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– Bien évidemment tout le monde sait quel est le nom de cette chaîne de montagnes, qui parcourt toute l’Europe ? N’est-ce pas Zachary ?
Zachary Trent, Zach comme l’appelaient ses amis, leva brusquement la tête du magazine érotique qu’il avait dissimulé dans son classeur de géographie. Ses longs cheveux bruns lui tombèrent devant le visage.
– Oh, bien sûr, mademoiselle Lorenz, c’est le… les montagnes de… c’est les Carpates de Dracula !
Hilarité générale.
– Pas exactement, même si les Carpates en font partie, mais dites-moi, « monsieur Trent », n’auriez-vous pas appris votre leçon, une fois de plus ?
Zachary, du haut de ses dix-sept ans, stagnait irrémédiablement en 10e. Plutôt feignant dès qu’il s’agissait de rendre un devoir, plus porté sur les sorties et les filles que sur ses cours, il était devenu la cible des professeurs. Toutes les questions passaient à un moment ou un autre par lui, c’était devenu quasi rituel. De deux ans plus vieux que la plupart de ses camarades de classe, il forçait l’admiration des jeunes filles, et était respecté de tous les garçons comme un vieux chef indien qui aurait été détenteur des secrets de l’univers ; bien que peu osassent lui parler.
– Alors quel est le nom de cette chaîne montagneuse ? Vais-je devoir vous retenir en colle une fois de plus samedi après-midi ?
Juste devant Zach, Sean leva discrètement un papier sur lequel était inscrit en gros caractères le mot « Alpes ». Il inclina légèrement la feuille de manière à ce que Zach puisse la lire sans trop de difficulté.
– Ah oui ! Les Alpes ! dit fièrement Zach en arborant un large sourire.
Lenia Lorenz eut du mal à cacher sa surprise.
– Bien…, reprenons, bafouilla-t-elle. Vous avez donc ici les Alpes, avec les massifs centraux…
Sean sentit qu’on frottait un morceau de papier contre sa main, entre sa chaise et celle de son voisin. Tout doucement il jeta un coup d’œil et vit une publicité pour une marque de voiture, roulée sur elle-même comme pour improviser une matraque. Il prit l’imprimé que lui faisait passer Zach et le déroula lentement sur ses genoux. En gros sur la voiture était inscrit : merci. Sean tourna le magazine et rougit jusqu’aux cheveux lorsqu’il vit les seins roses d’une jeune fille dénudée et le nom du magazine qui apparaissait en couleurs vives : Penthouse.
Zach accéléra le pas jusqu’à se retrouver à la hauteur de Sean.
– Merci pour tout à l’heure, sans toi Miss America m’aurait collé tout l’après-midi !
Sean haussa les épaules l’air de dire « t’en fais pas, c’était normal ».
– Et sinon, qu’est-ce que tu dis du magazine ? Sympa Juliette Juillet non ? Surtout au niveau des poumons, moi je trouve qu’elle a de quoi argumenter au corps à corps !
Les deux adolescents éclatèrent de rire ensemble alors qu’ils passaient le long du stade où s’entraînait l’équipe locale de base-ball.
Sean décocha enfin un mot :
– C’est ta copine, Helen Delattre ? Je veux dire, tu… sors avec elle ?
Zach sourit légèrement, il regarda Sean.
– Pourquoi ? Tu veux te la faire ?
Pour la deuxième fois de la journée Sean vira au rouge sans même pouvoir contrôler ce sentiment de culpabilité qui l’envahissait. Il balbutia tant bien que mal :
– Non, je demandais juste.
Zach, toujours le sourire au coin de la bouche, lui tapota amicalement le dos.
– Si elle t’intéresse je te la laisse avec plaisir. Moi j’ai d’autres vues en ce moment. Et puis, pour être franc avec toi, Helen, c’est impossible de lui approcher une main du décolleté.
Zachary Trent n’était pas seulement le doyen de la classe, c’était aussi le Don Juan du lycée. Avec sa gueule d’amour, son air sévère, ses cheveux longs et son Perfecto en cuir, Zach était l’idole de plus d’une jeune fille à Edgecombe. Mais il avait dix-sept ans, en avait passé l’essentiel à traîner dans la rue, pas toujours avec les meilleurs éléments de la ville, et son caractère tout autant que son franc-parler en étaient imprégnés. Là où les garçons de quinze ans lui enviaient sa loquacité, les filles de dix-sept, elles, le considéraient comme un goujat dès lors qu’il avait ouvert la bouche sans prendre de précaution. Zach avait la cote, avec les filles les plus jeunes – une honte pour lui : le grand séducteur d’Edgecombe.
