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Sean et Lewis s’étaient levés très tôt pour entamer un rangement et nettoyage qui promettait d’être fastidieux. Ils avaient frotté et gratté le parquet jusqu’à ce qu’il ne reste plus de peinture. Heureusement, les paint-balls n’utilisaient que de la peinture relativement simple à faire partir. Ils avaient ensuite rangé toutes les figurines qui jonchaient le sol.

– N’empêche, je ne me souvenais pas que t’en avais autant ! s’étonna Lewis.

– Ce sont mes… c’étaient, corrigea Sean, mes préférées quand j’étais môme.

– Ouais, je me souviens bien qu’on s’amusait avec, mais je croyais que t’en avais moins.

Quand la montre à quartz de Lewis sonna ses deux coups de neuf heures, la chambre brillait comme un sou neuf. Il ne restait plus qu’à trouver une explication pour les parents à propos de la couette fendue en deux, ainsi que de l’entaille profonde au milieu du matelas.

Sean avait eu tout le loisir d’y penser durant la nuit, Lewis et lui avaient longuement parlé avant de se coucher avec une couette ouverte de tout son long. Lewis s’était excusé d’avoir perdu les pédales, et Sean l’avait remercié de lui avoir sauvé la vie.

– Mais c’est tout de même bizarre que la créature se soit dissipée après s’être fait asperger de peinture ! Je pensais que les monstres craignaient l’argent, l’eau bénite ou le feu à la rigueur, mais pas la peinture ! avait-il dit.

Lewis lui avait raconté comment il s’était imaginé dans le monde d’Oz, et qu’il avait déconnecté de la réalité. Il avait eu alors comme une décharge et la crosse du pistolet paint-ball lui était apparue, dépassant d’un carton. Lorsqu’il avait fait feu, il était dans un état second, il voyait les yeux rouges mais les assimilait à ceux de la sorcière et il avait tiré, persuadé qu’elle fondrait sous ses coups.

– En un sens c’est ce qu’il a fait, il a fondu, fondu dans le néant ! s’était exclamé Sean.

Puis ils s’étaient confiés l’un à l’autre, Lewis principalement, que cette vision de cauchemar avait profondément touché. À force de murmurer dans l’obscurité, Lewis s’était endormi mais pas Sean. Il avait pensé. Pensé à tout ce qu’ils avaient fait ces derniers jours, et plus il remuait ses souvenirs plus il se sentait mal, un poids lui écrasant le cœur.

– Bon alors, comment on fait pour la couette ? demanda Lewis.

– J’y ai réfléchi. Il y a un vieux clou qui servait à accrocher mon diplôme de natation, mais le cadre est tombé un jour et s’est brisé, on ne l’a jamais remplacé. Ça fait trois mois que mon père dit qu’il va retirer le clou du mur avant que quelqu’un ne se blesse, mais il ne l’a pas fait. Je dirai qu’on a un peu trop chahuté et que la couette s’est accrochée au clou puis s’est déchirée quand on a tiré.

– C’est un peu tiré par les cheveux, mais j’imagine qu’on n’a pas mieux…

– Pour le matelas, je vais mettre le drap à la poubelle et en changer, avec un peu de chance ils ne verront rien jusqu’à ce que je récupère le lit à deux places de Sloane.

Lewis approuva de la tête.

– Ensuite, reprit Sean, on va voir Zach, Meredith et toute la bande pour les prévenir de ce qui s’est passé. J’ai le sentiment qu’une sorte de compte à rebours s’est déclenché, et je ne sais même pas contre quoi, mais il faut éclaircir notre situation.

C’était dans l’air, il le sentait, et tous les membres de leur petite bande y étaient sensibles, mais nul ne pouvait expliquer de quoi il s’agissait. C’était profond en eux, une sensibilité ancestrale, qui remontait à une époque reculée, un atavisme lointain de l’esprit qui refaisait lentement surface.

