7
 

Les premières voitures arrivèrent aux alentours de vingt heures. Les parents s’arrêtaient face au petit jardin qui s’avançait devant la maison des Simons, et y restaient jusqu’à ce que leur progéniture ait bien franchi la porte d’entrée. Il y eut ainsi un ballet de phares blancs et rouges dans la 5e Rue pendant presque une heure. La soirée était sous haute surveillance compte tenu des circonstances, et bien des parents s’y opposèrent, néanmoins le besoin de gaieté l’avait emporté.

Sean arriva vers vingt et une heure heures, il avait insisté pour s’y rendre à pied, mais sa mère ne céda pas. La présence des journalistes dans les rues rappelait à tous combien le cauchemar du tueur était bien réel. Ils passèrent prendre Zach, Meredith ainsi que Lewis et tout ce petit monde ne fut pas lâché avant d’avoir atteint la boîte aux lettres de la famille Simons. Mrs Simons et sa fille avaient passé l’après-midi entier à tout préparer. Des lampions de feutres de toutes les couleurs étaient suspendus entre les arbres et le toit de la petite maison. Une grosse citrouille vidée avec une bougie à l’intérieur souriait sinistrement en équilibre, pendant à son fil à côté de la porte d’entrée. Ça avait été une idée de Johanna qui voulait rappeler à tous que Halloween approchait ! C’était pour réconforter ses amis, mais l’effet fut plutôt inverse ; bon nombre frissonnèrent en passant à côté de Jack la Lanterne et ils furent plusieurs à imaginer que le tueur qui rôdait par ici pourrait bien avoir une tête de citrouille.

Sur le carton d’invitation était écrit qu’il fallait se couvrir car la fête avait lieu tout autant dans le jardin qu’à l’intérieur. Mais étrangement il ne faisait pas très frais ce soir de la mi-octobre, et une simple veste par-dessus un sweat-shirt suffisait amplement.

Quand ils arrivèrent, Sean et ses amis furent surpris du panaché de couleurs qui décorait aussi bien les murs et le jardin de derrière que les tables où les bonbons et sodas attendaient d’être consommés.

Tom, qui venait tout juste d’arriver (c’était le seul de toute la soirée à être venu à pied et de surcroît à être passé par le vieux pont en bois !), lança :

– On peut dire qu’ils font les choses en grand dans la famille !

Il avait les yeux braqués sur Johanna Simons et son mètre quatre-vingts pour seize ans.

Sean lui donna un coup de coude amical dans les côtes.

– Je sais pas pour vous, mais moi je ne compte pas laisser toute cette nourriture sans l’honorer, ça ne se fait pas, assura Lewis.

Et il partit en direction du banquet.

Sean se tourna pour voir ce que faisaient Meredith et Zach. La première attendait à l’entrée du salon, se dandinant d’une jambe sur l’autre avec l’air de quelqu’un qui s’ennuie, alors que le second scrutait minutieusement les invités à la recherche, Sean en était sûr, d’Eveana.

– Elle est pas encore arrivée, dit-il.

Zach fit celui qui ne comprenait pas de quoi on parlait, et alla se chercher un verre de soda.

Sean se servit un jus d’orange et en prit un second qu’il apporta à Meredith.

– Merci. Tu connais tout le monde ici ? demanda-t-elle.

– Une bonne partie. Les autres sont pour la plupart des élèves du lycée Whitman, mais je ne les fréquente pas.

– Et c’est parti pour la musique ! clama quelqu’un derrière eux.

Le cri de James Brown déchira l’air à côté de Lewis qui s’était adossé à l’une des deux grosses enceintes du salon, et le garçon sursauta si fort qu’il crut que son cœur s’était arrêté. Tom manqua de glisser par terre tellement il riait.

– C’est… c’est la première fois que je viens à une soirée comme ça, dit Meredith.

– C’est vrai ? Il faut fêter ça ! déclara Sean. Et si on portait un toast ?

Meredith eut tout d’un coup la nausée, elle crut qu’elle allait s’effondrer dans le sofa. Le mot toast avait ranimé des souvenirs et des cauchemars récents dans sa mémoire, et elle crut presque pouvoir sentir l’odeur de pain qui brûle.

– Ça va ? s’inquiéta Sean. J’ai dit quelque chose qu’il fallait pas ?

Meredith lui fit signe que tout allait bien, et respira un grand coup.