Ils marchèrent jusqu’à Twin Hills Street où ils tournèrent pour rejoindre la 4e Rue qui les conduirait aux Palissades.
– Comment ça se fait qu’on s’est jamais vraiment parlé avant, demanda Zach. On habite à côté l’un de l’autre et on n’est pas devenus de bons potes ?
Sean avait bien une idée. On est différents, et puis toi t’es LE Zach, moi je suis juste un mec du quartier que t’as jamais remarqué, comme tous les autres. Mais il voyait mal comment l’exprimer clairement. Il se contenta de dire :
– Je sais pas, on traîne sûrement pas dans les mêmes coins.
Zach acquiesça distraitement. Il regardait vers une des nombreuses maisons clones qui formaient le quartier des Palissades. Sean observa à son tour mais ne vit rien. Rien dans un premier temps, jusqu’à ce qu’il remarque la silhouette agenouillée près d’une moto au milieu du garage d’une des maisons.
– C’est qui cette fille ? demanda Zach. Je l’ai déjà vue, elle est au lycée normalement.
– Elle s’appelle Meredith Slovanich, je crois. C’est un vrai mec, toujours le nez fourré dans des moteurs ou des trucs comme ça.
Zach quitta le bitume de la route pour les petites dalles de l’allée privative.
– Besoin d’un coup de main ? dit-il.
Meredith leva la tête et examina l’intrus. Elle avait du cambouis sur le visage, et même dans ses cheveux blonds coupés à la garçonne.
– On n’a pas besoin de coureur de jupons ici, merci quand même.
Zach haussa un sourcil surpris par l’assurance et la défiance dont elle faisait preuve. Elle semblait plus ou moins du même âge que lui, mais son attitude était celle d’un homme qui lui aurait cherché des crosses. Sean, sentant la tension monter, s’approcha d’elle et lui dit :
– Tu n’étais pas au lycée aujourd’hui. Tu séchais ?
– Et tu comptes me mettre une colle pour ça ? s’exclama-t-elle en se remettant debout, et en s’essuyant les mains d’un chiffon incolore.
Zach s’approcha de la moto, c’était en fait une petite 80 cm3 à laquelle on venait de souder un side-car artisanal.
– Tu vas rouler avec ça ? demanda-t-il.
Elle le fixa dans les yeux. Mais ceux du garçon se promenaient sur la mécanique. Oubliant toute animosité, Zach commenta :
– Ton engin va être vachement ralenti, je crois que tu devrais rajouter une barre de renfort ici, pour soutenir plus le side-car.
– C’est prévu, dit-elle sans le lâcher du regard.
– Et à quand le lancement ?
– À ce soir. Mais si vous êtes si fortiches vous n’avez qu’à venir pour y assister, à vingt-deux heures.
Zach saisit la balle au vol.
– O.K. On sera là. J’apporterai quelques bières, histoire de se consoler si ça foire.
Profitant de l’occasion pour opérer une sortie brillante, il tourna le dos au garage, adressant un petit signe de main à Meredith, et s’en alla sans rien ajouter.
Meredith les regarda s’éloigner tout en continuant de s’essuyer consciencieusement les mains, ce qu’elle faisait depuis deux bonnes minutes maintenant. Elle finit par poser le chiffon.
T’es trop nerveuse, ma vieille.
Le culot avec lequel Zach lui avait répondu la mettait mal à l’aise. En un instant la situation avait échappé à son contrôle, elle avait voulu se montrer plus maligne que Zachary et l’enchaînement des réponses l’avait contrainte à parler sans réfléchir. Voilà qu’elle venait de l’inviter avec Sean Anderson au lancement de son side-car artisanal. À présent qu’elle avait tout le temps pour y réfléchir, et aucune pression, les réponses idéales lui venaient à l’esprit avec facilité. Trop tard évidemment, comme d’habitude. C’était toujours comme ça dans la vie, à chaque fois trop tard.
Zach et Sean marchaient en direction de leurs logis respectifs lorsque Zach dit :
– Bon, t’as intérêt à ramener tes fesses ce soir, on risque de bien se marrer.
– J’aimerais bien, mais ça va être difficile pour moi, demain il y a cours et si mes parents me surprennent en train de faire le mur je suis un homme mort.
Zach lui mit la main sur l’épaule.
– Pour une fois qu’on a l’occasion de faire un truc ensemble et de faire un peu connaissance, tu vas pas me laisser tout seul…
Sean émit un grognement.
– Allez, gringo, je te fais confiance, je t’attendrai devant chez toi à dix heures ce soir, lança Zach en le quittant.
