5
 

L’autobus Greyhound se remit en route et le shérif Hannibal put contempler les passagers qui en étaient descendus. Il reconnut Roy Darmon le fleuriste, la vieille Mrs Cloth, et un jeune homme très bien habillé qu’il ne connaissait pas. Mais le plus étrange était sans nul doute le dernier personnage : un homme d’assez haute taille, vêtu d’un pantalon en cuir, de bottes de motard, d’une chemise en soie noire et d’un long manteau noir, fendu jusqu’au bas du dos et qui prenait le vent en s’agitant comme une cape. L’homme avait un trentaine d’années, les cheveux colorés en blond, dont les racines noires dépareillaient grandement. On aurait pu sans nul doute penser que pour se coiffer il se faisait exploser un pétard dans les cheveux. Il portait un sac en toile aussi « jovial » que le reste de sa tenue.

Benjamin se pencha vers Glenn Fergusson qui était à ses côtés.

– Ne me dites pas que c’est lui votre grand sorcier !

– L’habit ne fait pas le moine, s’entendit-il répondre.

L’homme en noir traversa la rue en regardant tant en l’air que sur la route, il s’approcha de l’agent du FBI et lui tendit la main.

– J’ai cru comprendre que vous aviez besoin de mes services, dit-il d’une voix agréablement chaude.

– Plus que jamais. Ezekiel, je vous présente le shérif d’Edgecombe, Benjamin Hannibal. Benjamin, voici Ezekiel Arzabahal.

Benjamin lui serra la main et sentit à son contact une bague à l’auriculaire. D’un rapide coup d’œil il l’inspecta. C’était une bague en or sertie d’un scarabée sacré égyptien.

– Mon porte-bonheur, annonça Ezekiel en montrant la bague du menton.

Le shérif esquissa un bref sourire, et tendit le bras vers son office qui se trouvait vingt mètres plus loin sur le même trottoir et proposa :

– Si nous allions à mon bureau, je pourrais vous offrir un bon café et quelques doughnuts succulents ?

– Ça n’est pas de refus, je reviens de New York où j’ai été contraint de désenvoûter une pauvre femme qui se croyait possédée par un démon obsédé par le sexe ! Vous imaginez l’affaire ? J’ai dû sauter dans le car sans même me restaurer. Heureusement, nous avons fait une petite pause à mi-chemin, mais si votre café est bon j’en prendrai volontiers une tasse.

En voyant la mine contrariée du shérif, Ezekiel ajouta :

– Eh oui, shérif, mon travail passe aussi par du folklore, tant pour vivre que pour satisfaire les lubies névrotiques des gens. Si cela peut les rassurer et leur éviter de dépenser une fortune en plusieurs années de psy, je ne suis pas contre. J’appelle ça de l’alimentaire humanitaire en ce qui me concerne…

– Pardonnez-moi d’aller droit au sujet, mais vous êtes vraiment une espèce de sorcier ?

Benjamin Hannibal avait vu ses croyances s’effondrer en moins d’une semaine. Il avait été la victime d’un phénomène inexplicable. Au plus profond de lui il savait qu’aucune théorie rationnelle ne pourrait expliquer ce qu’il avait ressenti dans l’air tout autour de lui ce jour-là. Ce malaise et puis ces chocs venus de nulle part. De plus, ce que Glenn Fergusson lui avait dit sur celui qu’ils cherchaient était trop précis pour être faux. Glenn était un homme austère, peu loquace mais il respirait la franchise, et il en savait trop sur le tueur pour que ses dires à propos de la magie soient considérés comme des fadaises. Et puis il y avait eu Jefferson Farmer auquel il avait rendu visite à la maison de retraite Alicia Bloosbury. Là on lui avait appris que Jefferson ne pourrait lui être d’aucune aide car il était atteint de la maladie d’Alzheimer. Benjamin avait tout de même insisté pour le voir, et on l’avait présenté à un vieux monsieur au regard insouciant de gamin. Il lui avait longuement parlé, essayant de lui raviver la mémoire, lui rappelant qu’il était revenu de Corée en mars 1952 après avoir été blessé par balle à la jambe. Mais rien n’y fit. En désespoir de cause, Benjamin s’était levé et par dépit avait lâché :

– Si vous ne pouvez pas vous souvenir de votre propre nom, pourquoi je m’acharnerais à vous demander ce que vous savez d’une fusillade qui a eu lieu il y a plus de quarante ans à Edgecombe !

Un voile avait obscurci la gaieté qui habitait les yeux du vieil homme, et la chair de poule avait envahi ses avant-bras. Benjamin s’était rassis et avait demandé lentement :

– Vous… vous rappelez ? Deux hommes qui se sont tiré dessus devant vous avant de tomber à l’eau.

Soudain, le visage de Jefferson Farmer n’eut plus rien d’un enfant, tout dans ses traits et dans son regard ne reflétait plus que la fatigue et la lassitude. Il avait dit d’une petite voix éraillée :

– Celui qui était bien habillé est tombé en premier dans la rivière, puis ce fut l’autre. Celui qui avait des yeux bleus effrayants ; après avoir poussé son ennemi il est lui-même tombé à l’eau. Ils sont tombés et ont disparu.

Benjamin eut la certitude que cet homme aux yeux bleus était le même que celui qui en 1959 avait été arrêté à Wakefield, en 1970 à Bridgeport, puis en 1981 à Newark et plus récemment à Reston. C’était le même salaud qu’il avait vu et affronté dans les sous-sols de l’usine, c’était yeux-bleus. Ce salopard qui tuait des enfants à Edgecombe depuis presque un mois. Sa raison balaya en un instant toute explication logique, et accepta par la même occasion toutes les théories les plus folles concernant l’existence des sciences occultes. Yeux-bleus avait traversé plus de quarante années sans prendre une ride d’après les descriptions ou les photos des rapports de police. Et surtout il manipulait la magie. Benjamin en avait été témoin.

La voix d’Ezekiel le sortit de sa petite rêverie :

– Je ne me considère pas comme un sorcier, mais plutôt comme un itinérant de l’occulte.

Benjamin hocha la tête et demanda :

– Mais vous n’allez pas faire des trucs dingues dans ma ville, n’est-ce pas ?

– Rassurez-vous, la discrétion est pour moi ce que mon look est aux rockers : un élément indispensable et indissociable de la réussite.

Ils marchèrent jusqu’au bureau du shérif.

 

Ezekiel savoura un bon café chaud, l’agent Fergusson commença à lui faire un exposé complet de la situation. Ezekiel se cala bien au fond du fauteuil, croisa ses mains sur son ventre et se lécha les gencives pour les nettoyer des morceaux de doughnut encore collés. Pendant un instant Benjamin crut que le sorcier allait s’endormir mais, au contraire, il se mit à couper de plus en plus régulièrement Glenn dans son rapport, pour lui poser des questions assez particulières. « Quelle heure était-il précisément quand le tueur a frappé le shérif ? », « Y avait-t-il de l’électricité statique dans l’air ? » et tout une batterie de questions aussi étranges qu’inutiles aurait supposé un profane. Benjamin intervenait de temps à autre pour répondre ou pour compléter les dires de l’agent du FBI, mais dans l’ensemble il observait Ezekiel qui écoutait en fronçant les sourcils.

