moins de briser un des carreaux, mais les voisins, les Norton, ne manqueraient pas de l’entendre. Sean se précipita sur le téléphone dans le bureau de son père. La ligne était coupée.
– Merde ! s’exclama-t-il, aussi furieux qu’apeuré.
Il s’immobilisa, aux aguets, écoutant s’il ne pouvait discerner aucun bruit provenant du rez-de-chaussée. Il y eut quelques craquements mais ça pouvait tout être, du chauffage qui fait bouger le plancher au pas sur le bas des marches.
Sean fonça jusqu’au débarras, il fouilla dans les cartons et entre les machines à sécher le linge et celle à laver. Il poussa tout ce qui le gênait et trouva enfin ce qu’il cherchait : une vieille batte de base-ball en bois. Il retourna dans le couloir sur la pointe des pieds.
Les marches de l’escalier grinçaient.
Sean longea le mur qui menait à l’escalier et se posta juste en haut de celui-ci, prêt à expédier sa batte droit dans les genoux de celui qui montait.
Il se rapprochait.
D’après les grincements il était presque au sommet.
Sean avala sa salive et se prépara à frapper de toutes ses forces. L’ombre du tueur s’étira sur le sol, grande silhouette voilant de noir ce qu’elle recouvrait et qui s’avançait vers… le déclic se fit dans l’esprit de Sean : l’ombre s’étirait vers l’escalier, le tueur était donc… derrière lui !
Sean fit volte-face et lança sa batte dans les airs, frappant à l’aveuglette. L’Ogre qui s’approchait en effet par-derrière Sean lorsqu’il s’était retourné fut surpris et ne vit la batte arriver que trop tard. Il la prit en plein estomac. Il hurla en mettant un genou à terre. Sans plus attendre Sean se prépara à dévaler les marches pour s’enfuir dans la rue. Mais dès qu’il se retourna une force incroyable le poussa dans le dos et le propulsa quatre mètres plus loin contre la plante verte au pied de la fenêtre.
Pendant la demi-seconde que dura son vol plané, Sean fut persuadé que l’Ogre n’avait pas pu le toucher, il était à genoux en train de souffrir, et pourtant quelque chose venait de le propulser en avant ! Une force énorme.
– Petit morveux, lança l’Ogre. Je vais te rôtir les couilles !
Sean se redressa péniblement. Il vit la silhouette du tueur aux yeux bleus venir dans sa direction. En se relevant Sean s’appuya à la plante verte et à son bac de terre auquel il subtilisa discrètement une poignée d’engrais. Quand l’Ogre fut à portée il lui lança la terre enrichie au visage, espérant toucher les yeux. Tout ce qu’il récolta fut un hurlement de rage du tueur qui fit un pas sur le côté pour esquiver la terre et attrapa d’un geste rapide, trop rapide pour être humain, Sean par les cheveux pour le soulever.
Sean se débattit en criant de douleur. Repensant à Tom, il redoubla d’énergie.
– Espèce d’enculé t’as tué mon ami ! sanglota-t-il en lui lançant son pied dans le genou.
Mais l’Ogre ne fléchit pas. Au contraire, il affichait une profonde satisfaction. Il sortit de sa poche un long couteau effilé.
– À mon tour de m’amuser maintenant, dit-il d’une voix d’enfant.
Il reposa Sean et le tenant d’une main par les cheveux il approcha la lame de son torse. Sean bloqua des deux mains le bras qui tenait le couteau. L’Ogre se mit à rire, un rire profondément malsain, un rire de fou. Et la force du bras s’accentua si intensément que Sean vit ses propres bras revenir vers lui, avec la lame pointée sur son cœur. Sean cria et poussa de toutes ses forces sur le bras. C’était en vain, l’Ogre avait une force prodigieuse, tout comme sa vitesse. Après tout il avait sauté sur la passerelle comme s’il s’agissait de monter une marche, et il venait de pénétrer par une fenêtre du premier étage sans faire de bruit, et certainement sans échelle, Sean en aurait mis sa main à couper. Alors à quoi bon se battre contre une force pareille ? Quoi que l’on fasse il avait l’avantage. Sean commença à desserrer son emprise sur le bras et il sentit la lame pénétrer son sweat-shirt. D’un instant à l’autre elle percerait ses chairs et tout s’arrêterait. Il n’en pouvait plus, et il n’opposa presque plus de résistance au couteau.
Sean sentit la lame froide entrer en contact avec sa peau et serra les dents en pleurant.
Il ne se posait plus la question de savoir ce qui l’avait poussé quelques secondes plus tôt, car l’Ogre n’était pas seulement très fort et très rapide, il était aussi un peu magicien… C’était un monstre, une entité incarnée du Mal et des pouvoirs maléfiques, c’était une…
– Lâche-le immédiatement, dit quelqu’un dans son dos.
La lame stoppa sa course mortelle et l’Ogre se tourna. Sean se laissa tomber par terre et vit son providentiel sauveteur, il n’en crut pas ses yeux.
C’était un vieux monsieur qu’il avait entraperçu à plusieurs reprises sans jamais vraiment le voir. C’était Georges O’Clenn.
Le visage de l’Ogre perdit toute sa gaieté. Les deux hommes se fixaient sans ciller. O’Clenn esquissa un geste rapide des doigts et le couteau de l’Ogre lui fut arraché des mains et alla se placer droit dans la main du vieux monsieur. L’Ogre grogna comme une bête sauvage. Et dans un mouvement ahurissant de fulgurance il se retourna et traversa la fenêtre pour disparaître dans la nuit. Sean eut l’impression que la fenêtre avait éclaté juste avant que l’Ogre ne la touche mais il n’en était pas sûr.
Georges O’Clenn parut satisfait et Sean discerna ce qui devait être un long soupir de soulagement.
Le vieil homme se pencha au-dessus de lui et l’aida à se relever. La porte du bas claqua et les voix de Phil et Amanda Anderson parvinrent jusqu’à eux.
– Je… je… balbutia Sean.
O’Clenn l’interrompit en lui posant un doigt sur les lèvres.
– Viens demain chez moi avec tes amis, après le déjeuner. Je vous expliquerai ce qui se passe.
Les yeux fatigués du vieillard se posèrent sur ceux de Sean.
– Je suppose que tu veux comprendre ce qui arrive à cette ville ? N’est-ce pas ?
Sean hocha timidement la tête.
– Alors venez chez moi, vous savez où c’est maintenant.
Il lui adressa un sourire malicieux et Sean n’eut pas envie de nier quoi que ce soit. Si O’Clenn le lui avait demandé il aurait même signé des aveux complets sur leur cambriolage nocturne.
O’Clenn lui mit une main sur l’épaule et dit calmement :
– Je ne vous veux aucun mal. Je ne suis pas votre ennemi, mais je pourrais le devenir si vous agissiez stupidement, alors je compte sur vous.
Il fit un clin d’œil à Sean et sauta par la fenêtre à son tour.
Sean resta sans bouger jusqu’à ce que ses parents montent et appellent le shérif.