Le soleil tombait lentement sous la ligne d’horizon, colorant l’atmosphère de rouge et d’orange luminescents. Les collines boisées de l’ouest avalaient l’astre avec une douceur machinale. Le Pocomac – rivière traversant Edgecombe d’ouest en est pour aller se déverser dans l’océan près du port – faisait miroiter à sa surface des centaines de petits reflets dorés, pareils à un miroir géant qui se serait brisé, répandant ses morceaux sur la rivière.
Edgecombe était paisible. Ses rues se figeaient progressivement à mesure que les cuisines s’allumaient un peu partout dans la ville pour préparer les dîners des douze mille citoyens. Le stade s’était vidé quelques minutes auparavant de ses jeunes joueurs de base-ball. Ed Farmer fermait la porte de son épicerie, se préparant à rejoindre Al Paterson, le libraire, à la taverne Tanner. Le vieux bâtiment gothique converti en bibliothèque (avec ses gargouilles sinistres, ses doubles encorbellements et ses mansardes pointues le faisant ressembler à une vieille maison du Moyen Âge) trônait dans la pénombre du parc municipal, tandis que Mlle Donner l’illustre bibliothécaire et Brian Smythe, le tout nouvel assistant, descendaient les hautes marches de pierre du perron. Ils traversèrent le parc de l’Indépendance noyé dans l’obscurité et rejoignirent leurs voitures respectives. On disait qu’ils avaient une aventure, mais cela restait à l’état de rumeur, une parmi tant d’autres dans une petite bourgade maritime comme Edgecombe.
Tout le monde quittait ses obligations journalières pour retrouver ses fonctions familiales, les foyers se remplissaient, les lumières électriques inondaient subitement les maisons et la grande activité sociale du début de soirée se mettait en branle chez chacun.
Quelque part dans la ville, tapi dans la nuit avec la cruauté à fleur d’âme, le Mal se mit à sourire…
Sean déposa dans son assiette l’épi de maïs qu’il venait d’ingurgiter. Phil Anderson, son père, se leva pour éteindre la télévision qui ne cessait de déblatérer un discours que personne n’écoutait.
Sean jeta un bref regard vers la pendule du salon, elle indiquait 20 h 50. Il en était encore à se demander s’il allait vraiment procéder à son escapade nocturne lorsque son père lui dit :
– Ton frère a téléphoné tout à l’heure, il a décroché un contrat pour une pub, c’est pas grand-chose a-t-il dit, mais ça lui fait un peu d’argent. Avec ta mère, nous songions à lui rendre visite ce week-end, ça te tenterait, une petite promenade à New York ?
Voir son frère, et à New York de surcroît, était alléchant, mais Sean avait déjà un projet bien plus amusant pour le week-end, et si la partie de paint-ball prévue pour samedi après-midi avait lieu sans lui, il serait hors concours pour le titre de tireur d’élite du comté, c’était impensable.
– Tu sais, papa, j’aime bien Sloane, mais il faudra qu’il se passe de ma présence parce que j’ai un contrôle de maths lundi matin et il faut que je révise avec Lewis à la bibliothèque.
Amanda Anderson avait commencé à débarrasser, elle reposa la pile d’assiettes qu’elle tenait. Surprise, elle demanda :
– Si tôt dans l’année, tu as déjà des interrogations écrites ?
– Oui, maman, et c’est important, c’est pour faire une évaluation de notre niveau à tous.
Il n’aimait pas mentir à ses parents, et c’était chose rare. Phil posa sa serviette sur la table, signe qu’il était repu, et intervint :
– Bien, après tout je ne vois pas d’objection à ce que tu restes si c’est pour travailler…
– Non, Phil, dit Amanda, il ne va pas rester seul tout le week-end ! Il n’en est pas question !
– Mais, maman, je l’ai déjà fait en août quand vous êtes partis chez les Manekenwitz, et ça s’est très bien passé, objecta Sean tout affolé à l’idée de manquer le paint-ball du week-end.
Amanda se trouva désarmée face à cet argument d’une logique imparable et décida de clore momentanément le débat d’un :
– Bon, eh bien, on verra ça plus tard !
Profitant du flottement, Sean quitta la table et prit la direction de l’escalier en expliquant qu’il allait se coucher, rompu par une grosse journée d’école.
Quand il arriva dans sa chambre, au premier étage, il n’alluma pas la lumière tout de suite. Poussant du pied une caisse de jouets, il marcha jusqu’à la fenêtre à guillotine qu’il ouvrit d’un geste rapide. Il s’agenouilla près du rebord et guetta.