– Ça te dérange pas si on va prendre l’air un instant ? dit-elle.

Sean poussa la porte vitrée conduisant au jardin de derrière, et ils marchèrent vers le fond pour être plus tranquilles.

Le jardin de derrière avait été décoré tout comme le devant de la maison, lampions de couleurs avec bougies à l’intérieur, et quelques têtes de citrouilles. Une quarantaine d’adolescents discutaient en groupes.

Sean et Meredith marchèrent vers le fond de la pelouse, passant entre deux petits arbres et s’assirent sur un monticule de bûches de bois.

– Ça va aller ? demanda Sean.

– Oui, c’est bon. J’ai juste eu un petit vertige, mais c’est passé.

– J’espère que t’as rien de grave.

Meredith resta songeuse. Non, eut-elle envie de répondre, rien que des cauchemars qui me traînent dans l’esprit et me bouffent la vie. Mais le courage lui manquait pour en parler et, cruellement, les mots ne sortaient jamais tout seuls dans ces moments-là.

Sean observa les adolescents qui s’amusaient plus loin. Il ne put s’empêcher de faire l’analogie entre les groupes de garçons et de filles et des grappes de raisin. Ils parlaient entre grappes, s’échangeant par moments des grains entre groupes. Il y avait du raisin blanc, du plus foncé – à la limite du noir – et même du jaune. Toutes ces grappes faisaient partie d’un vaste champ, la plupart ne se croiseraient jamais, mais tous finiraient de la même façon. Il était amusant de se dire qu’en fonction de là où il avait poussé, un raisin aurait une saveur différente, amer, piquant, doux, il y en avait pour tous les goûts. Finalement les hommes sont du raisin, se dit Sean, cultivé dans d’immenses champs à pousser que l’on appelle pays, région, ville ou maison ; on vient tous de la même terre et on pousse tous de manière plus ou moins similaire, mais on n’a pas les mêmes goûts.

– Ça ne te fait pas un peu peur ce qui nous arrive ? demanda Meredith.

– Tu veux dire les trucs en rapport avec le Khann, les monstres et tout ça ?

Meredith acquiesça.

– Si. Ça me fout même une sacrée trouille, c’est comme si on avait ouvert une porte qui était fermée depuis très longtemps…

– Et qui contiendrait des secrets oubliés que l’homme ne devrait pas ressortir, le coupa Meredith.

– Oui c’est ça ! s’exclama Sean. Toi aussi tu as cette impression ?

– Je pensais que c’était un sentiment que mon esprit inventait, comme une mise en garde que je me serais faite à moi-même.

– Il semblerait que non. Écoute, je ne sais pas si on en est tous bien conscients dans le groupe, je veux dire que j’en ai discuté avec Lewis et Zach et ils sentent vaguement quelque chose mais cela reste très flou, et ils ne…

– Ils quoi ? demanda lentement Meredith.

– Ils ne font pas de cauchemars.

– Tu veux dire que toi, tu fais des cauchemars ? questionna la jeune fille comme s’il s’agissait là d’une bonne nouvelle.

– Depuis que nous avons fait cette séance de spiritisme.

Elle retira ses lunettes et commença à les essuyer machinalement avec son sweat-shirt.

– Moi… moi aussi, dit-elle en déglutissant bruyamment. Des cauchemars atroces. Ça me rassure, je me sens moins seule, et surtout moins folle.

Sean se leva et commença à faire les cent pas en tournant en rond.

– Il semblerait que certains d’entre nous soient plus sensibles que d’autres, toi et moi par exemple alors que Lewis et Zach n’y sont pas trop réceptifs. Il faudrait voir avec Eveana ce qu’il en est à son sujet.

– Et Gregor ?

– Je ne pense pas qu’il soit mêlé à ce qui nous est arrivé, répondit Sean, c’est pour ça que je voulais qu’il se tienne à distance. C’est comme si c’était contagieux, s’il traîne trop avec nous, ce fluide qui attire ou lie les phénomènes étranges s’imprégnera de son odeur et ce sera pareil pour lui ensuite.

– Il a fait son choix. Si on allait en parler avec les autres ?

Sean lui tendit la main pour l’aider à se relever, et ils prirent la direction de la maison, en marchant entre les grappes de raisin multicolores.