– Pour finir, nous avons le rapport du labo concernant les objets trouvés dans le repaire du tueur, exposa Glenn. Il n’y a, hélas, pas grand-chose à en dire. Il y a des traces de sang, celui de Tommy Harper et celui de Warren King, les empreintes de ce salopard, qui correspondent avec celles du type arrêté à Newark et à Reston, hélas les empreintes n’ont pas été relevées à Wakefield en 1959 ni à Bridgeport en 1970. Dans aucun des cas son identité n’a pu être établie, nous ne savons donc pas de qui il s’agit.

– J’aimerais avoir accès à l’un des objets trouvés, demanda Ezekiel.

Benjamin commença à objecter :

– Désolé mais il s’agit de pièces à conviction, et nous ne pouvons pas les utiliser comme ça, encore moins pour qu’un civil les examine, ce serait…

Glenn le coupa :

– J’avais paré à cette éventualité en subtilisant un objet de moindre taille, dit-il en sortant de sa veste un petit bougeoir.

Le shérif Hannibal en resta bouche bée.

– Navré, shérif, que mes méthodes ne soient pas toujours très orthodoxes, mais j’ai appris avec le temps que la procédure habituelle pouvait s’avérer une entrave au bon déroulement de l’enquête. Surtout lorsque j’ai avec moi une aide aussi précieuse que monsieur Arzabahal.

Glenn posa le bougeoir sur le bureau. C’était un bougeoir en argent terni, il était entièrement piqué, moucheté de nombreux petits points noirs. Très simple et sans décoration, il était recouvert par endroits de longues coulées de cire solidifiée. Glenn le tourna et montra à Ezekiel le dessous de la base de l’objet. Une étoile satanique était gravée dans un cercle.

Ezekiel médita quelques secondes en inspectant le bougeoir.

– Auriez-vous l’amabilité de fermer les stores, s’il vous plaît, shérif, demanda-t-il.

Benjamin se leva et entreprit de fermer les stores vénitiens aux fenêtres, plongeant la pièce dans la pénombre.

– Je ferai tout ce que vous me demandez, pourvu que vous nous aidiez à coincer ce type rapidement. Hier j’ai passé plus de temps avec le maire, à fuir les journalistes, et à réconforter les parents d’Edgecombe qu’à mener mon enquête, qui végète de toute façon. Je sais, Mr Fergusson, qu’il s’agit de votre enquête, mais soyez certain que ma tête volera également si ce salopard continue à sévir ! Alors si vous avez une solution miracle pour nous filer un petit coup de main ce sera avec joie !

– Ce que je vais faire n’a rien d’un miracle, prévint Ezekiel.

Glenn, qui avait vu l’énervement dans les yeux du shérif, lui tapota amicalement l’épaule.

– Nous allons l’avoir, et nous l’expédierons en taule pour le restant de l’éternité ! Croyez-moi ! confia-t-il.

Ezekiel prit son sac et en sortit une petite vasque en métal et une large boîte en bois. Il souleva le couvercle de la boîte, en extraya un jeu de cartes toutes craquelées et un sachet plein de poudre brune et d’herbe odorante. Il répartit le contenu du sachet dans la vasque et la posa sur le côté.

Voyant les vieilles cartes, Glenn Fergusson ne put s’empêcher de s’étonner à haute voix :

– Je croyais qu’elles avaient brûlé ! Je les ai vues s’enflammer !

Ezekiel eut un léger sourire, et commença à disposer les cartes en équilibre les unes contre les autres, comme pour faire un château de cartes en pyramide.

– Je ne sais pas si c’est bien le moment de se divertir, lança Benjamin.

– Faites preuve d’un peu de patience.

– Écoutez, s’énerva le shérif, je ne sais pas si le prochain gosse qui va se faire étriper appréciera cette patience ! Le temps tourne et malheureusement il ne joue pas de notre côté. Nous serons bientôt échec et mat si nous ne nous activons pas…

– Si le jeu est en notre faveur, alors il nous dévoilera la carte qui représente parfaitement votre tueur, répliqua calmement le sorcier, et connaître la nature de son adversaire c’est jouer avec les blancs.

– Et si les cartes ne sont pas en notre faveur ? rétorqua le shérif.

Ezekiel ne répondit pas et continua à superposer ses cartes jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus que deux au sommet, se soutenant mutuellement dans un équilibre précaire. Il prit un briquet, et alluma la poudre dans la vasque qui s’enflamma d’un coup. Des flammes vertes montèrent en crépitant. Ezekiel plaça la vasque au centre du bureau, juste devant le monticule fragile de cartes. Il prit dans sa main gauche le bougeoir, et de sa main droite il tira de la boîte en bois une longue aiguille couleur or. Il la manipula avec les doigts d’une main et plaça sa pointe sur le bout de son index. Lorsqu’il la lâcha elle tint parfaitement en équilibre. Dans un premier temps, Benjamin supposa que la pointe était un peu enfoncée dans une des premières couches de la peau, ce qui aurait expliqué qu’elle tînt si bien. Mais il dut se rendre à l’évidence lorsqu’elle se mit à osciller d’abord faiblement puis plus vite jusqu’à ressembler à des palpitations cardiaques : l’aiguille tenait toute seule.

Benjamin allait dire quelque chose, mais Glenn le prit de vitesse et lui fit signe de se taire.

Les flammes vertes dansaient macabrement dans la vasque, dessinant sur le visage d’Ezekiel des ombres envoûtantes. Le sorcier avait les yeux clos, et l’air très concentré. Par moments on voyait un muscle se contracter et une pommette se soulever ou l’arcade sourcilière trembler. La pièce, qui était éclairée d’un soupçon de la grisaille extérieure qui passait sous un store et du petit brasero vert, s’emplissait à présent d’une pesanteur nouvelle, de l’électricité alourdissait encore plus l’atmosphère. L’air en était si chargé qu’on pouvait presque l’entendre crépiter et bourdonner. Le shérif Hannibal crut même voir un minuscule éclair bleu d’électricité statique dans un recoin du bureau.

Ezekiel pencha la tête en arrière et se mit à parler. D’une voix lente et atone il déclara :

– Il ne connaît pas son propre nom, il erre dans la vie, il ne se souvient de rien, il répond à ses pulsions. Et ses pulsions l’appellent ici, à Edgecombe… Il cherche à servir une force très puissante, une force qui se tapit dans sa tanière. Il cherche cette tanière, et il va bientôt la trouver. La tanière de la Bête. Et cette tanière est… est une flèche noire dressée vers les cieux.

Puis Ezekiel poussa un gémissement de douleur. Les flammes vertes s’éteignirent d’un coup, et le château de cartes s’effondra immédiatement ainsi que l’aiguille. Benjamin se rapprocha du bureau, prêt à venir en secours à Ezekiel.

Glenn demanda :

– Ezekiel ? Vous allez bien ?

Un briquet s’alluma, et ils purent contempler le visage du sorcier qui regardait la table d’un air inquiet tout en l’éclairant de sa maigre flamme. Soudain, ses yeux s’agrandirent, Glenn et Benjamin suivirent son regard jusqu’au tas de cartes éparpillées sur le bureau.

Elles étaient toutes retombées face cachée, toute sauf une.

La carte, l’arcane comme on l’appelait, au numéro XIII était retournée face à eux. Elle représentait un squelette avec une grande faux marchant sur une planète déserte.

– C’est « l’Arcane sans nom » messieurs, l’arcane XIII, le symbole de la non-vie, dit Ezekiel d’une voix sourde.