La fenêtre donnait sur la contre-allée menant au garage, lui-même en retrait par rapport à la maison. Il avait vue sur le garage donc, mais aussi sur le côté de la maison des voisins, et surtout sur une portion de la rue. Il la scruta lentement. Il vérifia son réveil qui indiquait 21 h 01. Il avait le temps. Même si le risque de se faire pincer était présent à son esprit, le désir de fréquenter Zach était plus fort encore et sa décision de sortir ce soir était prise. Il avait hâte d’y être et en même temps il appréhendait un peu.
Son regard accrocha la caisse bleue qui traînait dans un angle. Elle était remplie de figurines et de jouets divers.
Sean avait quinze ans, et alors que tous ses amis étaient fiers d’avoir jeté leurs jouets parmi les méandres poussiéreux des greniers, lui avait le plus grand mal à s’en séparer. Tirer un trait définitif sur ses jouets, c’était enterrer son enfance à jamais. C’était creuser ce fossé qui éloigne pour l’éternité les adultes du monde des féeries juvéniles, cela revenait à renoncer à la magie de l’enfance. Il aimait trop ce monde où l’on pouvait encore se donner l’illusion d’être vraiment quelqu’un d’autre.
Il se leva, traînant les pieds sur le parquet et s’empara de la caisse bleue où il cachait ses figurines Star Wars. Il alla jusqu’à une grande porte qu’il fit coulisser et entra dans le dressing. Il le comparait au placard dans lequel E. T. se cachait dans le film de Spielberg ; ayant lui aussi quelques peluches entassées là-dedans il s’était pris parfois à chercher la tête de l’extraterrestre parmi celles-ci. Sans succès.
Sean posa la caisse et la poussa sous une colonne d’étagères pleines de vêtements et disposa un carton de photos devant. Il recula et s’assit, le dos en appui contre les placards du vis-à-vis. Il contempla le dressing. Des chemises et des blousons sur des cintres, des tiroirs pleins de chaussettes et de sous-vêtements, une douzaine de peluches entassées en vrac et la pénombre pour habiller l’ensemble d’un voile sibyllin. Combien d’heures avait-il passées là à se cacher ? Combien de frayeurs s’était-il créées en croyant entendre des bruits de monstre venant d’ici alors qu’il était blotti sous ses draps ? Lorsqu’il était plus jeune il s’emmitouflait entièrement dans ses couvertures, laissant juste un petit trou pour pouvoir respirer, il se sentait protégé d’un bouclier « antimonstre ». Il savait que ce simple drap allait en fait le rendre invisible aux créatures du placard. Sean revoyait tout cela, il voyageait au travers de ses grandes émotions passées. Et il somnola.
Un son mat le réveilla. Une pierre tapant contre le bois du mur extérieur. Il sursauta et sortant de son état léthargique il alla vers la fenêtre. Au passage il jeta un coup d’œil à son réveil : 22 h 02. En contrebas, dans l’allée menant au garage se trouvait Zach, un sac sur l’épaule. Ce dernier imita le miaulement d’un chat, mais le résultat fut plus proche du cri d’un paon que de celui du félin. Sean enfila à toute vitesse sa veste en jean et écouta à la porte de sa chambre. En bas, la télé diffusait une quelconque série qui devait accaparer ses parents. C’était parfait. Il retourna à la fenêtre qu’il enjamba, prit appui sur le rebord et, d’un bond souple, se propulsa sur la gauche, où il atterrit deux mètres plus loin sur le toit du garage. D’un geste vif il se rattrapa à la gouttière qui passait à côté et reprit son équilibre. Dix secondes plus tard il était dans la contre-allée, au côté de Zach.
– Ben, mon vieux, chuchota Zach, tu te prends pour Tom Sawyer ou quoi ?
– Hé, c’est toi qui as commencé en faisant le chat, Huckleberry Finn ! rétorqua Sean. T’as quoi dans ton sac ?
Zach eut un léger sourire.
– De la bière, juste au cas où son side-car artisanal foirerait…
– Et dans le cas où il fonctionnerait ? demanda Sean.
– On les boira quand même !
À quelques centaines de kilomètres de là, dans un vieux hangar pourrissant de Boston, une étrange cérémonie s’achevait. Une femme émit un gémissement sourd, les yeux révulsés, les bras tressaillant comme sous l’effet d’une violente drogue qui affecterait le système nerveux, elle ouvrit la bouche et un filet de bave en sortit. La bave dégoulina sur la table de bois et forma une petite mare translucide. Puis les yeux se fermèrent, et la femme se mit à respirer lourdement. Les mouvements convulsifs de son corps s’arrêtèrent d’un coup. Elle rouvrit les yeux, de beaux yeux bleus, et entreprit de se masser la nuque et l’intérieur des coudes où ses veines étaient exorbitées.