 

Lorsqu’ils arrivèrent, Eveana et Gregor furent accueillis par Lewis et Tom qui se racontaient leurs souvenirs de partie de paint-ball. La présence de Gregor qui n’était pas invité passa sans aucun problème. Certes, quelques adolescents se demandèrent qui était ce jeune Noir à lunettes qu’ils n’avaient jamais vu auparavant, mais les suspicions s’arrêtèrent là.

Meredith, suivie de Sean, entra dans le salon et s’approcha de Lewis, Tom et Gregor qui discutaient ensemble.

– Hé Sean ! dit Lewis. Tu sais quoi ? Gregor s’y connaît tellement en informatique qu’il est capable de concevoir des logiciels ! Tu te rends compte ?

– Des logiciels simples, compléta modestement Gregor.

– Super, répondit Sean assez froidement. Faut qu’on se parle tous. Où sont Zach et Eveana ?

– Ils sont sortis il y a deux minutes. Je crois qu’on les reverra pas de la nuit, gloussa Tom en emboîtant ses doigts les uns dans les autres et en répétant le geste.

– Tu crois ? s’inquiéta Gregor. Parce que j’ai dit à mes parents que je ne rentrais pas de la nuit, je devais dormir chez Zach.

– Et Eveana était censée dormir chez moi, dit Meredith.

– Là tu rêves ! plaisanta Tom, je crois qu’elle a trouvé plus attrayant que toi et ton moteur de motocyclette !

Sean soupira bruyamment.

– Bon, si jamais ils ne réapparaissent pas dans une heure, on change les dispositions pour dormir.

– Écoutez, on n’a qu’à tous dormir chez moi, j’ai des duvets et vous irez sur la moquette, au moins on sera tous ensemble, proposa Meredith.

– Moi, si j’étais vous les mecs, j’irais pas dormir chez cette sorcière !

– Ta gueule, Tom ! lui répondit-elle alors qu’il se tordait de rire.

– Ça me paraît plus pratique. J’appellerai mes parents pour qu’ils viennent nous chercher tout à l’heure et je les préviendrai, dit Sean.

Tom s’appuya sur les épaules de Sean et Lewis pour déclarer :

– C’est pas que je vous aime pas, mais je dois me sauver, j’ai un entretien avec le bureau de l’Oncle Sam demain matin, et je voudrais pas avoir les yeux dans le cul à mon réveil, alors ciao !

Se tournant vers Gregor et Lewis il ajouta :

– Vous, venez pas vous plaindre de vous être fait couper le kiki par Meredith la sorcière, je vous aurai prévenus !

Et il tapa dans leur dos avant de disparaître.

 

Zach entraîna Eveana de l’autre côté de la rue, vers un monticule couvert d’herbe. Une fois en haut, ils contemplèrent la forme sombre des deux collines jumelles qui gardaient l’entrée d’Edgecombe. De l’autre côté de la petite butte sur laquelle ils se trouvaient, commençait une forêt qui s’étendait vers l’ouest et vers le sud.

Zach montra la colline jumelle qu’ils avaient en face d’eux. La lune semblait posée sur l’escarpement rocheux du sommet.

– Il paraît qu’au sommet de celle-ci il y a une grotte d’où jaillit la source de la Sharpy.

– On devrait l’entendre tomber, non ?

– Non, la colline est trop loin et trop haute. Et puis elle est couverte de végétation. Le feuillage des arbres étouffe le bruit.

Zach sortit de sous son tee-shirt une serviette de bain et l’étala sur l’herbe.

– Assieds-toi, je t’en prie.

– Mais d’où sors-tu ça ?

– Je l’ai empruntée dans le cellier des Simons.

Eveana esquissa un léger sourire et s’assit. Zach se tourna et extraya quelque chose de sous sa veste en cuir.

– Le jus d’orange ne convient pas à tant de douceur, il faut quelque chose de plus délicat pour toi. Comme du champagne par exemple.

Il exhiba fièrement une bouteille de champagne français, Pommery.

– Mais où as-tu pris ça ?

– Dans le cellier aussi.

– Non, Zach, on ne peut pas leur boire leur bouteille, si ça se trouve c’est celle qu’ils réservaient pour ce soir !

– T’en fais pas, il y en avait plein d’autres, et puis j’irai la remplacer dès demain, je te le jure.

Il lui fit un clin d’œil.

– Je t’assure que je la remplacerai dès demain matin.

Eveana resta sceptique puis céda.

– D’accord, ouvre-la.

Zach fit sauter le bouchon de liège.