 

Glenn Fergusson avait très vite fait le rapprochement, il avait percé à jour cette étrange vision d’Ezekiel. Le hasard y avait grandement contribué, lui permettant d’écouter certaines conversations entre sa logeuse et les deux types louches qui venaient d’arriver. C’était au cours d’une de ces conversations qu’il avait entendu parler de cette fameuse maison.

Glenn avait laissé Ezekiel et le shérif pour qu’ils fassent plus ample connaissance, et pour qu’ils poursuivent l’enquête. Mais si tout se passait bien, en ce début d’après-midi toute l’affaire serait résolue. Le plan de Glenn était simple, il allait à cette antique demeure, trouvait le tueur et, s’il y était, lui plantait une balle de Glock entre les deux yeux. Il comptait sur la surprise, à lui seul il pourrait plus facilement se cacher et tomber sur le tueur au moment où celui-ci ne s’y attendrait pas. La manière forte, à plusieurs du moins, n’avait pas franchement réussi jusqu’à présent. Restait à espérer que les deux hommes qui voulaient acheter la maison n’aient pas fait fuir le tueur, ça n’était pas évident.

Aller là-bas, trouver ce salopard de meurtrier d’enfants, le descendre et envoyer d’une manière ou d’une autre le shérif afin qu’il trouve le corps et récolte les médailles. Celui que l’on surnommait l’Ogre ne pouvait pas être arrêté, non plus qu’il ne pourrait être jugé et condamné. Ce type s’échappait d’une cellule au fond d’un poste de police plus facilement que Houdini ne se défaisait d’une paire de menottes. L’agent Fergusson n’agirait pas par altruisme en voulant faire de Benjamin Hannibal le héros de l’affaire, il souhaitait surtout que les caméras se braquent ailleurs que dans sa direction. Trop d’éléments dans ce dossier provenaient de situations inexplicables, Ezekiel ne pouvait en aucun cas être cité, il suffirait que le shérif fasse une ronde et tombe sur le corps. On ne chercherait pas longtemps le coupable du meurtre d’un tueur en série comme celui-ci.

Glenn mettait en ordre les détails de l’affaire, préparant tout à l’avance, il lui fallait éviter à tout prix l’imprévu.

Après avoir parcouru pas loin d’un kilomètre en direction de Narragansetts Pier, Glenn vit sur sa droite se dessiner à l’horizon la silhouette menaçante d’un manoir. Il chercha une piste ou un sentier qui partirait en sa direction et découvrit un chemin envahi de hautes herbes.

Il passa devant, sans même ralentir. La maison était loin, et il douta que quelqu’un pût le remarquer, mais il préféra ne prendre aucun risque. Il tourna à gauche sur une route boueuse deux cents mètres plus loin et gara la voiture de location sur le bas-côté.

Fergusson marcha jusqu’au chemin, il se baissa et se faufila entre les hautes herbes, les buissons et les arbres qui formaient les friches s’étalant sur plusieurs centaines de mètres avant la maison.

Il déboucha finalement dans une clairière. Au centre s’élevait la colossale bâtisse au revêtement noir. Deux tours s’érigeaient à l’ouest et à l’est, comme des géants montant la garde. Le vent maritime soufflait assez fort, car derrière la maison s’étendait l’océan au pied de la falaise. Porté par de violentes rafales, Glenn pouvait discerner le fracas des vagues sur les rochers, vingt mètres plus bas. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient toutes protégées par des planches clouées, barrant l’accès. À l’étage il n’y avait que les volets clos, mais il fallait escalader quatre bons mètres à même le bois. C’était faisable, mais cela risquait d’être bruyant si le bois se mettait à grincer ou à craquer, et une fois en haut encore faudrait-t-il ouvrir un volet. Glenn préféra faire le tour du manoir avant de prendre une décision.

Il arriva de l’autre côté, et s’arrêta à l’angle pour inspecter. Au-delà s’étendait une terrasse dont les dalles étaient en grande partie recouvertes de végétation, puis il y avait une barrière en bois, en partie détruite, et le vide. Le bruit des vagues venant s’empaler sur les récifs était plus fort ici, plus violent. Glenn tourna la tête et découvrit le versant est de la bâtisse. Il y avait une sorte de rotonde octogonale dont l’un des pans était rattaché à la maison, cinq de ses huit murs étaient recouverts d’une large vitre qui formait une gigantesque baie vitrée à travers laquelle on ne discernait que le noir. Les larges planches qui avaient servi à la couvrir gisaient à présent sur les dalles de la terrasse. Glenn s’approcha en catimini et constata que les planches avaient été arrachées de fraîche date.

Il ne doit pas être très loin, songea-t-il.

Il continua d’inspecter les environs et découvrit que les fenêtres entre la rotonde et la tour avaient également été débarrassées de leurs planches. L’une d’entre elles avait du jeu dans son mécanisme de fermeture. Glenn força un peu et souleva la partie inférieure de la fenêtre à guillotine. Il jeta un long regard à l’intérieur pour s’assurer qu’il n’y avait personne et enjamba le rebord.

Dedans il faisait encore plus frais qu’à l’extérieur, une odeur de renfermé et de vieille cire régnait ici, en plus de l’humidité. La maison était meublée. Des meubles poussiéreux, parfois antiques, parsemés d’objets désuets.

Il se déplaça jusqu’à la porte et la poussa tout doucement. Il y avait un couloir et d’autres portes.

Son cœur battait lentement mais avec une force étourdissante. Glenn le sentait résonner à ses tempes. Du calme, vieux. Tu connais la chanson, n’est-ce pas ? On garde tout son calme.

Glenn fit craquer ses doigts pour se détendre un peu. Il jeta un coup d’œil plus attentif dans le couloir.

Repérer les lieux et trouver le tueur s’il était là risquait d’être plus fastidieux qu’il ne l’avait prévu de prime abord. La maison devait comporter une multitude de pièces à chaque niveau et elle faisait bien trois étages, sans compter qu’il avait semblé à Glenn qu’il y avait des paliers intermédiaires d’après les fenêtres, cela risquait d’être long.

Il inspira un grand coup et sortit son arme du holster puis s’engagea dans le couloir, le suivit jusqu’à un coude et déboucha dans un très vaste salon. De nouveau, il y avait plusieurs portes, et sur sa gauche se trouvait l’entrée de la rotonde.

De la sueur commençait à lui humidifier le front. Glenn épongea ce qu’il savait être le résultat d’un stress trop intense. Cette maison tout entière le mettait mal à l’aise. Calme-toi ! Son cœur commençait à battre plus intensément. Allez, c’est pas le moment de flancher. Il regarda tout autour de lui et, silencieusement, il traversa le salon.

Une voix grave et autoritaire emplit l’air poussiéreux :

– Tiens donc, nous avons un visiteur !

Glenn fit volte-face immédiatement, brandissant son arme vers l’homme. Le coup manqua de partir sous la nervosité de l’agent spécial.

Il n’y avait rien de sympathique dans cette voix, rien d’engageant qui eût pu inviter à se détendre un moment. Au contraire son intonation était stricte et peu rassurante.

Dans l’encadrement d’une porte, il vit un homme chauve et posa ses yeux immédiatement sur la longue cicatrice qui barrait son visage.