– L’Ora est calme, dit-elle sèchement. Aucun message des Guetteurs. Je ne vois pas pourquoi nous nous entêtons à sonder le Royaume ! Depuis le temps, il est peu probable qu’il réapparaisse !
L’homme en face d’elle se leva, un homme si massif qu’on l’aurait cru taillé dans la pierre. Ses maxillaires se comprimèrent et son visage devint subitement plus agressif, une bestialité inattendue se dégagea de son regard. Quelque chose d’animal émanait dangereusement de lui. D’une voix monocorde il s’exclama :
– Il se manifestera un jour ou l’autre, sois-en certaine. (Un rictus de sadisme se dessina sur ses lèvres.) Et ce jour-là, nous mettrons la main dessus ! Le boss s’impatiente, il voudrait des résultats !
La femme se leva, détacha le pendule de cristal qui stagnait, pendu à son socle de bronze décoré de motifs cabalistiques, et le fourra dans un écrin de velours.
– Alors dis-lui que je fais ce que je peux mais que je ne vais pas m’épuiser pour rien !
– Dis-lui quoi ? demanda une lourde voix tapie dans un recoin d’obscurité.
La femme tressauta et regarda vers le monticule de hautes caisses en bois. Une silhouette noire en émergea, drapée d’un long manteau de cuir et la tête – au crâne luisant – enfoncée dans une écharpe noire. L’homme parla d’une voix calme, mais pleine d’une autorité écrasante. Il utilisait sa voix comme un bras, imposant par les mots ce que d’autres commandaient avec la force physique :
– Sachez, très chère, que je ne vous ferai nullement gâcher vos talents en de vaines et futiles tâches. Ce que nous entreprenons trouvera sa finalité très bientôt, j’en suis certain, je le sens.
Celle à qui s’adressait cette remarque ne put s’empêcher de frémir alors que cette voix qu’elle connaissait depuis fort longtemps l’enserrait de ses propos. Elle sentit les mots venir jusqu’à elle et se glisser sous ses vêtements pour atteindre sa peau frissonnante et lui remonter le long de l’échine, pareils à une langue glaciale. Pourtant, le pire n’était pas ses mots, mais ses yeux. Ses yeux dont l’éclat de folie promettait les pires tourments à qui le défierait. L’homme dans l’ombre avait des yeux terrifiants, et une grosse cicatrice qui lui barrait le visage du front jusqu’au bas de la joue.
Meredith poussa de toutes ses forces l’engin et son lourd side-car. La semelle de ses tennis dérapait fréquemment sur le bitume, mais elle ne voulait pas mettre la moto en marche dans sa rue, cela réveillerait tout le quartier et elle préférait se passer de publicité quant à ses virées nocturnes.
Et puis ces foutues lunettes qui ne cessent de glisser ! Pourquoi j’ai pas mis mes lentilles ?
Elle continua de pousser la moto sur cent mètres tandis que la sueur lui coulait en grosses gouttes sur le front – allant jusqu’à lui brûler l’œil de son sel. Elle stoppa un instant afin de reprendre sa respiration.
Quand je pense à ces deux idiots qui voulaient venir ! Tous des grandes gueules ces mecs !
Elle avisa le chemin qu’il lui faudrait encore parcourir avant d’atteindre le terrain vague – seul lieu assez reculé où elle pourrait mettre les gaz sans craindre d’éveiller la curiosité des badauds. Cela allait être fatigant mais le jeu en valait la chandelle. Elle avait presque parcouru les cent trente mètres qui la séparaient de Williamson Way. C’était le chemin de terre qui s’enfonçait dans les terrains vagues et qui conduisait à la vieille usine dont elle voyait l’ombre sinistre de la cheminée se détacher au loin dans le ciel. Ensuite elle n’aurait qu’à marcher – non, pousser – sur une centaine de mètres et elle pourrait démarrer le moteur. La nuit était sombre, pas d’étoiles, juste un quartier de lune brillant au-dessus des Twin Hills. Les Twin Hills donnaient leurs noms à de nombreux commerces ou accessoires dans la région car ces deux collines jumelles formaient les colosses boisés gardant l’entrée d’Edgecombe. À l’époque où l’usine Bertot fonctionnait encore, la voie ferrée grimpait jusqu’au col où elle fonçait entre les hautes silhouettes et partait au sud vers Scarborough Hills près de Judith Point. Lorsqu’on s’approchait du port, on pouvait voir le faisceau lumineux du phare se promener au loin sur la surface de l’océan, par-delà la petite baie de la ville. Le phare était construit sur un des versants de la colline orientale, pas tout à fait au sommet afin de préserver l’intérieur des terres, en particulier la ville, de son puissant projecteur. Pour y accéder, on empruntait un long escalier taillé dans la pierre, fait de marches décaties et d’un sentier sinueux dans les bois. On l’appelait l’escalier des mille marches, même s’il ne devait pas en comporter la moitié. Le phare dominait la grande masse noire de la jumelle orientale tandis que la jumelle occidentale était surplombée d’un à-pic rocheux à la base duquel surgissait une cascade. L’eau de la cascade – qui en descendant les pentes de la colline formait une petite rivière appelée Sharpy – fut décrétée non potable du fait des nombreuses pélites soufreuses, et l’on comprit enfin pourquoi les habitants du vieux moulin à eau dans la forêt étaient souvent malades, et le bâtiment fut vite abandonné.