 

Aaron Chandler lança sa bière vide vers les deux poubelles en fer-blanc, et les manqua. Il pesta pour le principe, mais il avait l’habitude désormais. Il n’y avait que Stuart Cabbleton pour réussir presque à tous les coups, ce type était un sacré veinard. Pas comme lui, Aaron Chandler, vingt et un ans à la fin de l’année et pas de travail, une famille de poivrots et, pour couronner le tout, pas de pognon ! Il lui restait quoi ? Une bonne santé, une gonzesse avec un cul encore pas trop bouffé par la graisse, et… et rien d’autre. Peut-être l’espoir. L’espoir de quoi ? de voir ce merdeux de grassouillet et le frangin de Sloane Anderson mordre la poussière ? Ce serait déjà pas si mal. Lloyd disait que le petit gros habitait pas loin d’ici, que son père bossait pour Baisley’s Co sur le port. Il ne serait pas difficile de mettre la main dessus mais celui-là serait pour Lloyd, en souvenir du coup de paint-ball dans les couilles. Aaron voulait le frangin de l’acteur, il lui ferait payer l’humiliation de rentrer chez soi couvert de peinture et d’ecchymoses. Ce petit salaud allait le regretter sacrément. Il s’occuperait ensuite de l’apprenti G.I., ce fils de pute qui lui avait mis un coup dans les couilles sous le vieux pont alors qu’il était bourré. Lui aussi aurait mal mais ce serait plus facile, il savait déjà où il habitait. Et tant qu’il y serait, il choperait Zach, il avait des comptes à régler avec cette poule mouillée qui traînait avec les larbins de service. Aaron tendit la main vers le carton de bières et en reprit une canette.

Bientôt il aurait sa vengeance, bientôt il leur ferait mal à tous. Il allait leur montrer qui était le plus fort ici, qui était le maître. Bande d’enculés !

Mais avant ça il devait vérifier quelque chose. Depuis deux jours un type louche posait des questions aux ados du coin. D’après ce qu’il en savait, le mec cherchait des adolescents qui agiraient bizarrement. C’était la question qu’il posait souvent.

– Tu n’aurais pas vu des adolescents qui agiraient bizarrement ces derniers temps ? Des jeunes personnes qui te sembleraient se comporter différemment, peut-être même qu’ils parlent des trucs étranges qu’ils feraient, non ?

Apparemment ses investigations n’avaient rien rapporté de concluant puisque Aaron voyait souvent sa grosse Mercedes se balader dans Edgecombe. Ce type risquait de s’attirer les foudres des mères de familles s’il continuait à interroger tous les puceaux de la ville.

Des adolescents qui agiraient bizarrement.

Aaron sourit. Lui il en connaissait. Vendredi soir dernier il avait baisé Joséphine Emerson dans sa bagnole, et alors qu’il lui réglait son compte, il avait vu passer dans la rue quatre morveux. Zach, celui qui se prenait pour un G.I. et qui habitait près de chez Lloyd, le petit gros et le frère de Sloane. La brochette complète des connards qu’il devait expédier sur la lune. Il avait bien failli virer Joséphine pour mettre le moteur en route et leur rouler dessus, mais elle avait un sacré cul la petite. Il avait laissé tomber les quatre cons – pour la soirée du moins – et s’était remis à s’occuper de sa régulière avant qu’il ne débande complètement.

À présent, il regrettait amèrement de ne pas avoir cédé à sa première idée. Mais surtout il avait trouvé des adolescents qui agissaient bizarrement. Qu’est-ce qu’ils foutaient dehors alors qu’il pleuvait comme vache qui pisse, en pleine nuit ? Stuart disait qu’il les avait vus dehors avec une gonzesse un autre soir. Aaron aurait parié que c’était eux que recherchait le mec à la Mercedes noire.

Il rota à deux reprises, et dit à voix haute :

– Je sais pas ce qu’il vous veut, mais une chose est sûre : il peut compter sur moi pour l’aider à vous choper s’il s’agit de vous faire mal.

Aaron but d’une traite ce qui restait dans la canette et se leva. Il devait trouver le type louche et lui parler.