– Je m’attendais à votre visite certes, mais dans un délai bien plus lointain je ne vous le cacherai pas, dit-il. Vous êtes l’agent du FBI qui rôde en ville, n’est-ce pas ?

Glenn voulut subitement tirer sur l’homme. Une pulsion instantanée lui conseillait de faire feu sur cet individu qui ne se formalisait pas de voir un pistolet braqué sur lui. Il sentait un danger flotter dans la pièce comme un filet tendu au-dessus de sa tête, prêt à fondre sur lui et à l’enserrer de ses mailles épaisses. Mais Glenn se concentra pour garder son calme. Il baissa son arme.

– Oui, répondit-il plus faiblement qu’il ne l’aurait souhaité. Et vous, qui êtes-vous ?

Un rictus cruel se profila aux lèvres de l’homme à la cicatrice.

– Je m’appelle Korn. Vous me pardonnerez d’être aussi direct, mais à mon âge les courbettes et autres politesses deviennent une perte de temps. Alors autant être franc, comme tôt ou tard vous allez me nuire, lorsque mes agissements deviendront trop… voyants, il est tout aussi bien que vous soyez venu plus tôt. J’ai de quoi vous amuser. Vous êtes sur ma liste.

– Quelle liste ? Et de quoi parlez-vous ?

Glenn serra la crosse de son automatique plus fort. Son souffle s’accéléra. Qui était cet homme ? Et pourquoi parlait-il si étrangement ? Glenn s’apprêta à reprendre l’homme à la balafre comme point de mire. Au moindre geste suspect, il brandirait son arme.

Cette fois le sourire qui apparut sur le visage de Korn glaça le sang de l’agent du FBI.

– N’avez-vous jamais rencontré de Guetteur ? demanda Korn avec un air de condescendance.

Glenn fronça les sourcils et déglutit péniblement tandis que Korn ferma les yeux en levant les bras comme un messie.

Soudain l’air fut chargé d’électricité, et un bourdonnement languissant s’éleva. Glenn Fergusson vit l’air devant lui s’altérer et se brouiller comme l’onde de chaleur au-dessus des routes de bitume quand il fait très chaud. L’air semblait danser sous ses yeux, et l’émanation commença à prendre une forme.

Une forme presque humaine.

De deux mètres cinquante de haut, sa transparence rendait difficile toute autre description précise, mais il sembla à Glenn qu’elle avait des griffes énormes à la place des mains. Sa tête n’avait pas la silhouette d’un homme, plutôt d’un de ces dinosaures carnivores, et la seule chose que Glenn vit clairement apparaître fut ses deux yeux rouges incandescents. Il avait devant lui un monstre fait de gaz virevoltant, comme un tressautement localisé de l’air.

La créature gronda. Un cri lugubre.

Glenn fit feu.

Deux coups de tonnerre s’envolèrent dans le hall, se répercutèrent dans tous les couloirs et toutes les pièces du manoir.

La créature ne bougea pas. Il n’y eut pas non plus de traces d’impact ou de dégât apparent.

Les yeux rouges s’illuminèrent de rage et la créature de vapeur se précipita sur lui. Glenn se lança sur la droite pour esquiver le coup. Il roula sur un large tapis, et heurta une table basse. La créature était déjà face à lui.

Il tira de nouveau. Sans plus de résultat. Il eut tout juste le temps de renverser la table devant lui, la dressant comme un bouclier.

Puis un heurt effroyable propulsa Glenn Fergusson deux mètres plus loin. Il eut le souffle coupé et se redressa péniblement. Il perçut les vibrations du monstre dans son dos et roula sur le côté. Haletant et suant de peur, il eut un regain d’espoir en voyant la baie vitrée de la rotonde droit devant lui. Il risquait de se déchirer les chairs en passant au travers, mais c’était ça ou la mort avec cette… cette horreur. À moins que…

Le grondement du monstre l’avertit qu’il était tout proche et Glenn bondit en avant. Il se mit à courir vers la baie vitrée et visa la large vitre.

Il allait presser la détente lorsque le bras du monstre coupa l’air devant lui. Dans la demi-seconde qui suivit sa main qui tenait le pistolet tomba sur le tapis avec un son mat. Glenn hurla de rage, plus que de douleur. Il trébucha, tant sous l’effet de la douleur qui sourdait que de la surprise, et s’effondra de tout son long.

Le monstre grogna comme pour répondre, et se jeta sur l’agent fédéral.

Glenn fut écrasé par une pression démesurée, puis tout son ventre se mit à le piquer comme s’il s’était engourdi en une seconde. Glenn gémit et se débattit en frappant à l’aveuglette. La pression se relâcha et il se mit à ramper sur un mètre, avant de se mettre à quatre pattes et d’entreprendre de rejoindre la rotonde. Ses viscères émirent un son flasque et liquide alors qu’ils se répandaient lentement sur le sol. Un rugissement de colère et d’agonie s’étrangla dans la gorge de l’agent spécial.

Enfin, il y eut un effroyable craquement et il sentit une poigne de fer se refermer sur sa colonne vertébrale et la tirer vers l’extérieur.

 

La veille au soir, Sean, terrorisé sous sa couette, assistait à l’apparition des deux yeux rouges derrière la porte de son dressing.

La même peur viscérale qu’il avait ressentie chez O’Clenn s’empara de lui. Les yeux incandescents bourdonnèrent. Sans même pouvoir s’en empêcher, ses membres se mirent à trembler. Cela commença avec les doigts puis très vite les tremblements se propagèrent vers les bras, les jambes, et ce fut bientôt tout son être qui frémissait. Il réussit néanmoins à s’approcher du bord, avec un espoir plus qu’une idée pour se protéger. Sean posa ses pieds sur l’armature en fer du bout du lit. Il se blottit contre le mur et poussa à l’aide de son dos en contractant ses jambes afin que le lit recule un peu. Les pieds du châlit grincèrent en frottant sur le parquet et un espace s’ouvrit entre le bord du lit et le mur. Dans le dressing, il y eut un frottement, comme une carte à jouer balayée lentement par les sillons d’une roue de vélo, bien que Sean assimilât ce bruit à une griffe énorme qui frotterait contre les lattes de la porte coulissante. Le jeune garçon se laissa passer par-dessus le matelas, se glissant contre le mur. Après s’être assuré que toute la couette était descendue avec lui, il repoussa le lit contre la cloison.

Il s’entoura ensuite de la couverture et ne laissant qu’un tout petit espace pour respirer de l’air frais et pour voir, il s’installa de manière à avoir vue sur le dressing. Il entendit alors la voix de son père résonner dans sa tête :

« Sean, à quinze ans se cacher sous le lit ! Non mais franchement, tu trouves ça normal toi ? Grandiras-tu un jour ? »

Le grondement sourd de la créature le tira de sa méditation. Elle semblait baisser d’intensité, les yeux rouges n’étaient plus aussi puissants qu’auparavant.

– On dirait qu’elle n’a pas assez de puissance pour se matérialiser, murmura-t-il.

Comme pour confirmer ses dires, il y eut un couinement, on aurait dit un chien se coinçant une patte dans la porte, et les yeux rouges disparurent. La tension électrique qui régnait dans la pièce s’apaisa jusqu’à se dissiper complètement.

Puis la nuit avait retrouvé sa quiétude.