Un gros nuage voila momentanément la lune. Meredith s’épongea le front et se remit en marche, poussant de tout son corps sur le guidon chromé de la moto. Quelques instants plus tard elle ignora le virage à droite que faisait la route goudronnée, et s’engagea dans un chemin dont les hautes herbes témoignaient du manque d’entretien. Le chemin coupait en deux une butte qui avait été dressée là pour protéger la ville du bruit de l’usine. La butte n’était pas haute, à peine cinq mètres, mais elle suffisait à isoler le terrain vague et l’usine du reste du monde. Après une courte distance dans la terre boueuse et les hautes herbes qui montaient jusqu’à la taille par endroits, le chemin tourna sur la droite en s’éloignant encore plus de la ville. La lumière des lampadaires n’irradiait plus la route abandonnée, Meredith commençait à ne plus distinguer correctement sa trace.
Ce fut à ce moment précis – où sa proie était en difficulté – qu’il choisit de fondre sur elle.
Meredith ne vit rien venir, c’est à peine si elle réalisa quoi que ce soit lorsque l’ombre surgit derrière elle.
Quand une main s’abattit sur son épaule en criant, elle eut enfin une réaction. Elle hurla de tout son corps en bondissant sur le bas chemin, et tomba à la renverse dans les ronces. Alors que son cœur battait la chamade elle tenta aussi vite que possible de se relever, mais les ronces l’agrippaient de leurs tentacules piquants. Elle réalisa subitement qu’on riait derrière elle et la peur la fuit, remplacée par la colère. Elle se débarrassa rageusement d’une branche épineuse, réajusta ses lunettes qui avaient glissé de son nez, et put se tourner vers la route. Zachary Trent se tordait littéralement de rire, il riait tant et si fort qu’il devait s’appuyer sur la moto pour ne pas finir sa crise d’hilarité à même le sol. Derrière lui, plus timoré, se trouvait Sean Anderson qui arborait un sourire gêné.
Zach, t’es un homme mort ! C’est juste que tu ne le sais pas encore.
Meredith se leva d’un bond et ce, malgré les ronces qui lui labourèrent les avant-bras et le cou.
– C’est minable ce que tu viens de faire ! C’est minable et ça te ressemble bien !
Quelques gouttes de sang se mirent à perler sur sa peau. Zach, voyant les perles noires se former, prit conscience de son acte, mais des bribes de fou rire ne cessaient de réapparaître.
– Désolé je pensais pas que tu…, tenta-t-il d’articuler entre deux spasmes.
Meredith le coupa :
– Ouais, bah, la prochaine fois ne pense pas du tout, ça pourra pas être pire !
Zach voulut lui tendre la main pour l’aider à se sortir du buisson, mais elle le repoussa et se hissa toute seule en maugréant.
– Pourquoi tu l’allumes pas ? demanda Sean en désignant la moto du menton.
– Pour pas ameuter tout le quartier. Vous allez m’aider à la pousser jusqu’au pied de l’usine, et on la démarrera. Ça, tu peux y arriver sans faire de connerie, non ? dit-elle en adressant sa dernière réplique à Zach qui se tenait maintenant de l’autre côté du guidon.
Celui-ci se contenta de soupirer et tous trois se mirent à pousser.
Les mains plaquées sur l’acier froid du side-car, Sean ne put s’empêcher de regarder la haute cheminée qui se dressait cent mètres devant, gigantesque silhouette noire. Emmitouflée dans son grand manteau d’ombre, il irradiait de l’usine comme un avertissement.
Sean se sentit soudainement mal à l’aise.