– L’ennui c’est que je n’ai pas trouvé de coupe de champagne !

La mousse surgit et il tendit la bouteille à la jeune fille.

– À vous l’honneur, mademoiselle, dit-il en français.

– Tu parles français ? s’étonna-t-elle.

– Non, c’est mon oncle qui m’a appris ça.

Il se garda bien de lui raconter le contexte, car Denzel Hillingford le lui avait appris autour d’un poker en disant que pour séduire les femmes il n’y avait rien de mieux qu’un peu de français.

Elle prit la bouteille et y but directement au goulot. Eveana la manipula trop brusquement après avoir bu si bien qu’un jet de mousse lui aspergea le bas du visage. Zach lui prit la bouteille des mains et ils éclatèrent de rire ensemble.

Lorsque l’hilarité se fut calmée Zach dit doucement :

– C’est dommage que nous ne soyons pas un peu plus haut, on aurait pu voir la mer, et le phare d’Edgecombe s’y refléter.

Ils s’étaient allongés et contemplaient les étoiles qui apparaissaient par intermittence entre les nuages. La bouteille de champagne se promenait de l’un à l’autre. Ils échangèrent quelques mots sur leur joie de vivre des moments si originaux et Zach se redressa à côté d’elle, sa tête en appui sur sa main.

Eveana regarda Zach poser la bouteille de champagne à côté de la serviette sur laquelle ils étaient allongés et se sentit légère. Il lui avait apporté, avec un peu de simplicité et une dose d’espièglerie, une part de rêve. Et c’est ce qu’elle aimait. Avec Zach elle savait que, quoi qu’elle ait à lui reprocher il la ferait rêver, c’était son monde à lui.

Sans réfléchir plus longuement elle se pencha vers lui et chuchota :

– Zach, embrasse-moi.

 

Tom filait à toute vitesse sur le trottoir. Il alternait les zones d’ombre et de lumière en fonction des lampadaires. En sortant de chez Johanna Simons, Mrs Simons l’avait intercepté et lui avait demandé s’il était bien sûr que ses parents venaient le chercher. Il avait pris son air de petit garçon bien élevé et avait assuré qu’ils l’attendaient deux maisons plus loin s’étant certainement trompés de numéro. Il ne se voyait pas lui expliquer qu’il avait un père de nature trop confiante et une mère qui disait amen à tous les désirs paternels. Thomas Willinger senior avait décrété que son fils ne craignait rien, et qu’il pouvait marcher pendant dix minutes en pleine ville sans risquer quoi que ce soit, et qu’en plus il y avait un temps idéal pour un peu de marche ! C’était le genre d’homme qui n’achetait jamais de ticket pour la loterie nationale, et qui ne changeait jamais d’expression quelle que soit la situation. Il croyait en son fils et ne se faisait pas de soucis pour son avenir, tout comme il avait toujours su qu’il s’en sortirait lui-même.

Une fois dans la rue, Tom, Thomas Junior de son vrai nom, avait hésité entre prendre Lawson Street jusqu’à Hollow Way ou Twin Hills Street, ce qui revenait au même. Se souvenant que la vieille maison du grand-père de Sean était dans cette dernière, Tom préféra s’abstenir de passer trop près. Les événements récents l’avaient déstabilisé et il n’était plus sûr de rien à présent. Passer tout près de la demeure où avait reposé le Khann pendant un bout de temps n’était pas la meilleure des choses à faire ! Pas à cette heure de la nuit et seul de surcroît.

Maintenant qu’il descendait Lawson Street il réalisa qu’il avait même une certaine appréhension à être dehors en pleine nuit.

Allons, Marines ! Crois-tu qu’on te laissera accéder à l’élite si tu te mets à avoir peur du noir ? se dit-il pour se motiver.

Une autre voix, plus profonde celle-ci, et surtout plus sournoise lui répondit :

Seulement chez les Marines, ils ne savent pas qu’ils raisonnent faussement ! Ils croient et sont persuadés que les monstres n’existent pas ! Ils ont laissé leurs certitudes et leur perception d’enfant se faire raboter et absorber par la raison commune de la société adulte… Mais ils se trompent et toi tu le sais, n’est-ce pas Tom ? Qu’est-ce que ferait un commando de Marines face à un monstre ? Hein, qu’est-ce qu’ils feraient ?

Tom essaya de chasser la voix de sa tête. Il pensa à demain matin et au bureau de renseignements de l’armée.