Le lendemain, Sean s’était levé avec le soleil, un peu avant huit heures et avait mangé des céréales devant la télé. Il avait du mal à réaliser ce qui lui était arrivé. Il avait peu dormi et avait fait des cauchemars effrayants. En fait, il n’était pas tout à fait sûr que cela s’était vraiment produit. Pourtant ça n’avait pas la consistance fugitive d’un rêve. Et puis il s’était tout de même éveillé sous son lit. Il ne s’était tout de même pas mis là en dormant !

Vers neuf heures et demie il appela Lewis et lui proposa de se retrouver au ponton, ce que l’adolescent accepta aussitôt. Ne pas avoir cours était un plaisir, mais des vacances impromptues et inattendues étaient toujours source d’ennui dans un premier temps. Il fallait que la routine se mette en branle, et après tout, mieux valait être chez soi à ne pas savoir quoi faire que sur les chaises de la classe de Mlle Lorenz à travailler…

Sean prit une douche, s’habilla, et partit avec son vélo en direction de Main Street.

Le ponton était un ancien bateau fluvial à fond plat qui avait été amarré le long du petit quai du parc, et qui n’en avait plus jamais bougé en dix ans. À présent c’était un simple prolongement du jardin municipal où tout le monde venait s’asseoir pour prendre l’air, en particulier les couples d’amoureux.

Sean accéléra pour monter sur la passerelle qui permettait d’accéder au pont supérieur et déposa son vélo contre une pile de cordages moisis. Lewis n’était pas encore là.

Il alla s’asseoir sur un coffre en bois qui avait autrefois contenu les gilets de sauvetage, et contempla le Pocomac qui coulait à ses pieds comme un ruban de soie qui défile. Les yeux rouges de la créature flottaient non loin dans les méandres de sa pensée, mais il ne voulait en aucun cas faire resurgir ce souvenir nauséeux.

– Ça va Sean ? demanda une voix derrière lui qu’il connaissait bien.

Lewis était debout, avec son pantalon en velours beige, celui qu’il préférait, et son blouson Teddy avec les manches en cuir.

– Il fait froid, pas vrai ? s’exclama-t-il.

Sean hocha vigoureusement la tête.

– Tu l’as dit !

Lewis, qui connaissait son ami depuis longtemps, perçut quelque subtil changement dans son expression.

– Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il.

Sean se mordilla la lèvre inférieure. Lewis lui mit la main sur l’épaule et s’assit à ses côtés sur le vieux coffre.

– Dis-moi, qu’est-ce qui te rend si… morose, comme dirait mon père ?

Sean déglutit bruyamment.

– J’ai… j’ai l’impression qu’on a fait une grosse connerie. Je crois que nous n’aurions pas dû nous mêler de toute cette histoire de livre et d’esprits…

– Moi je le dis depuis le début ! Mais on ne m’écoute jamais, lança Lewis.

Le silence retomba jusqu’à ce que Sean, après avoir pris son élan, avoue :

– J’ai le sentiment que quelque chose se tisse dans l’air, tout autour de nous, que quelque chose se prépare, et que nous en sommes en partie responsables.

Il laissa s’écouler un temps avant d’ajouter, comme le ferait un comédien au théâtre pour donner plus d’effet dramatique à sa dernière réplique :

– Et ça me fait terriblement peur.

Lewis, qui en un sens partageait la sensation de son camarade, tressaillit. Depuis le début il ne voyait pas cela comme une source de divertissement, plutôt comme une source d’ennui. Et on partageait enfin son appréciation, mais il était trop tard.

– Lewis ?

Celui-ci tourna la tête pour voir son ami dans les yeux.

– Tu voudrais pas dormir chez moi ce soir ?

– Bien sûr, pas de problè…

– Attends avant d’accepter, il faut que je te dise quelque chose. Un truc qui risque de te faire renoncer.

Sean lui raconta sa soirée, emmitouflé dans sa couette à guetter l’éventuel retour des yeux rouges, et à mesure qu’il en parlait il prit conscience que cela n’avait rien eu d’un rêve. Rien.

– Tu comprends, c’est comme s’il n’avait pas eu assez d’énergie pour se matérialiser plus longtemps. Et il s’est évaporé comme il était arrivé sans doute. Alors cette nuit, s’il revient, je voudrais bien ne pas être seul…

– Tu voudrais pas plutôt qu’on aille dormir chez moi ? proposa Lewis pas très rassuré.

– Non, je veux être là si ce truc devait se manifester de nouveau, je veux comprendre ce qui se passe. Et je ne veux pas laisser le Khann sans surveillance.

Lewis hocha lentement la tête pour montrer qu’il saisissait la démarche de son ami, et répondit finalement :

– T’as une autre grosse couette ?

Ce qui fit sourire Sean.

 

Quand le soleil se coucha, aux alentours de dix-huit heures, les deux garçons étaient prêts à livrer une guerre entière à eux seuls. Ils avaient passé leur après-midi à préparer leur nuit, dressant la liste de ce dont ils auraient besoin, et envisageant les stratégies d’observation possibles, comme deux généraux du haut d’une colline surplombant le champ de bataille.

Après avoir pris un léger dîner – au grand regret de Amanda Anderson qui trouvait que le faible appétit de son fils reflétait une santé fragile – les deux adolescents montèrent dans la chambre.

Parmi les jouets que Sean avait remisés au grenier se trouvait une tente indienne avec son armature en plastique et sa toile en synthétique. Se souvenant de cette armature, Sean était monté la chercher dans l’après-midi, et avec Lewis ils avaient assemblé les premières barres de plastique fragile. Ils avaient placé la base de l’armature sous la couette du lit de Sean et avaient à présent à leur disposition, une cabane-QG.

Sean se glissa sous la couette.

L’armature en plastique soutenait la couette sur un diamètre de un mètre cinquante et la montait à quatre-vingt-dix centimètres de haut. C’était largement suffisant. Lewis le rejoignit avec des barres chocolatées dans les mains.

– J’ai des Snikers, des Baby Ruth et même un paquet de M & M’s, on devrait pouvoir tenir un siège ! dit-il tout joyeux.

– Au moins… ironisa Sean.

Le lit avait été poussé le plus loin possible du placard, contre le mur ouest, celui avec la fenêtre. Cela ne plaisait pas tout à fait à Sean qui se voyait encore plus éloigné de la porte de sa chambre qu’à l’accoutumée, mais c’était préférable plutôt que d’être tout proche du dressing.

– Lewis, t’as pas éteint la lumière de la chambre.

– Oh merde ! Tu crois vraiment que c’est nécessaire ? Faudrait pas qu’on la laisse, on verrait mieux en cas de pépin ?

– Non, on fait comme si de rien n’était.

Lewis soupira et recula sous la couette jusqu’à sortir. Il se prit les pieds dans le paquet de coussins qu’ils avaient entreposés au pied du lit, c’était Sean qui avait voulu prendre tous les coussins de la maison pour être sûr d’avoir les pieds protégés et au chaud. Il fonça vers la porte, à l’autre bout de la pièce, pour éteindre la lumière et revenir en courant jusqu’au lit et sa relative sécurité.

Une fois sous l’armature avec Sean, il prit la lampe torche et l’alluma.

– On va au poste d’observation ? demanda-t-il.

Sean leva son pouce en guise de consentement. Ils rampèrent sur vingt centimètres, la couette n’étant plus soutenue par l’armature en plastique elle leur tombait sur la tête. Ils débouchèrent sur le bout du lit. Sean aménagea un minuscule orifice dans la couette afin de voir, et Lewis en fit de même.