 

Ils s’étaient donné rendez-vous au pied du château d’eau, derrière l’église catholique. Zach, Meredith, Tom, Eveana et même Gregor, le nouveau venu que Lewis avait appelé. Sous la haute colonne d’un rouge délavé – Lewis plaisantait souvent sur la taille et la couleur ignoble du bâtiment – Zach fumait une cigarette qu’il avait mendiée à un passant en venant.

Il observa Eveana qui discutait avec Gregor, ils étaient venus ensemble dans la voiture de Mr O’Herlihy. Son regard passa à Tom qui soupirait d’entendre pour la centième fois Lewis demander pourquoi est-ce qu’on construisait les châteaux d’eau en hauteur et non pas sous terre pour cacher leur difformité. Et il vit Sean arriver, il était en retard (les déboires avec sa mère concernant la couette avaient duré plus longtemps qu’il ne l’avait prévu).

Le visage du garçon était moins gai que de coutume, il semblait soucieux.

Bienvenue au club ! pensa Zach.

Tom, qui avait essayé en vain de soutirer à Lewis la raison de leur « réunion », se précipita vers lui.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. On t’a piqué le bouquin ?

Sean secoua la tête et soupira.

– Désolé de vous rassembler tous comme ça, je crois qu’il faut qu’on parle. La situation est assez critique.

Il eut un rapide coup d’œil vers Lewis qui approuva d’un hochement de tête.

Il fit signe à Zach de se rapprocher.

– Je crois qu’on s’est tous mis dans la merde, reprit-t-il. Peut-être pas toi Gregor, et il est encore temps de te tirer pour t’éviter des ennuis.

– Quel genre d’ennuis ?

– Du genre coriace et qui t’attaque la nuit.

À cette remarque, Tom sursauta et Eveana inspira bruyamment.

– Désolé de vous le dire comme ça, je crois qu’en jouant avec le livre on a réveillé quelque chose, et ce truc qui nous a poursuivis, Tom et moi, m’a encore attaqué la nuit dernière avec Lewis.

– Tu veux dire une sorte de démon ? demanda Meredith.

– Je n’en sais rien mais c’est puissant. Lewis l’a fait partir, j’espère juste que ce n’est pas momentané parce que s’il revient je…

Il s’interrompit, troublé et réalisa qu’il tremblait.

– Hé, mon pote, dit Zach en s’approchant et en lui passant la main dans le dos comme pour le réchauffer, faut pas te mettre dans cet état-là, on va pas te laisser dans la merde. On est là !

– Je crois que… reprit Sean, je crois que je ferais mieux de vous raconter ce qui s’est passé ces deux dernières nuits.

Zach lui tapota amicalement le dos et l’invita à poursuivre.

Sean commença d’une voix lente et rauque car l’émotion le tenaillait, puis son discours devint plus fluide et sa voix plus posée. Il exposa comment la créature était apparue dans son placard le lundi soir, et comment elle avait disparu presque aussitôt. Ensuite en vint à la nuit précédente et leur observation du dressing depuis le lit, et il narra tout en détail jusqu’à ce que Lewis ait tiré sur le monstre. Il omit volontairement le passage où Lewis avait perdu les pédales pour le remplacer par un Lewis qui était allé dans le placard pour prendre le pistolet paint-ball.

– Tu veux dire que ce truc craint la peinture ? fit Tom.

– J’ai moi-même du mal à le croire, c’est pourtant ce qui s’est passé.

– Il doit y avoir une autre explication, c’est pas possible, objecta Zach.

– Ouais, eh bien en attendant de la trouver ton explication, moi je vais me balader en ville avec mon paint-ball, et s’il lui prend une envie de croquer du militaire à ce monstre, je lui redécore la gueule ! annonça Tom.

Eveana leva les mains devant elle pour calmer les esprits.

– Organisons-nous au lieu de jouer les Rambo ! Ce soir tout le monde vient à la soirée de Johanna Simons ?

– Je ne connais pas cette fille, c’est sûrement pour cela que je n’y suis pas invité, émit timidement Gregor.