Il vit le recruteur derrière son comptoir avec les petits drapeaux tricolores Stars and Stripes de chaque côté du bureau. Un visage austère se poserait au-dessus de lui et crierait :

« Tu sais ce que ferait un commando entier de Marines face à un monstre, Thomas Junior ? Tu le sais ? Eh bien, je vais te le dire. Ils fuiraient en hurlant ! ! ! AH AH AH AH… »

Il entendit le rire de dément résonner dans son esprit et secoua la tête vigoureusement.

– Cesse tes conneries dès maintenant ! dit-il à voix haute.

Il continua à marcher jusqu’à Hollow Way, puis emprunta le minuscule sentier de terre battue jusqu’au pont en bois. Tom pesta à plusieurs reprises de ne pas avoir pris de lampe torche. Que valait de passer par là et de gagner vingt minutes de marche si c’était pour tomber dans les eaux froides du Pocomac ? Il longea lentement le mur du vieux pont, tressaillant à chaque craquement du bois sous ses pieds. Il manqua de hurler en voyant une silhouette furtive se déplacer à ses côtés, dans le noir, jusqu’à ce qu’il l’identifie comme étant un chien errant, et il arriva enfin de l’autre côté, sain et sauf.

Dans la petite clairière, il remarqua l’épave d’une vieille Ford derrière le tronc affaissé. Une forme sombre bougea à l’intérieur.

Tom se figea.

Ça n’était pas un animal, beaucoup trop gros. Et… et ça avait bougé dès son apparition dans la clairière, ça avait bougé comme pour se cacher derrière le tableau de bord ! Tom respirait plus rapidement, il essaya de voir d’où il était ce qui était dans la voiture, mais il était trop loin. Il s’approcha à deux mètres de la Ford, de toute façon le sentier pour rejoindre l’impasse Tucson passait par ici, mais l’obscurité de la nuit l’empêcha de discerner quoi que ce soit.

Une branche se cassa derrière lui. Tom se retourna immédiatement.

Une haute silhouette se tenait dans l’entrée du pont couvert. Vêtue de noir, un grand manteau lui tombait sur les mollets. Elle avait les mains dans les poches et son crâne luisait sous la lune qui perçait au même moment entre les nuages. La silhouette leva la tête et Tom vit que c’était un homme…

terrifiant pensa-t-il.

Une large cicatrice partait de son front jusqu’au bas de sa joue du côté droit. Et ses yeux étaient profondément enfouis sous les arcades sourcilières, comme une protection naturelle supplémentaire. Ses yeux brillaient d’un éclat abominable, la quintessence de cruauté illuminait ce regard froid et immuable.

– Alors jeune homme, on se promène tard dans la nuit ? dit l’homme d’une voix grave.

– Je… je rentrais chez moi… d’ailleurs mes parents vont se poser des questions, alors je vais…

L’intensité dans le regard de cruauté devint si forte que Tom ne put finir sa phrase. Il sut qu’il était en danger, un danger bien réel. Il devait fuir, fuir à tout prix.

Il recula d’un pas et se retourna, et dans la même foulée il se mit à courir en direction du sentier qui le conduirait vers la civilisation.

La porte de la Ford s’ouvrit subitement et Aaron en bondit sur Tom qui passait au même niveau. Ils tombèrent dans les herbes et roulèrent l’un sur l’autre. Tom essaya d’attraper ce qu’il put dans sa chute, et il ne trouva qu’une branche de bois mort. À peine s’immobilisa-t-il sur le sol qu’il fouetta l’air avec, jusqu’à atteindre Aaron sur le dos. Il y eut un gros craquement et Aaron cria. La branche s’était brisée.

– Petit morveux ! s’écria-t-il.

Il sauta sur Tom et lui décocha une droite en plein visage.

Tom sentit sa lèvre inférieure exploser sous le choc et bientôt un liquide chaud lui coula dans la bouche et sur le menton.

– Amène-le-moi, dit l’homme chauve.

Tom se fit soulever par Aaron et traîner sur quelques mètres. Il se tenait sur ses jambes mais son menton était appuyé sur son torse. Sa lèvre le lançait affreusement.

– Es-tu décidé à agir en personne bien éduquée ? Ou faut-il que ton ami t’ouvre aussi l’autre lèvre ?

Tom leva la tête vers la cicatrice, mais il se garda bien de regarder droit dans les yeux de l’homme en noir.