– Éteins la lampe ! ordonna Sean.

Ce que fit Lewis.

– J’étais en train de me dire que si un de tes vieux ouvrait la porte maintenant, il nous prendrait pour des cinglés.

Lewis ralluma la lampe, sortit sa main de sous la couette et pointa le faisceau lumineux sur la porte du dressing qui n’avait en rien changé par rapport au reste de la journée. Il éteignit.

Une heure et demie plus tard, Lewis finissait les derniers M & M’s et Sean lisait une mésaventure de Garfield qu’il avait introduite dans le QG en sortant un bras de la couette pour attraper l’illustré sous le lit. Il était vingt et une heures trente.

– Tu comptes… y aller… à la soirée de… Johanna Simons demain soir ? interrogea Lewis entre deux bouchées croustillantes.

– Oui, il y aura presque tout le monde.

– Tous les potes, tu veux dire ?

– Une bonne partie en tout cas, et du monde du lycée.

– Ça va être sympa, conclut Lewis, songeur.

Vers vingt-trois heures Sean réveilla Lewis qui s’était assoupi.

– Quoi ? marmonna-t-il en sortant de sa léthargie.

– Chut, tais-toi un peu. J’ai cru entendre du bruit dans le dressing.

Cette supposition termina de réveiller complètement Lewis, qui se redressa sur ses coudes et s’empara du lance-pierre qu’il avait apporté.

– Attends, on n’en est pas encore là, lui dit Sean. Je vais au poste d’observation, ajouta-t-il comme s’il s’agissait d’une plate-forme haut perchée dans un arbre à quelques mètres de là.

Il se glissa en avant sur vingt centimètres. Il souleva un morceau de couette et inspecta en direction du dressing.

– Passe la lampe, on voit pas grand-chose, dit-il.

Lewis n’eut qu’à tendre le bras pour la lui donner. Sean alluma et observa l’extérieur. Rien n’avait bougé, la porte était identique.

– Alors qu’est-ce qu’il y a ? demanda anxieusement Lewis.

– Rien, mais on ne sait jamais. Si ça se trouve le truc dans le placard est sorti et a refermé derrière lui.

– Tu crois vraiment qu’un monstre penserait à faire ça ?

– Écoute, dans les films en tout cas, les gens meurent parce qu’ils ne sont pas assez prudents, eh bien moi, je ne veux courir aucun risque.

Lewis approuva cette idée et frissonna en repensant à toutes les atroces façons de mourir qu’il avait vues ces derniers temps dans des films. Il secoua la tête, il fallait penser à autre chose.

Tout d’un coup, Lewis lui tapota l’épaule et demanda :

– Je me demandais, le Khann, tu l’as mis où ?

– Là où j’avais dit que je le mettrais : dans le coffre de mon père. Il ne s’en sert jamais alors j’ai profité de l’occasion pour le rentabiliser.

– Oui mais il est ce coffre ?

– Dans son bureau de l’autre côté du…

Sean s’interrompit. Il avait l’index pointé en direction du dressing alors qu’il voulait montrer où se trouvait le coffre. Il est juste derrière mon dressing ! Dans le mur. Et il comprit. Il sut alors pourquoi le monstre venait là, chez lui, apparaissant dans le dressing de sa chambre avec ses yeux rouges et sa fureur meurtrière.

 

Non loin de là, dans une haute pièce au deuxième étage d’une énorme maison sinistre, Korn décrochait le téléphone cellulaire qu’il avait dû se contraindre à prendre. Il se tenait devant un vitrail magnifique, tout de bleu, de violet, et de rouge. Sa lourde voix résonna dans les couloirs froids, dans les escaliers de pierre et même jusqu’aux caves voûtées du manoir d’Arrow View.

– Bilivine ? Que voulez-vous ?

À l’autre bout du fil, la jeune femme aux yeux bleus s’alluma une cigarette.

– Il y a du mouvement chez les Guetteurs. Ils sentent le Livre. Ils sont énervés par sa présence qu’ils ne peuvent localiser.

– Comment ça ils ne peuvent pas ? Le Livre n’a pas été utilisé de nouveau ?

– Non, pas encore. L’un d’entre eux semble sentir des vibrations à l’ouest dans la ville mais elles sont diffuses.

– Bien, envoyez-le là-bas. Laissez-le s’exciter un peu dans le monde des mortels, peu importe les dégâts qu’il occasionnera, il nous en apprendra peut-être un peu plus sur la localisation exacte du Livre.

La jeune femme hésita, puis expliqua :

– Maître, je ne pourrai pas tenir la brèche ouverte très longtemps, j’ai déjà essayé hier mais je n’ai pu la maintenir plus de quelques secondes.

– Bilivine, dit-il très calmement, ce qui n’était jamais bon signe. Je veux que le Guetteur ait le temps d’arpenter notre monde pour en savoir plus, s’il croise le chemin de quelqu’un, eh bien tant pis pour cette personne, peut-être que la mort d’un des leurs nous permettra de localiser le groupe d’adolescents… Êtes-vous toujours formelle, il s’agit bien d’adolescents ?

– Catégorique. Lorsque la brèche a été ouverte les Guetteurs ont senti cette énergie propre à l’entre-deux âges.

– Alors, épuisez-vous s’il le faut, tuez-vous au travail mais laissez au Guetteur le temps de trouver ce qu’il cherche ! Suis-je clair ?

– Très. Je vais faire de mon mieux, dit-elle avec amertume.

– Une dernière chose.

Korn expliqua à Bilivine ce qu’il attendait d’elle et lorsqu’il eut fini, il raccrocha sans laisser à la jeune femme le temps d’émettre la moindre objection.

Il se tourna vers la bibliothèque poussiéreuse où se tenait Tebash, son fidèle homme de main.

– Souhaitez-vous vous servir de l’Ora ce soir, maître ?

– Non, Tebash, je suis fatigué. Bilivine se charge de tout.

Il s’assit sur un fauteuil en cuir, devant le large bureau en merisier et ajouta :

– Il est dommage que nous ne soyons pas en ville ce soir, il va y avoir des cris, de longs cris dans la nuit.

 

– C’est pour le livre qu’il vient ! s’écria Sean.

Lewis fronça les sourcils.

– De quoi tu parles ?

– Mais si, c’est logique ! Le livre est dans le coffre qui se trouve juste derrière le dressing. Le monstre doit le sentir dans le mur et il apparaît ici plutôt que dans le bureau, il ne doit pas avoir conscience de la porte du coffre. Pour lui le livre est dans le mur un point c’est tout.

– Alors avec un peu de chance il ne devrait pas s’en prendre à nous ? avança timidement Lewis.

– Je ne voudrais pas te refroidir mais quelque chose me dit qu’il ne faut pas trop y compter. De toute façon si cette chose vient pour s’emparer de notre livre on ne va pas la laisser faire !

Lewis fut presque surpris de s’entendre approuver.

Sean se souvint tout d’un coup d’un film avec Arnold Schwarzenegger où il était traqué par un monstre et qu’il se fabriquait un repaire avec plein de pièges autour pour être alertés dès que la créature s’approcherait.

– On va faire un piège, dit-il.

– Un piège ?