– Hé, on est obligés d’aller jusqu’à l’usine pour démarrer la moto ? On peut pas le faire ici, ou le long de la vieille voie ferrée ? demanda-t-il d’une voix qu’il aurait voulue plus rassurée.
– Me dis pas que c’est cette histoire de four à marmots qui te fait flipper ? gronda Meredith. De toute façon comment tu veux qu’on pousse la moto jusqu’à la voie ferrée sans passer par l’usine, on va pas couper à travers les hautes herbes, t’as vu le poids de l’engin !
Meredith lui jeta un bref regard avant de réajuster pour la énième fois ses lunettes qui commençaient à glisser.
Il fallut que Meredith s’acharne sur le kick, temporisant afin de ne pas noyer le moteur, pour qu’enfin la mécanique se mette à vrombir. Tout d’un coup l’obscurité fut percée, le grand voile de ténèbres qui entourait l’usine et le terrain vague de toute son épaisseur fut comme déchiré par le bruit assourdissant de la moto. Avant il y avait le noir et l’intimité confinée qu’il donnait à leur présence, puis il y eut le piston qui, envahissant l’air de son bourdonnement aigu, fit perdre à la nuit sa discrétion. Sean avait l’impression qu’un projecteur venait de se braquer sur eux, le moteur cahotant lui faisait penser à une voix hurlant sans discontinuer « ON EST LÀ ! JUSTE À CÔTÉ DE L’USINE ! AVEC TOUT LE RAFFUT QUE NOUS FAISONS VOUS NE POUVEZ PAS NOUS MANQUER ! » et il se sentit terriblement vulnérable.
C’est pourtant Zach qui fit remarquer le premier le bruit qu’ils faisaient. Meredith, tellement absorbée dans l’observation de son petit bijou, ne semblait pas être sensible au vacarme. Finalement elle enfourcha la moto, non sans en avoir fait trois fois le tour, et fit signe aux deux garçons de s’approcher.
– Zach, tu montes dans le side-car, Sean t’es plus petit, tu grimpes derrière moi.
Zach remarqua en s’installant qu’un gros coussin était posé au fond du side-car. Appréciant ce petit luxe il s’installa le plus confortablement possible ; l’absence de véritable fauteuil ne rendait pas la chose aisée. Puis il se lissa les cheveux et les attacha en catogan. Sean s’installa juste derrière Meredith.
– Tu peux te tenir à moi si tu veux, lui dit-elle avec le plus de neutralité possible.
Si ça avait été Zach derrière, nul doute qu’elle se serait bien gardée de le lui proposer, mais Sean avait l’air sympa, plus réservé, elle ne craignait pas qu’il en profite.
Elle cala ses lunettes sur son nez, et s’écria :
– Accrochez-vous, c’est parti !
Elle tourna la poignée des gaz.
Le deux-roues bricolé ballotta fortement puis s’élança le long de la voie ferrée, le ronflement du moteur qui avait paru jusqu’ici à Sean très bruyant devint alors démentiel. Meredith passa les vitesses assez rapidement et le véhicule gagna en vélocité. Zach se pencha tant bien que mal pour crier à l’adresse de la pilote :
– Si tu mettais les phares ce serait peut-être plus prudent, on verrait où on roule comme ça !
Sans quitter le rideau sombre qui s’étendait devant eux elle cria à son tour :
– Y a pas de phares ! Ils ne marchent pas !
À trois dessus, avec un side-car greffé, la petite moto ne dépassait guère les cinquante kilomètres à l’heure, et le moteur se fatiguait vite, néanmoins ce qui comptait le plus pour Meredith c’est que l’assemblage fonctionnait.
L’acier frottait, l’acier pliait légèrement, mais il ne cédait pas.
Zachary fit un effort pour desserrer les mâchoires et paraître plus décontracté, mais ses yeux continuaient à s’affoler et à tourner en tous sens. Seule Meredith s’éclatait vraiment sans se soucier de l’accident. La main serrant la poignée des gaz à fond, un large sourire envahissait son visage.
Et puis il y eut un trou.
Pas profond, à peine vingt centimètres bien que suffisamment long pour que la moto et sa nacelle tombent et en ressortent en frappant la paroi. Au moment même où la moto bondissait pour sortir de la dépression, il y eut un bruit sourd et Zach se mit à hurler. Le side-car se détacha d’un coup et s’écarta de la moto. Il continua sur trente mètres (le trou l’avait déjà passablement ralenti) en soulevant un nuage de poussière et perdit de sa vitesse, tangua dangereusement à droite puis à gauche, sembla hésiter, comme pris d’un doute quant au chemin à suivre, pour finalement aller se renverser dans un buisson. Meredith contrôla la moto avec une agilité dont Sean ne l’aurait jamais supposée capable, redressement, dérapage et accélération, elle stoppa près de la nacelle couchée sur le côté.