– Gregor, je voudrais pas te chasser, mais il est encore temps pour toi de te tirer et de ne pas être mêlé à nos problèmes. T’es le seul ici qui n’était pas présent lors de la séance de spiritisme, t’as donc toutes tes chances de rester hors de ça. Des emmerdes magiques, crois-moi, ça colle aux fringues encore plus que du chewing-gum ! avertit Sean en grimaçant.

– J’en suis pleinement conscient, mais sur un point de vue scientifique c’est une expérience que je ne peux pas laisser passer. Toutes les grandes expériences recèlent une part de danger, et je suis prêt à accepter cette clause dans le contrat.

– De quel contrat il parle ? chuchota Lewis.

– C’est une métaphore, andouille, lui répondit Eveana.

– Et puis ma curiosité me taraude fortement pour être franc, ajouta Gregor en réajustant ses lunettes sur son nez. Évidemment, je ne veux pas m’imposer, si vous ne voulez pas de moi, je n’insisterai plus.

– Je crois que ce serait préférable dans ton intérêt, commença Sean.

Zach le coupa :

– Laisse-le, s’il veut faire partie du groupe ça ne me dérange pas, il est pas con, il a compris les dangers et les accepte, qu’est-ce que tu veux de plus ?

– Lui épargner des nuits blanches d’angoisse et peut-être bien pis encore…

– Qui est-ce que ça dérange que Gregor se joigne à nous ? demanda Zach en regardant les autres.

Personne ne dit rien.

– Comme ça c’est réglé. Et pour l’invitation de ce soir, c’est moi qui t’invite, Gregor, t’es le bienvenu, Johanna ne pourra pas me refuser ça.

Eveana gloussa.

– Voyez-vous ça ! Monsieur a ses entrées dans la société.

Zach lui lança un regard noir.

Sean prit Gregor à part :

– Ne crois pas que c’est contre toi, mais je voulais t’éviter de vivre ce qui m’est arrivé… enfin, tu fais comme tu le sens.

Gregor ne trouva rien à répondre, considérant qu’il avait déjà exprimé tous ses arguments. Sans pour autant être d’une nature naïve, il avait pris toute cette histoire pour argent comptant. L’éventualité d’un au-delà, bien qu’improbable, se devait d’être vérifiée scientifiquement si la possibilité s’offrait à lui. Dans le plus probable des cas il pourrait démontrer à tous qu’il ne s’agissait que d’un phénomène naturel. Les émissions de gaz, ou les ondes hertziennes avaient souvent été à l’origine de phénomènes dits paranormaux. Restait à présent à découvrir ces fameux phénomènes.

– Bon, pour en revenir à ce soir, dit Eveana, on se voit tous là-bas, Gregor tu viendras avec moi, mon père nous accompagnera. On se débrouille pour tous dormir avec quelqu’un, ça vous va ? Comme ça si ce… truc décide de s’en prendre à l’un d’entre nous, nous ne serons pas seuls.

– Sauf qu’on est sept ! remarqua Lewis.

– Moi je peux pas dormir avec vous les filles, dit Tom en souriant. Demain, je dois me lever à six heures pour aller avec mon père à Providence. Il m’emmène au bureau d’information et de recrutement de l’armée.

Eveana chassa sa remarque du plat de la main et dit :

– Il me semble évident que par décence, Meredith et moi ne pouvons que dormir ensemble. Cela posera-t-il un problème si tu m’invites ? demanda-t-elle à l’autre fille du groupe.

– Pas le moins du monde, ma mère ne s’en rendra même pas compte, répondit-elle avec une pointe de cynisme.

– Parfait, et vous les garçons qui va chez qui ?

Lewis répondit en premier :

– Moi je suis chez Sean.

Zach regarda le groupe et constata que seul Gregor n’avait pas encore choisi.

– Il semblerait que nous soyons ensemble, dit-il à l’adresse du jeune garçon noir.