Sean réfléchit au meilleur moyen de dresser un piège dans lequel la créature ne manquerait pas de se prendre les pieds si elle venait à se rapprocher du lit. Il fallait faire vite car elle pouvait surgir d’un moment à l’autre et Sean ne voulait pas tomber nez à nez avec elle pendant qu’il installerait le dispositif.

– Mes figurines ! dit-il comme s’il s’agissait là de la clef d’une énigme ancestrale.

Lewis le regarda ramper hors de la couette en se demandant quelle mouche l’avait piqué. Sean sortit du lit et marcha précautionneusement jusqu’au milieu de la pièce. Le problème était que sa caisse de figurines se trouvait dans la penderie du dressing. Il inspira profondément et s’approcha de la porte coulissante. Il posa la main sur la poignée en laiton et écouta attentivement. Lorsqu’il fut certain qu’il n’y avait pas le moindre bruit derrière, il fit coulisser la porte sur le côté. Il n’y avait pas de trace de monstre dans le dressing, seulement la quantité de cartons, caisses et vêtements sur cintres ou dans les placards et quelques peluches qui ne pouvaient pas finir leur jour au grenier au risque de moisir. Il pénétra dans la petite pièce en longueur, passant du parquet frais de sa chambre au morceau de moquette posé dans le dressing comme un tapis. Il déplaça un carton et s’empara de la caisse de plastique bleu qui contenait ce qu’il cherchait. Il sortit et prit soin de refermer la porte – cela lui laisserait un instant de répit pour qu’il puisse atteindre le lit si la créature apparaissait maintenant. Il poussa la caisse sur le parquet et en sortit toutes les figurines Star Wars et GI’s Joe qu’il trouva. Puis il poussa la caisse presque vide dans un coin, et entreprit de disposer les petits bonshommes debout, un peu partout dans la pièce.

Lewis qui le regardait faire depuis le poste d’observation du lit, juste un doigt dépassant à l’air libre, lança dans un souffle :

– Qu’est-ce que tu fous, bordel ? C’est pas le moment de faire le con avec ça !

Sean ne répondit pas et poursuivit sa disposition. On aurait dit un étalagiste préparant avec méthode les vitrines de Noël d’un grand magasin. Il s’arrêtait parfois pour contempler l’ensemble et enjambait des figurines pour venir en placer une nouvelle, là où il y avait des trous.

– Mais reste pas là, Ducon, l’invectiva Lewis, tu veux vraiment te faire tuer !

Sean avait disposé plus d’une trentaine de bonshommes en plastique et il ne lui en restait qu’une dizaine.

– Comme ça, s’il sort de la penderie on l’entendra s’approcher, il ne pourra manquer de renverser quelques figurines, expliqua Sean.

Mais Lewis ne l’écoutait pas. Derrière Sean, la porte du dressing commençait à coulisser lentement, dévoilant le noir absolu qui y régnait.

Lewis voulut prévenir son ami mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Sean restait immobile sans s’apercevoir de quoi que ce soit, le dos tourné à la porte qui s’ouvrait. Lewis était pétrifié par ce qu’il voyait pour la première fois : deux yeux rouges brillant dans le noir à presque deux mètres de haut. La porte était pratiquement ouverte au maximum, et Sean ne remarquait rien de ce qui se tramait à un mètre derrière lui.

Jusqu’à ce qu’une figurine tombe.

Elle ne vacilla pas, elle s’effondra d’un coup. Sean fit volte-face et voyant la porte grande ouverte il écarquilla les yeux. Un grondement caverneux s’éleva du dressing, et Sean qui avait déjà été confronté à deux reprises à ce type de créature ne demanda pas son reste : il fit trois enjambées entre les figurines et sauta sur le lit.

C’est en pénétrant sous la couette qu’il réalisa à quel point c’était un abri dérisoire. Autant se cacher sous une feuille de papier. Il se colla à Lewis qui regardait du bout du lit l’apparition sortir du dressing. Il le rejoignit dans ce qu’ils avaient appelé leur poste d’observation où ils se trouvaient en sécurité quelques minutes plus tôt. À présent ça n’était plus que le bout du lit, où l’on se sentait extrêmement vulnérable.

Les yeux rouges sortirent du dressing. Curieusement il n’y avait pas de corps en dessous, c’était comme s’il n’y avait que deux lueurs ardentes flottant dans les airs. Mais un signal d’alarme retentit dans la tête de Sean, il ne fallait pas se laisser berner, cette chose n’était peut-être pas visible, mais ses dégâts le seraient sûrement !

Des figurines commencèrent à tomber sur le sol, s’effondrant tout d’un coup comme sous la pression du Doigt Divin.

– Elle vient vers nous ! déclara Sean.

Les figurines s’écroulaient en direction du lit. En voyant les personnages renversés sur le parquet, Sean eut le sentiment qu’il regardait dans le sillage de la Mort.

Il prit Lewis par le poignet et voulut l’entraîner hors du lit, mais l’adolescent resta immobile, paralysé.

– Viens, Lewis, faut pas rester là, il vient vers nous ! s’écria Sean.

Mais Lewis n’entendait rien. Il ne pouvait détacher ses yeux de cette forme mystérieuse. Elle était si effrayante qu’il ne pouvait que se perdre dans sa contemplation pour ne pas hurler.

Sean regarda tout autour de lui et trouva la gourde de scout de son frère, il la déboucha et jeta une partie de son contenu au visage de Lewis. Celui-ci se sentit couvert de Coke diet ; il cligna des paupières. Il réalisa la gravité de la situation et entreprit de se lever. Sean l’attrapa par le bras et ils se ruèrent hors du lit, tombant lourdement sur le parquet, au pied du bureau.

 

Au rez-de-chaussée, assis dans leur canapé confortable, Phil et Amanda regardaient un film sur le nouveau système qu’ils venaient de s’offrir. Un ensemble télé-rétroprojecteur et un amplificateur Dolby-prologic avec cinq enceintes. Lorsque les deux garçons tombèrent sur le parquet juste au-dessus, Phil et Amanda prirent ce nouveau bruit comme l’un des nombreux effets arrière de l’installation sonore. C’était un bon film d’aventure, rythmé par de très grosses explosions qui emplissaient tout le living de ses basses, et ils étaient aux anges de se retrouver au milieu de tout ce cinéma. En plus, une scène d’action particulièrement impressionnante commençait.

Ils s’enfoncèrent dans le canapé et apprécièrent le spectacle…

 

Sean releva péniblement la tête, il s’était fait mal aux cervicales, et vit le matelas de son lit se soulever et retomber dans un déchirement de draps. Il y eut un nouveau grondement. Les yeux incandescents se tournèrent vers le bureau et descendirent vers les adolescents. La créature émit un léger grognement que Sean interpréta aussitôt comme une satisfaction monstrueuse.

– Je crois qu’il faut qu’on se casse. Tu peux atteindre la porte en courant ? demanda-t-il à Lewis.

– Je sais pas, il y a bien quatre mètres et cette bestiole me paraît nettement plus rapide que moi.

Les yeux de la créature diminuèrent tout d’un coup en intensité, puis revinrent à leur stade initial, ce fut comme une baisse de puissance.

– Il fait comme hier, je crois qu’il ne pourra pas rester là longtemps ! murmura Sean.

Il vit alors les figurines s’effondrer dans leur direction.

– Fonce vers la porte ! ordonna-t-il.