– Dis-moi, j’ai entendu dire que toi et tes compagnons vous faisiez des choses étranges ? N’est-ce pas ?

Tom n’avait plus peur, il sentait la douleur dans son corps, et avait l’impression que son esprit n’était pas dans son enveloppe charnelle, il était dans un état second. Il répondit avec un léger sourire :

– C’est vrai, moi et mes potes on pisse par le cul !

L’homme gronda, et Aaron exerça une forte pression sur son dos, lui enserra le cou d’un bras et commença à l’étrangler.

Tom essaya de se débattre, mais Aaron était nettement plus fort et plus puissant que lui. L’homme fit signe d’arrêter.

– Libre à toi de faire le malin, je ne crois pas que ce soit un choix fort judicieux compte tenu de ta position !

– C’est… c’est la… levrette… ma préférée…

L’homme soupira et Aaron lui assena un violent coup de poing entre les omoplates. Tom gémit sous la douleur et Aaron le reprit par les aisselles pour le soutenir et l’immobiliser.

– Je veux savoir où est le livre que vous utilisez ! dit l’homme en se penchant plus près de son visage.

Cette fois Tom n’eut plus du tout envie de plaisanter, il perçut tout le mal qui se dégageait de cet individu, et pendant un instant, il crut qu’il avait le diable en personne en face de lui. Il chuchota :

– Le Livre est si bien… planqué, que vous ne le trouverez jamais… d’ailleurs, je sais même pas où il est !

Il devina le regard puissant de l’homme sur lui. Il réfléchissait. Puis sa voix grave et autoritaire s’éleva :

– Bien. Je te crois, tu ne sais pas où il est. Tu ne m’es donc d’aucune utilité. Aaron, occupe-t’en.

Une alarme sonna dans l’esprit de Tom, et lorsque Aaron le lâcha pour le cogner, il se jeta sur le côté. Il entendit Aaron crier de douleur alors que son poing devait toucher l’homme en plein torse. Tom ne voulut même pas savoir ce qui s’était passé et il bondit en avant vers le sentier. Il sauta par-dessus le tronc d’arbre, et courut à toutes jambes dans les hautes herbes. Cette fois la peur était revenue, la peur de retourner entre les mains de cet abominable type. Cette pensée le fit frissonner et il accéléra du plus vite qu’il put. Il filait entre les hautes herbes et les arbres massés de part et d’autre du mince sentier. Encore quelques secondes et il atteindrait l’impasse Tucson, puis deux minutes et il serait dans Longway Street, en sécurité chez lui. Tom continuait de sprinter de toutes ses forces.

Il ne vit la masse imposante surgir des fourrés qu’au dernier moment, et ne put que lui atterrir droit dans les bras.

Un homme très grand et très carré le prit par la tête et par les poignets et le ramena dans la clairière. Tom se débattit, en vain. Le géant était d’une force colossale.

Lorsqu’ils arrivèrent à côté de l’homme à la cicatrice – qui n’avait pas l’air d’avoir encaissé le moindre coup de poing – l’armoire à glace en costume trois pièces le lâcha.

– Merci, Tebash, je savais que je pouvais compter sur toi.

Korn prit Tom par le cou et le forçant à le regarder dans les yeux, il lui dit :

– Maintenant, je vais te montrer ce que moi, je sais faire.

 

Eveana se coucha sur le lit de Zach.

Après qu’ils se furent embrassés pendant une heure et que la main du garçon n’eut pas osé la caresser une seule fois – sa réputation de dur n’était peut-être pas aussi fondée qu’on le disait ! – Eveana lui avait demandé de l’emmener chez lui. Dans sa tête les pensées tourbillonnaient. Elle savait qu’elle avait dix-sept ans, et qu’elle ressentait quelque chose pour ce garçon, et s’obligeant à ne pas trop y penser elle avait cédé à ses pulsions plutôt qu’à ses craintes. Elle voulait que ce soit lui. Cette nuit. Ils se connaissaient de vue depuis longtemps mais intimement que depuis quelques semaines, et cela n’avait pas d’importance. Ce serait cette nuit, la première fois, avec Zachary. Il était doux, et à en croire les ragots, assez expérimenté, mais surtout il la faisait craquer. Avec lui elle partait dans un autre univers, celui du rêve et du laisser-aller, un monde de lumière et d’ombre mais peuplé d’étoiles si brillantes et si proches qu’elles lui promettaient beaucoup de merveilles pour les jours à venir.