À vrai dire cela ne l’enchantait guère de devoir passer la nuit en compagnie de ce génie. Il ne le connaissait quasiment pas, et n’avait sensiblement pas les même pôles d’attractions. Sean lui fit un clin d’œil l’air de dire : Tu le voulais dans la bande, tu l’as même avec toi pour dormir, génial, non ?

Gregor regarda sa montre, et alla s’asseoir contre le château d’eau.

– Ça ne va pas ? lui demanda Lewis.

– Si, si. C’est l’heure de ma dextro. Je la fais tout le temps à heure précise comme ça c’est régulier.

– Ta quoi ? grimaça Tom.

– Ma dextro. Je suis diabétique et je dois me faire une injection avant chaque repas.

Tous se regardèrent, étonnés. Gregor sortit de sa poche intérieure de veste un appareil semblable à une grosse calculette plate. Il prit également un stylo de prélèvement sanguin, dont il avait pris soin de changer la lancette avant de partir. Il posa sur ses genoux l’appareil à dextro ainsi qu’une bandelette qui ressemblait fort à un simple pansement. Il introduisit la bandelette dans l’appareil puis s’inspecta les doigts pour ne pas reprendre celui qui avait servi au matin et se préleva une goutte de sang à l’aide du stylo. Il déposa la goutte sur la bandelette, et attendit en se suçant le doigt.

– Normalement, che devrais déchinfecter mais chai pas che qui faut, dit-il en suçant son majeur.

Puis l’étrange calculette se mit à sonner, émettant des bips incessants. Gregor la prit et lut ce qui était inscrit sur le cadran.

105 mg/dL

– C’est bon, encore un instant et je suis à vous.

Il sortit une seringue hypodermique et un flacon d’insuline, puis mesura en aspirant le produit avec la seringue et se fit la piqûre dans le bras gauche.

– Normalement, je me pique dans la cuisse, c’est plus pratique, mais je ne vais pas baisser mon pantalon ici.

Les six autres l’observaient abasourdis, la mâchoire pendante. On pouvait lire sur le visage de certains du dégoût et sur d’autres une profonde inquiétude.

En voyant les visages décomposés de ses nouveaux amis, il les rassura :

– Ne vous en faites pas, c’est pas dangereux, ni même contagieux, et je n’ai pas mal, c’est juste une question d’habitude.

– Et tu as ça depuis longtemps ? demanda lentement Meredith.

– Depuis que je suis tout petit.

– On ne peut pas être un génie et être en plus physiquement parfait, plaisanta Tom dont l’humour ne plut à personne.

– Si nous retournions à la civilisation, proposa Eveana en montrant le chemin qui partait au pied de la butte vers la rue, trente mètres plus loin.

Gregor rangea ses affaires dans ses poches, Lewis comprenait mieux maintenant pourquoi il avait une veste si grande avec autant de poches, et toute la troupe dévala la pente de terre jusqu’au chemin.

Ils marchèrent entre les bosquets de ronces et débouchèrent sur la 4e Rue, à côté de l’église du père Apperton.

– On se retrouve chez Johanna ce soir alors ? se renseigna Lewis.

– Exact, et tu préviens tes parents que tu ne dors pas chez toi. Ça devrait les rassurer de savoir qu’on sera toujours par deux en plus d’être conduits et ramenés en voiture, affirma Eveana. On prévient tous nos parents, et vers dix-neuf heures on se retrouve pour la petite fête.

Lewis allait partir dans la direction opposée au reste du groupe quand le moteur d’une voiture ralentit à leur côté.

C’était une Oldsmobile bleu foncé, bien lustrée, comme neuve. Une femme d’une trentaine d’années était au volant ; de type eurasien elle était très belle avec ses cheveux tombant sur ses épaules et élégamment vêtue d’un tailleur gris sur un chemisier blanc. Elle baissa la vitre de sa portière.

– Excusez-moi, dit-elle, vous avez une seconde à m’accorder ?

Les adolescents se considérèrent, attendant que l’un d’entre eux prenne la parole. Ce fut finalement Zach qui répondit, assez sèchement :

– Désolé, on n’a rien à dire aux journalistes !