– Zach, ça va ? demanda-t-elle en bondissant de la moto.
Sean, surpris par le poids soudain de l’engin tenta vainement de récupérer son équilibre, mais s’effondra en même temps que la moto, évitant de peu de se brûler la jambe avec le pot d’échappement.
Une tête émergea lentement du buisson et Zach, couvert de poussière, le regard hagard, dit d’une petite voix :
– Plus jamais je ne remonte sur cette foutue bécane avec toi !
Meredith explosa d’un rire sincère.
– Si tu pouvais voir la tronche que tu tires ! Pourquoi j’ai pas un appareil photo ? Je deviendrais millionnaire en la vendant au lycée…
Zach, déjà passablement dépité, fit encore plus la moue lorsqu’il extirpa du side-car son sac tout dégoulinant de liquide.
– C’est quoi ça ? demanda Meredith qui commençait seulement à se calmer.
– C’était de la bière, si tu avais roulé un peu…
– Taisez-vous ! interrompit Sean. Y a quelqu’un qui vient.
Tous regardèrent dans la direction que Sean indiquait. Une voiture s’engageait dans Williamson Way, là où les adolescents s’étaient retrouvés quelques minutes plus tôt.
– Merde, c’est le shérif Hannibal ! avertit Zachary. Tous à terre. S’il nous trouve ici il va nous ramener jusque chez nous et bonjour la tronche des parents !
Ils se jetèrent dans les hautes herbes et perçurent les phares blancs passer juste au-dessus de leurs têtes. Risquant un coup d’œil, ils reconnurent sans peine, et malgré la pénombre, la Jeep Cherokee bleu marine et surtout la barre de gyrophare sur le toit.
– Avec un peu de bol c’est juste l’officier Piper, dit Sean.
– T’as déjà vu Piper gros lard sortir la nuit ? Je suis sûr qu’il reste cloîtré chez lui, persuadé que les vampires et autres créatures de la nuit le dévoreront s’il ose bouger ! objecta Zach.
La Jeep s’arrêta au milieu du chemin, une portière s’ouvrit et un projecteur commença à balayer le terrain vague. Les trois adolescents baissèrent la tête.
– Et s’il voit la moto ? On est fichus ! balbutia Sean.
Zach, se voulant toujours rassurant, intervint :
– Il la prendra pour l’une des nombreuses épaves qui traînent ici…
Meredith eut alors un regard pour Zach qui devait dire quelque chose comme « si c’est ma moto que tu traites d’épave, je vais t’en donner de l’épave moi ! » mais le garçon ne la regardait pas.
La lumière repassa au-dessus d’eux, ils s’aplatirent le plus possible dans les herbes. Sean avait la tête écrasée sur une motte humide de terre. Le pinceau blanc disparut enfin, la porte se referma et le véhicule quitta le terrain vague en reculant.
Un long soupir se fit entendre. Meredith la première se leva et contempla le side-car.
– Bon les gars, va falloir me filer un coup de main pour ramener ça jusque chez moi.
Il était onze heures, ils étaient fatigués, sales et meurtris, mais l’énervement et l’excitation des dernières minutes les empêchaient de songer à aller se coucher. Ils observèrent Meredith.
C’était une sacrée fille.
Il avait vu, Il avait regardé ces petites silhouettes s’agiter un peu plus bas, Il avait entendu l’odieux boucan qu’ils avaient fait. Mais Il n’était pas descendu, Il n’avait pas tenté de se les approprier, non, pas cette fois-ci. Ils étaient trois, pas très costauds d’accord, mais trois tout de même. Si un seul Lui échappait il pourrait donner l’alerte et tout deviendrait plus dur, non, non ; Il allait attendre qu’une bonne occasion se présente et Il nourrirait la Bête. Celle qui Lui parlait la nuit, celle qui Lui envoyait toutes ces images atroces dans son sommeil, celle pour qui Il devait travailler. Car s’Il travaillait bien, s’Il donnait à la Bête ce qu’elle voulait, beaucoup de ce qu’elle voulait, alors Il pourrait retrouver le sommeil, alors Il pourrait repartir sur les routes pour Lui et rien que pour Lui. Il pourrait aller loin de sa perfide tanière, Il irait là où Il voudrait, pour son plaisir. Mais il fallait beaucoup travailler pour la Bête, et déjà, alors qu’Il regardait les trois silhouettes s’éloigner avec leur moto, Il se prépara à servir la Bête.