Zach n’avait pu cacher son étonnement, et lorsqu’il avait essayé de lui faire comprendre que c’était la première nuit qu’ils passaient ensemble et qu’il ne voulait surtout pas la brusquer, elle eut la certitude de vouloir faire l’amour avec lui ce soir, sans plus attendre. Il n’y aurait pas de longues conversations pour préparer leur Première Fois, pas de longues attentes et d’hésitation noyée d’appréhension, pas de délibérations interminables avec elle-même pour savoir s’il devait être le bon ou si elle devait attendre d’être encore plus vieille. Ce serait cette nuit, et après… après on verrait.

Elle était étendue sur les draps, à moitié nue, frissonnant malgré la chaleur qui régnait dans la pièce, perdue dans la tentation et la peur de lui dire : viens en moi. L’excitation et l’appréhension se partageaient son esprit.

Zach se posa délicatement sur sa peau.

 

Tom vit Korn se reculer et agiter les doigts frénétiquement. Il ouvrit la bouche et lança des incantations en une langue étrangère. De sa gorge sortait un son grave, on aurait dit plusieurs personnes parlant en même temps sur un ton de contrebasse.

Et Tom se sentit soulevé.

Pas par Tebash, ni par Aaron – celui-ci gisait sur le sol en se tenant une main ensanglantée et regardait la scène bouche bée.

Il se soulevait par le biais d’une force extérieure. Il s’envolait.

Korn fit un geste brusque avec une main et Tom hurla.

Les os de son bras droit venaient de se briser, tous, de l’auriculaire à la clavicule.

 

Zach s’immisça en elle. C’était un mélange de douleur et de curiosité. Elle avait quelque chose en elle. Il s’enfonça encore un peu et elle serra les dents. Elle était toujours aussi déterminée. Et puis la douleur n’était pas très forte, elle avait fait sept ans d’équitation et Martha Leister lui avait dit que son hymen s’était déjà déchiré ; c’était fort probable. Avec un peu de chance elle ne saignerait donc pas. Elle préférait éviter la honte que lui procurerait la vision de quelques gouttes de sang sur les draps blancs, elle se sentirait gênée. Zach lui caressa le visage et l’embrassa, ils firent l’amour en se regardant, et Eveana se mit à sourire.

Lorsque Zach s’arrêta et se mit sur le côté en l’embrassant, elle comprit qu’une transformation subtile s’était produite en elle, elle avait changé. Elle sut que s’il y avait du sang sur les draps, elle n’en serait pas gênée, elle sut également que le regard du jeune homme sur les courbes de son corps ne la complexerait plus. Elle se sentait légère, et heureuse. L’acte en lui-même n’avait rien eu d’extraordinaire, ça avait été plutôt une curiosité, pas de vraie douleur, ni un plaisir intense, seulement cette sensation de bien-être dans son esprit. Mais c’était un tout. Elle avait franchi une grande étape de sa vie de femme, et l’homme dont le souffle chaud lui baignait le cou était celui qu’elle désirait.

– Ça va ? demanda Zach un peu inquiet, tu as l’air pensive.

Elle tourna la tête, sourit et fit signe que oui, elle allait bien, et lui baisa le front. Il enfouit sa tête contre son épaule.

Eveana remarqua comme les rôles s’étaient inversés. Il l’avait cajolée et rassurée tout à l’heure, à présent c’était dans ses bras à elle et ses baisers à elle qui apaisaient le garçon. Elle soupira de satisfaction et s’endormit paisiblement.

 

Les hurlements de Tom, mêlés à ses gémissements, se transformèrent rapidement en mugissements d’agonie. Ses cris ressemblaient plus aux râles d’un phoque qui se fait dépecer vivant. Les larmes lui coulaient sur les joues et il pria pour que tout s’arrête.

Korn le leva encore plus en agitant ses doigts et le fit tourner. Tom était face au toit du pont. Il fut projeté en avant, et il discerna au dernier moment sur quoi Korn l’envoyait : deux longues barres d’acier transversales qui dépassaient de l’armature, comme deux cornes.

Lorsqu’il les vit se rapprocher de son torse, il essaya de les attraper pour accélérer la chose, mais le choc fut instantané et Tom n’eut que le temps d’agiter les jambes convulsivement avant d’inspirer une dernière fois.