Lewis se tourna et commença à s’enfuir à quatre pattes. Sean lui poussa les fesses et gronda :

– Bouge ! Debout vite !

Mais Lewis était incapable de se lever, il sentait que ses jambes ne tiendraient jamais le poids de son corps, c’était comme si la peur les avait remplies de paille. Cette idée se développa dans son esprit et il se dit qu’il allait mourir parce que ses jambes étaient fourrées de paille, comme l’épouvantail du Magicien d’Oz. Il allait mourir découpé et dévoré par la méchante sorcière de l’ouest, sans avoir atteint le Palais d’émeraude.

Sean comprit qu’ils ne pourraient jamais franchir la porte avant la créature, et il s’arrêta. Il se tourna et dit en regardant les yeux brillants.

– Hé ! Gros naze, c’est le Khann que tu veux ? Ça tombe bien, c’est moi qui l’ai ! Alors viens me chercher !

Sean perçut comme une infime variation dans les yeux rouges, ils devinrent encore plus rayonnants pendant un instant. Les yeux le regardèrent et s’approchèrent en grondant. Lorsqu’ils furent tout près, Sean crut distinguer dans la pénombre ce qu’il prit pour de l’air chaud. Du moins cela en avait l’apparence, cela ressemblait à ce qu’il avait vu en prenant l’avion lorsqu’il était parti voir son frère à New York en janvier. C’était cette espèce de variation de l’air derrière le réacteur qu’il avait aperçue par le hublot avant de décoller. Le monstre était constitué de cet air tourbillonnant.

Il sentit sa présence à côté de lui, cette électricité oppressante, et bondit droit devant en espérant que la créature était immatérielle ou qu’elle avait au moins des jambes entre lesquelles il passerait. Il n’y eut aucun choc comme il s’y attendait mais il frôla quelque chose, une source de chaleur. En fait il passa entre deux sources de chaleur, en plein dans un halo d’électricité qui lui piqua les yeux et lui fit se lever les cheveux et les quelques poils de son corps pubère. Il atterrit à côté de son lit. Retour à la case départ, pensa-t-il.

Lewis se recroquevilla, se boucha les oreilles et sans savoir pourquoi il commença à chanter ce que Judy Garland avait interprété plus d’un demi-siècle plus tôt.

– Somewhere over the rainbow, way up high…

Sean entendit la voix de son ami s’élever et son souffle s’accéléra. Merde, voilà que Lewis pète un plomb ! Il n’avait pas besoin de ça. Vraiment pas besoin. Les yeux rouges s’étaient tournés et le fixaient de nouveau. Sean se tourna, grimpa sur le lit et s’empara de la couette. Il calcula son coup et balança le couette par-dessus le lit dans les airs. Lorsqu’elle retomba sur la créature, Sean eut un frisson d’horreur.

Le corps qui apparut grâce au poids des draps, faisait presque deux mètres de haut, tout maigre avec une petite tête à la mâchoire proéminente, et avec de très longs bras. À la réflexion les bras n’étaient peut-être pas si longs, mais tout simplement terminés par d’immenses griffes pareilles à des serres coupantes. Sean loua le ciel qu’il n’ait entrevu que la silhouette du monstre et aucun détail car il le pressentait, son visage, s’il en avait un, devait être horrible.

La couette s’ouvrit en deux, comme si une lame de rasoir géante la fendait en son milieu. Sean frémit. Sur sa droite la voix de Lewis continuait de s’envoler sur les notes de la mélodie imaginaire.

– … and the dreams that you dare to dream really do come true…

Le grognement qui parvint du monstre n’était plus seulement bestial, cette fois il était las et voulait en finir. Sean regarda tout autour de lui, cherchant parmi leur paquetage sous l’armature de leur ancien abri quelque chose qui pourrait lui servir. Il prit des talkies-walkies et les lança sur le monstre. Ils stoppèrent leur course dans l’air tout d’un coup et tombèrent droit sur le parquet.

En bas, Phil et Amanda rirent de bon cœur quand le méchant du film se prit un coup de porte dans le nez, coup de porte qui résonna étrangement sur leur plafond.

Sean se mit à prendre et à lancer tout ce qu’il trouvait, jumelles, gourde presque vide, et saisit le lance-pierre. Il chargea une bille en fer puis tira l’élastique et lâcha. La bille traversa la chambre et stoppa sa course dans l’air en atteignant l’air vibrant de la créature ; et comme tout le reste, elle tomba sur le sol et roula.

La créature était à présent à moins de deux mètres. Sean sentait la fin arriver. Il prit le sac de billes et le lança rageusement au visage de l’immondice qui ne cilla pas. Le jeune garçon comprit alors qu’il ne pouvait plus rien faire, il se colla au mur et attendit la morsure froide et douloureuse – car ça va être douloureux, ça tu peux en être sûr mon garçon ! dit une voix dans sa tête. La créature aux yeux rouges arriva devant le rebord du lit. Sean perçut un mouvement dans l’air, le bras du monstre qui se lève, devina-t-il, et il ferma les yeux.

Il entendit une succession de petits chocs. Comme si l’on frappait sans arrêt dans un punching-ball rempli d’eau. Il reconnut immédiatement ce bruit et ouvrit les yeux. Dans l’obscurité de la chambre il eut du mal à voir que Lewis se tenait debout dans l’encadrement de la porte du dressing, mais il savait déjà ce qu’il tenait dans les mains. C’était son pistolet de paint-ball et le bruit provenait de la cartouche à air comprimé qui se vidait pour expédier les billes de peinture droit sur le monstre.

Elles s’écrasèrent les unes après les autres sur la créature faite d’air, recouvrant ses formes d’une pellicule de peinture multicolore. Le monstre grogna. Sean vit clairement que la lumière dans ses yeux baissait en intensité et fit signe à Lewis de continuer. L’atmosphère changea tout d’un coup autour de lui, comme si on fouettait l’air avec une épée, et Sean se laissa tomber sur le matelas sans réfléchir. Il perçut juste au-dessus de lui qu’une forme longiligne tranchait l’air. Les griffes de cette saloperie ! Il remercia son intuition qui lui avait coupé les jambes.

Lewis continuait à tirer comme un forcené, propulsant les billes de peinture sur l’ignominie.

Il y eut un nouveau grondement alors que le « torse » du monstre commençait à se dessiner au grand dégoût de Sean, et d’un coup, les yeux disparurent. La peinture s’écrasa instantanément sur le sol en une bouillie informe. Dans un ultime grognement, la créature disparut entièrement, et Sean sursauta. Il lui avait semblé qu’au plus profond du râle de la chose, il avait entendu le cri de rage et d’épuisement d’une… d’une femme.

Lewis tomba à genoux. Il sifflait en respirant comme s’il avait de l’asthme alors qu’il n’avait jamais été sujet à ce mal.

– Ça va, Lewis ? demanda lentement Sean en train de se remettre de ses émotions.

L’autre se contenta de lever le pouce en signe d’acquiescement.

De l’autre côté de la porte la voix de Phil retentit :

– Nous allons nous coucher, vous feriez bien d’en faire autant. Et Lewis, quand tu joues au sorcier tâche de ne pas hurler, pas quand il est onze heures passées !

Sean contempla son matelas transpercé, sa couette fendue en deux et la peinture sur le sol au milieu des jouets éparpillés et lâcha :

– Je sais pas comment je vais expliquer ça à mes parents !