Le moteur s’arrêta.

– Je crois qu’il y a une méprise, jeune homme, dit-elle en sortant une carte de son portefeuille, je travaille pour le gouvernement.

Elle exhiba sa carte et tous virent le sigle distinctif de la CIA.

Zach recula d’un pas, comme si la carte risquait de le contaminer par un étrange virus.

– Je suis désolé, bafouilla-t-il. C’est qu’il y a plein de journalistes en ville et ils ne cherchent qu’à faire du sensationnel, on vous a pris pour l’un d’entre eux.

– C’est fort excusable, admit-elle.

– Vous êtes là pour enquêter sur les meurtres ? questionna Tom.

– Non, pas tout à fait. Je recherche des jeunes personnes, dans votre genre, qui se vanteraient de faire des choses étranges.

Elle insista sur ce dernier mot.

– Comment ça étrange ? voulut savoir Meredith.

– Vous savez, un peu « loufoques », comme… la magie et toutes ces choses. Je sais que ça peut paraître saugrenu mais c’est extrêmement important…

Zach parcourait son visage et son corps avec les yeux, elle avait un côté typé qui l’excitait affreusement. Hawaii ? se demanda-t-il.

Sean, qui était resté en retrait pendant tout le début de la conversation, s’approcha.

– Et ils ont fait quelque chose de mal ? dit-il.

La femme montra ses dents parfaitement implantées et bien blanches en souriant.

– Non, pas du tout, mais nous devons leur parler, c’est extrêmement important. Alors, vous auriez une idée des personnes que je recherche ?

Tous secouèrent la tête sans même hésiter. Seul Tom ne fit rien. Il aurait bien tenté sa chance, en se confiant à cette femme, fort jolie en plus, après tout elle était de la CIA, non ? Avec un peu de chance, en lui expliquant tout, il s’attirerait les faveurs de l’organisme, et sa carrière était toute tracée. Mais en entendant tous ses amis nier, il ne put les trahir et il décida d’oublier cette idée d’association. Pour le moment du moins. Peut-être que plus tard… Il secoua la tête.

– Tant pis. Si vous avez la moindre idée, ou un souvenir qui vous revient rappelez-moi à ce numéro.

Elle tendit à Sean une carte où étaient inscrits son numéro de téléphone cellulaire et son nom : Mlle Natacha Tiehe.

– Nous n’y manquerons pas, répondit-il.

La voiture redémarra et s’éloigna pour disparaître au bout de la rue.

– La vache ! s’écria Lewis. C’est carrément la CIA qui nous recherche ! Je crois qu’on s’est vraiment mis dans la merde ce coup-ci.

– Qu’est-ce que le gouvernement vient faire dans cette histoire ? fit Eveana.

Tom secoua la tête.

– Non, le hic, c’est qu’on devient des personnes très demandées. Rappelez-vous en début de semaine quand je vous ai parlé de mon pote Doug Ryan à qui on avait posé le même genre de question. Sauf que c’était un mec, un grand type effrayant et il n’était pas du gouvernement celui-là ! C’est comme s’il y avait une guerre entre deux clans et qu’au milieu il y aurait nous autres, égarés par hasard sur le champ de bataille !

– Si vous voulez mon avis, on ferme nos gueules et on attend que l’orage passe, exposa Zach.

Aucun d’entre eux ne trouva quoi dire, et Zach ajouta :

– On se tait, et on regarde un peu comment les choses évoluent. Ensuite on prendra une décision concernant la CIA et toute cette merde. Ça vous va ? Sean ?

Sean approuva, et les autres firent de même, bien que la plupart auraient souhaité pouvoir demander conseil à une personne plus à même de comprendre ce qui se passait, à un agent de la CIA par exemple.

– En attendant je conserve la carte de Natacha Tiehe, dit Sean.

Ils rentrèrent à leur domicile respectif, moins enjoués qu’ils ne l’étaient auparavant à l’idée d’aller faire la fête ce soir.